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Pour bien peindre, il faut avoir de bonnes chaussures
sur Arno Stern
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La peinture commence toujours par les pieds — un espace de dandinement, une danse sur place. C’est là que ça se passe pour Arno Stern : le pas, le pas au-delà et dedans, devant la toile, ailleurs peut-être. Le pas qui se dérobe pour que la peinture dévoile, mette nu.
Les jambes qui induisent le geste impriment le rythme de la peinture. Tout commence par là pour le peintre Arno Stern. C’est pourquoi pour bien peindre il faut toujours avoir de bonnes chaussures. Sur la plaque sensible de la toile, tout bascule, rêve là où le geste dérive, réveille, ravale, se surprend lui-même, se suspend lorsque la main devient le lien entre la vie et la mort. La vie bien sûr, mais aussi avec cette mort, Arno Stern se donne. Le pas accentue ainsi par ce qui sort — car la peinture est concerné par le sol, par le dessous, par la mort ou la nuit souterraine qui finalement disparait complètement.
C’est dans le piétinement que les choses comptent, prennent corps, que l’artiste disparait, se livrant à cet exercice de danse par lequel la peinture commence. L’artiste doit s’épuiser, laisser des plumes jusqu’à arriver à un espace mimétique avec la surface. Il se met en état d’abandon, effectue le saut de la mort. L’espace de la peinture naît de là : il avance dans la disparition en une durée qui efface le temps. Car c’est cela la peinture : un espace de défection, de dégazage dans le vertige où les bielles des horizons cassent. Du souffle monte des pas, il y a ce bond, cet abandon dans l’oubli de ce qui précède et — on peut presque dire — de ce qui suit.
Se laisser ainsi immerger en cette danse sur place, multiplier les passes : entrer en branle, en transe pour constituer une surface, y déposer des matériaux mais aussi la réduire, la rendre la plus poreuse, à entendre comme une peau de caisse claire pour y faire passer des vibrations. Alors tout est possible, rien ne l’est en une formidable contrainte que le pas imprime de ses articulations, de ses contradictions motrices. Peindre ce mouvement de solitude, avancer, reculer, disparaître, balayer en ces pas du pas à proprement parler.
Par lui le corps enseveli sort de lui-même, se met en état de marche. La peinture n’est pas une question de regard, mais de marche : des kilomètres en rond(e) pour que ça existe, ça parle, ça montre. Et pour cela réactiver le sang, s’arracher du sol, y revenir : voilà comment la peinture se pense, se chausse. Pour peindre, il faut donc être bête comme ses pieds. Changer de chaussures, c’est changer de langage. L’ancrage est dans le pas de danse, le pas de deux contre le même, l’invention est dans le morceau de musique interne qui l’induit. Tout est dans le poids, la densité de la chair qui imprime par les muscles le pas. Le poids ainsi est rendu tactile. Les jambés provoquent l’image. La peinture naît de leurs exaspérations, de leur fatigue : une façon de ralentir le pas devient une manière de contrastes : appartenance et fusion. Faire sortir ainsi de l’obsédant martèlement du pas la sauvagerie de l’image est imprégnée de l’odeur du cuir ou du caoutchouc de la chaussure. C’est ainsi contre la résurrection du mort et de l’immobile que la peinture travaille.
Bref, secouer la matière, la mettre en marche, labourer le sol afin que cela germe encore par le sang, de reprises en reprises, pas à pas, pied à pied : fouir le sol pour fouiller la surface. La peinture n’est donc que ce qui vient vérifier le corps, recueillir l’appât pour ferrer, fouailler, lisser. Pour trouver la passe du corps opaque et le mettre en transparence, il faut donc de bonnes chaussures, pas trop bonnes toutefois pour que justement les semelles appellent la tempête ou le vent.
- Arno Stern dans le Clos Lieu, rue Falguière à Paris, XVe ©Pierre-Emmanuel Weck
Image d’ouverture : Arno Stern, Paris, 1952 | © Arno Stern