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« Prometheus Delivered » ?
à propos d’une installation de Thomas Feuerstein
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La Connaissance est une dynamique qui devrait conduire l’Homme à se hisser au niveau des dieux et les dieux, bien sûr, ils veulent à tout prix éviter ça… enfin tous sauf un, Prométhée !
Zeus, le nouveau dieu suprême n’aime pas les hommes. « … il ne fit aucun compte des malheureux mortels », fait déplorer Eschyle à Prométhée alors que celui-ci est déjà cloué sur son rocher, « il voulait en faire disparaître la race tout entière pour en faire naître une nouvelle » [1].
Prométhée bien qu’immortel est doté d’un cœur tout empli d’une extrême compassion, et de fait le chœur des filles d’Océan, ses cousines et belles-sœurs, le dit et le répète, Prométhée est devenu « l’ennemi de Zeus, parce qu’il a trop aimé les hommes » ... L’angoisse de mort ressentie par les Hommes, les mortels, le peine et le pousse à agir. (Et Prométhée d’ajouter :) « J’ai mis fin aux terreurs que la vue de la mort cause aux mortels… J’ai logé en eux d’aveugles espérances… J’ai fait plus encore je leur ai donné le feu… ils apprendront de lui beaucoup d’arts... ».
Le feu est le suprême privilège des dieux... Le feu, c’est la pomme du jardin d’Éden, la source de la Connaissance, celle d’absolument tous les savoirs, de tous les arts pour un Grec de ce temps-là, c’est-à-dire de celui d’Eschyle, et de bien avant lui, du temps d’Hésiode, l’aède auquel les muses gracieuses de l’Hélicon ont appris le chant merveilleux et qui le premier contera cette histoire et plus encore si on veut le fouiller soigneusement. Généalogie d’immortels et chronologie d’évènements bizarres, voilà son obsession à Hésiode, un obsédé du temps au cœur même de l’intemporalité puisqu’il parle essentiellement des immortels [2]. (On y reviendra sans doute). Et Prométhée fait cette sublime déclaration : « À parler franc, je hais tous les dieux, qui, obligés par moi, m’en payent par un traitement inique ». (Il avait aidé à l’avènement de la nouvelle génération de dieux et ne s’était pas rallié au soulèvement des Titans, bien que Titan lui-même. On y reviendra sans doute).
Ce que je retire, moi, de la cosmogonie grecque — des générations de divinités, pour une partie davantage principes que divinités — et de la mythologie qui s’ensuivit, celle d’Hésiode relayée ou non par le théâtre canonique de la Grèce, c’est que l’harmonie, ici l’union resserrée de la Terre et du Ciel (l’abominable histoire de Gaia, d’Ouranos et de Kronos), ne peut jamais s’établir durablement car la tyrannie et le crime se tiennent toujours à l’affut. Ce sont, elle et lui, les vecteurs du désordre. On en restera là pour l’enseignement d’Hésiode… enfin pour le moment.
Ou peut-être pas, enfin pas directement car il y a ce bizarre prolongement de l’histoire de Prométhée, celui enchaîné sur son rocher caucasien et dont le foie demeure en permanence déchiré par le « chien ailé » de Zeus, une effrayante dystopie crachée à notre face dans une ruine industrielle extravagante comme le Capital ne cesse d’en fabriquer, déplacement de pions sur l’échiquier global, travailleurs contre travailleurs, abject gâchis de savoir-faire, d’énergies et de vies.
Sur une palette de chantier est installée une grande statue de marbre baroqueusement tourmentée et comme oxydée, une réplique du chef-d’œuvre d’un sculpteur presque oublié du dix-huitième siècle, Nicolas Sébastien Adam, Prométhée hurlant et se tortillant de douleur sous les coups de bec et de griffes de l’aigle divinement mis en rage, furieux battements d’ailes, un liquide marron-jaune et gluant rongeant son corps d’éphèbe tel un sang empoisonné dégoulinant de ses blessures multiples, avec fracas des lourdes chaînes enserrant les poignets et les chevilles, volutes de flammes s’échappant d’une torchère renversée, quasi envol de l’ample voile qui couvrait partiellement sa nudité. Déferlement de bruit silencieux, tensions et torsions, un Baroque tardif entièrement habité par l’esprit de Bernini. « Prometheus Delivered » nous dit-on, mais pas tant que cela et même pas du tout, pas d’Héraclès en vue, pas de délivrance à espérer, puisqu’étroitement pris dans un réseau dense de fins tuyaux, tels Laocoon et ses fils étranglés par des nœuds de serpents caoutchouteux, tuyaux qui injectent dans ses chairs marmoréennes un jus de bactéries lithophages. Perfusion assassine, comme si Zeus, lassé de l’acharnement vain de son « chien ailé », avait décidé de se débarrasser une fois pour toute de ce trublion de Prométhée, mais avec une lenteur de bourreau chinois, en annihilant jusqu’à son image, en la brûlant à petit feu cette image, en la réduisant en poudre, en l’atomisant et en la liquéfiant, en la transformant en une boue pierreuse grouillante de bactéries.
En fait, c’est plus compliqué que cela, beaucoup plus. Les tuyaux sont reliés à toute une machinerie électronique avec plein de petits voyants lumineux qui clignotent ainsi qu’à d’énormes alambics de verre, dont certains bizarrement ornés de sorte de tentacules de pieuvre géante faites en la même matière, dans lesquels bouillonnent des substances rougeâtres ou verdâtres, selon les cas, le laboratoire d’une alchimie très technologisée, le cabinet d’une sorcellerie transhumaniste informatisée, installé ici dans la halle gigantesque et glacée de la ruine industrielle extravagante fabriquée par le Capital.
Il y a plein de circulations de liquides troubles dans les mêmes minces tuyaux zigzaguant cette fois-ci sur le sol, parmi un enchevêtrement de câblages électriques, toujours des serpents, des échanges de substances indicibles entre les alambiques, les verreries de montage réactionnel et volumétriques, installés sur des paillasses carrelées de céramique blanche, parmi tout un encombrement de tubes à essai et de culture, ou des trépieds d’acier. Parfois baignent des masses vaguement organiques dans des fioles jaugées ou de très gros ballons à fond plat suréquipés d’ampoules à décanter, de tubes coudés etc., tout le dispositif ultrasophistiqué d’une monstrueuse cuisine faustienne conçue pour mitonner un inconcevable homuncule, être inimaginable même pour Hésiode et Hildegarde von Bingen pourtant familiers des « créatures » de mythe et d’effroi.
Ici et là, sont installés quelques armoires vitrines présentant des cahiers aux pages couvertes de mystérieux schémas biophysiques et d’équations indéchiffrables, ainsi que des maquettes un peu effrayantes de molécules compliquées, et de produits intermédiaires issus des tests pratiqués, ou bien encore de résidus d’expériences avortées, les fœtus de la science en quelque sorte. Sur des panneaux sont tendues de larges toiles peintes sans véritable soin comme les affiches d’un vieux film de série B, ou la couverture un rien racoleuse d’une bande dessinée de science-fiction, au titre dégoulinant : « Prometheus delivered ».
L’objectif poursuivi, tout à fait noble en soi, même si hallucinant, est de reconstituer durablement le foie de Prométhée à partir de cellules hépatiques humaines auxquelles sont fournies comme nutriment les susdites bactéries lithophages, donc une forme presque classique d’immunisation, une phagocytose, mais qui toutefois devrait s’avérer absolument inopérante pour prémunir Prométhée des tourments que lui inflige l’aigle, à moins…à moins que celui-ci ne se casse le bec sur le foie possiblement durci par les bactéries mangeuses de marbre. Enfin, le surplus, car il y en a un, des cellules génétiquement modifiées ou augmentées, cela va sans dire, est fermenté et distillé pour faire de l’alcool à consommer sur place, ça pourrait être proposé, ou à emporter, ça pourrait être proposé aussi, dans de fines bouteilles de couleur parfaitement aptes à la commercialisation. « Rien ne se perd…tout se transforme », comme on a fait dire à Lavoisier mais ici en abrégé [3]. Imaginez-vous l’étiquette du produit : « Prometheus delivered. La véritable Fine de foie humain ». Car ce dont il est question dans toute cette affaire c’est bien d’ANTHROPOPHAGIE en tant que destin régressif possible, et sans doute inéluctable, en raison de l’inflation démographique et de l’amenuisement des ressources alimentaires, l’une étant proportionnellement l’inverse des autres, destin régressif, dis-je, de l’Humanité dans la phase pré-apocalyptique qu’elle a déjà amplement engagée.
Thomas Feuerstein qui se présente lui-même comme un « bio-artiste intéressé par le processus, la transformation et la transmutation » [4] et qui définit son travail comme un jeu sur différents niveaux de langages, sémiotique, moléculaire, médiatique, a écrit un beau texte de fiction spéculative sur ce devenir tragique de l’humanité, texte qu’il donne à lire dans la pénombre d’un petit cabinet attenant à son laboratoire-distillerie.
Ce que je pense, moi, et sûrement le pense-t-il aussi, c’est que depuis l’instant même de leur apparition les Hommes n’ont jamais cessé de s’entredévorer et que la ruine industrielle extravagante au sein de laquelle l’œuvre est présentée fut l’abominable théâtre de la perpétuation de la violence cannibalique primitive. Mais tous les bavards du monde de l’Art, ceux qui ont des « mises en abyme » plein la bouche, les logophores comme je les appelle, veulent discerner dans cette œuvre un message hautement optimiste, une illustration de la volonté humaine de dépasser sa condition, de vivre absolument quelles qu’en soient les contreparties exigées et, s’il faut en arriver là, de renaître quoi qu’il en coûte. Tous des Faust en impuissance !
Pour eux, puisqu’on lui redonne un foie tout neuf, puisque l’artiste se substitue à Zeus, il y a bien délivrance de Prométhée, d’ailleurs « Liverty » a inscrit ironiquement Feuerstein sur ses tableaux-affiches, alors que le supplice impose déjà que ce foie se reconstitue de lui-même quotidiennement. Ironie encore dans l’emploi de « delivered » [5]. Tout est une question de foie. Peu importe le rocher, les chaînes et la persistance du déchirement. Omission totale de la proposition anthropophage car ceci ne rentre pas dans leurs schémas à eux qui se croient être les porte-paroles, voire les jurisconsultes, de la culture et du goût parfait. Anthropophagie et bon goût ne vont pas bien ensemble. En fait, tout ce verbiage n’a strictement aucun sens ! Décidément, entre eux, les logophores, et moi il y a plus qu’un monde !
Notes
[1] Eschyle, Prométhée enchaîné, in « Eschyle Théâtre complet », traduction Émile Chambry (Garnier Frères, 1964).
[2] Théogonie, traduction Jean-Louis Backès, Gallimard, 2001.
[3] « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »
[4] Déclaration de Thomas Feuerstein à l’occasion de la biennale de Lyon 2019.
[5] Jeu de mot sur la base de « Liberty » et de « Liver » (foie). Dans « Delivered », délivrer et aussi livrer, il y a également « Liver ».
Extraits du « Théâtre de Dieu » et de « Physique, Astrophysique, Métaphysique » in « Autour de la Cosmogonie/Cosmologie d’Hildegarde von Bingen »