samedi 2 mars 2024

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Le Havre paupière ouverte sur la mer

, Samantha Barroero et Yannick Vigouroux

Dans le paysage photographique contemporain, le travail de Yannick Vigouroux impose au regard une vision à la fois objective et théâtralisée. Regroupées sous le titre générique de « Littoralités » [2], les séries photographiques qu’il a constituées au fil de ses promenades en bord de mer sont autant de points de vue, où s’inventent un langage de fragments et les séquences d’un récit.

Yannick Vigouroux agit comme un auteur de roman noir laissant toujours une part à l’intrigue. Le port du Havre lui sert aujourd’hui de décor. À la manière d’un aventurier urbain solitaire, le photographe rôde sur les docks. La façon dont il recompose l’espace du port, au travers de son objectif, donne l’allure de scènes quasi vides. Dans toutes ses images, il y a quelque chose de l’ordre d’une suspension, d’une situation transitoire, voire d’un arrêt, entre le flux et reflux des marées.

Il nous invite à dépasser l’inévitable ambiguïté qu’une telle production d’images suppose entre la part documentaire et la part esthétique. Il refuse tous les artifices de la pratique photographique. Fidèle utilisateur d’appareils rudimentaires « Box », « Polaroïd » ou comme pour cette série havraise une « Scoutbox Lumière », Yannick Vigouroux a planté son camp du côté de la photographie en prise directe sans jamais trafiquer a posteriori le cadrage de ses prises de vues :
« J’aime la simplicité de cet appareil... La part laissée au hasard, l’affleurement de tous ces signes et imperfections techniques, produisent, je crois, un troublant effet de réalité.  » [3]

En effet, le vignettage des images et le tirage laissant apparaître les marges noires viennent paradoxalement renforcer la richesse plastique qui règle la composition de chacune des photographies du Havre, et leur confèrent une surprenante dynamique. Inscrites, d’une part dans un maillage de lignes de forces et de tensions, qui entraîne le regard à sa circulation, ses images sont, d’autre part, animées d’un jeu chromatique qui en souligne la mise en scène. Il en résulte une sorte de vue prospective qui questionne la perception segmentée et télescopée que nous avons des paysages urbains et industriels.

Les littoraux maritimes — zones de vacances et parfois de loisirs — ou les ports — zone de passages et de transits —, sont des lieux stéréotypés et impersonnels, plus souvent représentés par des images saturées d’une foule agitée, de voyageurs mouvementés. Ici, tout est étrangement, humainement vide, mais pas tout à fait. Piégé dans le paysage, on sent la présence fantomatique de l’homme.

Est-il est simple passant, pêcheur, passager… clandestin ?

Il regarde au loin l’horizon, un cargo ?

Il est dans l’attente d’un départ prochain ?

Il émane de ce port quasi désertique un sentiment de mystère.

Les photographies de Yannick Vigouroux confirment ainsi que dans un univers plein, comme asphyxié, l’image peut tout à coup imposer un arrêt sur le monde. Ses photographies créent un suspense où les choses ont le temps de ne pas avoir de sens, un vide où n’importe quel événement est possible.

 

 

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Notes

[1« Littoralité : enlève à la littérature son caractère trop "littéraire", redonne à l’écrit une force orale. Aussi, situe la pensée sur un littoral, à la limite des terrains habituels, face au vide. » In « Lexique de la géopoétique », Poésie n°74, octobre 1998.

[2« Littoralité : enlève à la littérature son caractère trop "littéraire", redonne à l’écrit une force orale. Aussi, situe la pensée sur un littoral, à la limite des terrains habituels, face au vide. » In « Lexique de la géopoétique », Poésie n°74, octobre 1998.

[3Yannick Vigouroux in La lettre de l’imagier numéro 25, Hérouville Saint-Clair, mars-mai 2002

Le Havre paupière ouverte sur la mer (Michel Leiris, « Haut mal »)