samedi 2 mars 2024

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Les Dessins-Poèmes d’Alexandre Leger

, Alexandre Leger et Diana Quinby

Rares sont les élèves qui ne griffonnent pas dans leurs cahiers, remplissant les marges avec des croquis, des caricatures, ou bien des arabesques. Alexandre Leger, quand il était élève, recouvrait ses feuillets de dessins, inventait des motifs géométriques qui se déployaient sur les pages de manière foisonnante. Aujourd’hui, dans une impressionnante série de Dessins-Poèmes, il pousse cette forme d’expression graphique à son paroxysme en utilisant les pages de cahiers d’école comme support.

Pour Alexandre Leger, passionné par les liens possibles entre les images et les mots, les cahiers constituent une sorte de tremplin vers l’imaginaire. Remplis souvent d’une écriture manuscrite ordonnée, voire calligraphique, ils fournissent la matière première sous forme de colonnes de mots ou de chiffres, de leçons, de formules, d’illustrations schématiques, à partir de laquelle l’artiste cherche et construit un sens poétique. Riches de textures et de couleurs provenant de matériaux les plus humbles, tels que le papier à grands carreaux froissé et jauni, le crayon à papier, le stylo bille, le crayon de couleur, l’aquarelle et le collage de papiers collectés, ces Dessins-Poèmes combinent texte et dessin, dont l’association mène à de multiples significations.

Dans une œuvre récente, le regard est saisi par des mots dessinés en grandes lettres bâtons au crayon à papier et au crayon de couleur rouge : CE VER, EN BIAIS, S’ÉNERVE, FAIT MAL. Ils rythment l’espace pictural comme un avertissement au spectateur, tout en s’articulant autour d’un croquis de bassin qui occupe le milieu de la feuille. Les différentes parties du bassin sont numérotées, les chiffres correspondant à une légende qui accompagne le dessin. Esquissé peut-être par un étudiant en kinésithérapie, ce croquis anatomique, vestige du sérieux de l’étudiant et de son désir de connaissance, est détourné par l’artiste pour faire surgir des méditations à la fois sombres et insolites. Alexandre Leger a rajouté au croquis « ce ver, en biais » qui descend du haut de la feuille, tubulaire et sinueux ; le ver serpente autour du bassin, entre et sort des orifices, et ligote les os entre eux. Dans la légende, l’artiste a également raturé plusieurs mots et en a entouré d’autres, les reliant entre eux par une ligne qui zigzague, à la recherche du sens qui résonne avec le poème.

CE VER, 2016,
collage, aquarelle et crayon sur page de cahier, 27 x 21 cm.

En haut à gauche du dessin se trouve un carré presque entièrement noirci. C’est la solution d’une grille de mots-croisés, découpée dans un journal et collée sur la feuille. Pour Alexandre Leger, c’est un exercice quasi quotidien de collectionner les solutions des mots-croisés, à partir desquelles il compose des poèmes. Selon quelques règles qu’il s’impose, il choisit ses mots, construit une bribe de phrase, et noircit le reste. Ce bout de papier est ensuite collé sur le support et devient le point de départ pour le dessin. Les mots du poème sont repris et intégrés à l’œuvre ; ils sont dessinés au même titre que les images ou les motifs géométriques. La « typographie manuscrite » de l’artiste porte dans ses traits, ses formes et ses couleurs, la charge émotionnelle du poème. Texte et image se conjuguent pour créer une unité formelle d’une cohésion à la fois graphique et conceptuelle.

J’ai pu rendre visite à Alexandre Leger dans son atelier, une pièce partagée avec d’autres artistes, dans laquelle son espace personnel se réduit à un bureau et quelques étagères. Ce lieu de travail correspond à l’aspect intime des Dessins-Poèmes, dont l’ensemble peut faire penser à un journal, tenu en secret et protégé du regard extérieur. Sur les étagères et accrochés au mur au-dessus du bureau, l’artiste s’est entouré de nombreux objets personnels et d’objets trouvés : des cartes postales et des photographies anciennes, des fragments d’os, un crâne de sanglier, une tête de renard empaillée, un fer à cheval, une peinture réalisée lors d’un séjour à la mer, une racine à la forme curieuse, des verres imprimés d’images de super-héros, cassés et recollés, des petits bouts de céramique ou de mosaïque, une série de médailles de la Légion d’honneur. Cette collection de choses incarne une partie de son histoire et fournit une source d’inspiration singulière.

Alexandre Leger dit qu’il a besoin de temps en temps de faire des dessins plus « académiques », de revenir à la pratique de l’observation. Certains des objets disposés sur les étagères lui servent de modèle ; il les scrute d’un regard aiguisé, les dessine avec une grande précision. Ces études font partie d’un répertoire, et certaines d’entre elles se retrouvent dans les Dessins-Poèmes. Plusieurs de ses œuvres précédentes peuvent d’ailleurs être décrites comme des natures mortes. Elles représentent des objets familiers de la vie quotidienne, isolés sur la feuille : une canette de Coca, un vieil appareil photo Polaroid, un tas de crayons et de stylos plume, une boîte de médicaments, une ordonnance de médecin. Chacun de ces objets est dessiné avec un réalisme brut qui laisse apparent l’aspect tremblant de la main et incarne, dans les traits mêmes, un sentiment de fragilité.

Les choix plastiques et poétiques d’Alexandre Leger sont intimement liés à son histoire personnelle. Fils de médecin, lui-même étudiant en médecine avant d’intégrer l’École des Beaux-Arts de Paris, et petit-fils d’artistes, il puise dans son héritage à la fois scientifique et artistique pour bâtir son œuvre. Les dessins d’ordonnances médicales, qui nous évoquent la maladie et la vulnérabilité de nos corps, se réfèrent à la voie non-choisie par l’artiste. Ils révèlent également son intérêt pour le lien entre le texte et l’image. Les écritures manuscrites et imprimées de l’ordonnance originale — l’en-tête de l’hôpital, l’écriture parfois indéchiffrable du médecin, les chiffres, un code barre, un tampon de pharmacie — sont redessinées à la main levée. Fascinants par leur mélange texturé de mots et de traits, les « Ordonnances » sont des images à regarder et à lire, ouvrant la voie vers les Dessins-Poèmes.

Ordonnance 01, 2013,
crayon sur papier, 29,7 x 21 cm.

Dans une autre série de dessins, « Ange chéri », Alexandre Leger explore une histoire de filiation et la persistance du lien dans le temps. Exécutées sur des faire-part du décès de sa grand-tante, morte à l’âge de 5 ans en 1917, ces œuvres intègrent la photographie de la petite fille et des fragments du texte du faire-part dans la matière dessinée, richement travaillée au crayon, au stylo et à l’aquarelle. Elles honorent à la fois la mémoire de l’enfant décédée et celle de sa sœur, la grand-mère de l’artiste, qui était peintre et fresquiste. Dans l’un des dessins, la photographie de l’enfant est entourée d’un cadre composé d’une multitude de petits carreaux colorés, faisant appel aux mosaïques de sa sœur. Avec « Ange chéri », Alexandre Leger s’inscrit dans une lignée d’artistes. Il reconnaît son héritage artistique tout en affirmant son langage plastique personnel. Par le biais du graphisme et de la recherche du sens poétique, il construit une autre histoire, la sienne, en tant que poète-dessinateur.

ANGE CHÉRI, série de 9 dessins, 2012,
collage, aquarelle et crayon sur image-souvenir, 12 x 7.5 cm.

Dans le champ du dessin contemporain, de très nombreux artistes combinent texte et image, explorent les rapports multiples entre les mots et le dessin, s’inspirent de la bande dessinée, du journal, de la publicité ou encore de la littérature et de la poésie. Les Dessins-Poèmes d’Alexandre Leger peuvent être rapprochés de certains dessins de Josh Smith ou de Sandra Vasquez de la Horra, qui s’apparentent au journal intime, ou encore aux dessins de Paul van der Eerden, dont le trait schématique contient l’expression viscérale de fantasmes de toutes sortes.

La pratique d’Alexandre Leger est également nourrie de poésie, celle d’Apollinaire, de Pasolini et de Perec, pour ne citer que quelques auteurs, et l’artiste exprime une admiration profonde pour l’œuvre de William Blake. Lors de ma visite à son atelier, il a évoqué un dessin de Victor Hugo, celui qui représente une immense vague. Dessinée au lavis à l’encre brune, la vague porte un navire, partiellement masqué par des éclats d’écume peints à la gouache, qui bascule sur sa crête. En bas du dessin sont écrits les mots MA DESTINÉE. Fasciné et effrayé par ce dessin, Alexandre Leger rend hommage à Hugo en dessinant la vague à son tour. Dans son Dessin-Poème, la vague ne porte pas de navire mais les mots « Composition française ». Elle semble prête à engloutir dans son sillage le poème qui se trouve à sa gauche, dessiné en grands lettres bâtons comme une prémonition étrange : RAZ DE MARÉE CENTENAIRE VAUT MER STRIÉE. L’artiste s’inspire du romantisme de Hugo pour mener une réflexion autant sur sa pratique que sur les incertitudes de la vie, offrant au spectateur un commentaire sur les aléas du processus même de la création plastique et poétique.

Image d’introduction : Alexandre Leger, « RAZ DE MARÉE », collage, aquarelle et crayon sur page de cahier, 25 x 38 cm, 2016.

Alexandre Leger exposera une sélection de dessins sur le stand de la galerie Bernard Jordan au salon Drawing Now, au Carreau du Temple à Paris, du 21 au 24 mars 2024.

Une exposition personnelle, « Alexandre Leger, Un halo d’étrangeté », est visible à la Chapelle de la Visitation – Espace d’art contemporain à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), jusqu’au 9 mars 2024.