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La spiritualité païenne — VI
Gouverner et se gouverner — 2e partie
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Avec la crise de la démocratie à Athènes, la parresia devient une pratique ambiguë.
« Avec » la crise de la démocratie à Athènes, la parresia devient une pratique ambiguë, elle se produit dans la démocratie mais aussi dans la monarchie ; il peut produire le résultat souhaité et même un résultat inverse, mettant en péril la vie de la personne qui l’assume ; en principe, la parresia et la démocratie se déterminent mutuellement mais nous retrouvons la parresia dans le pouvoir autocratique ; dans ce cas, elle ne s’adresse pas à l’Assemblée mais au monarque, elle découle de sa fonction strictement politique et acquiert une fonction psycagogique, dirigée vers l’âme d’un individu. Ainsi se forment les quatre grands problèmes de la pensée politique ancienne : la recherche d’un régime, d’une politeia qui, par son indexation à la vérité, permet d’éviter le jeu dangereux de la parresia, c’est le problème de la ville, de l’État idéal ; laisser la parole à tous, la démocratie, ou à un prince illustré par un bon conseiller, la monarchie ; comment former des citoyens qui auront la responsabilité de guider les autres, comment former le prince au discours de la vérité ; la parresia devrait être entre les mains de qui pour éduquer les citoyens ou le monarque, quelles sont leurs connaissances, la rhétorique ou la philosophie.
Tout le travail de Platon est traversé par le problème des relations entre vérité et politique mais pour Foucault, dans le livre VIII de La République, il décrit la transition de l’oligarchie à la démocratie, genèse de la démocratie et de l’homme démocratique, ce transit est essentiellement économique, car pour l’oligarchie, moins il y a de riches, moins ils auront à aspirer au pouvoir, son objectif est d’appauvrir la majorité, de séparer très riches et très pauvres. Cette situation génère des guerres internes jusqu’à ce que la majorité prenne le pouvoir et instaure la démocratie (l’isonomie, l’iségoria), l’égalité, mais n’oublie jamais qu’elle porte la marque du conflit, de la guerre. L’égalité est établie dans de mauvaises conditions, elle a pour conséquence la liberté de parler et de faire ce que tout le monde veut et, partant, aucune opinion commune ne se constitue, chaque personne est une singularité politique ; la liberté de parole permet également à quiconque de flatter la foule, il suffit qu’il se dise ami des gens pour obtenir ce qu’il veut. Ainsi, l’indifférenciation mène à la pire direction, tandis que la différenciation de la bonne parresia, son ascendance, dirige correctement la ville.
L’homme démocratique est formé à l’image de la ville démocratique, dans une bonne démocratie distingue entre les désirs nécessaires et les superflus, dans la mauvaise ceux qui sont superflus s’imposent aux nécessaires, le même manque de différenciation produit une anarchie politique dans la ville et dans l’âme l’anarchie du désir, le vrai discours n’est plus discerné, l’ascendant de la raison n’est plus établi.
Dans le livre III des Lois, Platon décrit la constitution du royaume perse de Cyrus comme le juste moyen entre esclavage et liberté, lorsque celui-ci se mit à la tête de l’empire : il limita le pouvoir que les vainqueurs exerçaient sur les vaincus, Il convoqua les chefs naturels des populations vaincues et ce sont eux qui devinrent leurs alliés ; les soldats étaient des amis des commandants, ils ont donc accepté leurs ordres et ont remporté les batailles ; Il lui a donné une totale liberté de parole et a rendu hommage à ceux qui, autour de lui, faisaient des critiques intelligentes. Avec Cyrus, tout a prospéré grâce à la liberté, l’amitié, la communauté et la collaboration.
Ce texte adapte la parresia à un contexte politique différent, l’autocratique. En démocratie tout le monde a le droit de parler et c’est un problème, l’autocrate doit distinguer entre ses conseillers le plus intelligent, établir un pacte avec son conseiller et ne pas le sanctionner pour les vérités qu’il lui dit ; dans la parresia démocratique, il est nécessaire que certains citoyens se distinguent, atteignent un ascendant dans le peuple et le guident vers le bien. Dans l’égalité démocratique, cela établit un principe de différenciation, dans le bon empire de Cyrus, toutes les différences hiérarchiques sont atténuées par des relations d’amitié.
Toujours dans Les Lois (livre VIII), le problème de savoir qui doit assurer l’ordre moral, religieux et civique de la ville est soulevé, une autorité exercée volontairement est nécessaire et que les citoyens l’acceptent de la même manière, qu’ils se conforment et qu’ils le fassent parce qu’ils le veulent, qu’ils soient convaincus de la validité de la loi pour l’assumer comme étant la leur. Ici se pose le besoin de parresia dans l’exercice de cette autorité qui concerne l’âme, le corps, les désirs et les plaisirs. Nous voyons la parresia dans sa double articulation : ce dont la ville a besoin pour être gouvernée mais aussi ce qui doit agir sur l’âme des citoyens pour agir au besoin, même si la ville est bien gouvernée.
Précisément, la Lettre V de Platon, lettre fictive adressée au frère du roi de Macédoine, traite de la question du philosophe en tant que conseiller politique, que ce soit pour n’importe quelle politeia ou pour celle qu’il juge préférable, démocratique ou autocratique. Platon compare la constitution à un être vivant et détermine que lorsqu’un gouvernement parle dans sa propre voix, il prospère et est conservé, au contraire, lorsqu’il imite la voix d’une autre politeia, il est perdu. Dans La République, il s’agit également de la voix mais de la voix de la masse, de l’ensemble polymorphe de citoyens, de l’assemblée, cette voix est celle de tout ce qui n’est pas raisonnable, et le mauvais patron est précisément celui qui apprend ce vocabulaire du désir, le fait écho et guide cette masse dans le sens qu’elle veut.
Dans la Lettre V, l’enjeu n’est pas la masse, mais la politeia, la constitution, qu’elle soit démocratique, oligarchique, aristocratique ou monarchique, car une structure doit avoir une voix selon son essence ; le problème n’est pas de définir la meilleure constitution, mais que chacune travaille selon sa propre essence. La parresia n’aurait pas un rôle à jouer seulement dans la démocratie mais dans tout type de gouvernement. Le rôle du philosophe sera alors d’essayer de rendre la voix qui est articulée conforme à la constitution, pour ne pas dire quelle est la meilleure constitution, même si cela a été évoqué à un autre moment. Si Platon est capable de conseiller un autocrate au lieu de conseiller le gouvernement d’Athènes, c’est parce qu’il estime que ses habitants ont de si mauvaises habitudes et pendant si longtemps qu’il n’est plus possible de les réformer.
Puis, dans la Lettre VII, Platon dresse le bilan de son expérience en Sicile, de sa vie, et, parallèlement, développe sa théorie autour de ce que devrait être le conseil politique d’un philosophe à un tyran. Il se rappel de ce que nous pouvons appeler sa double déception lorsque, jeune athénien et élève de Socrate, assiste à des épisodes qui illustrent deux formes de gouvernement : le régime de Trento et le retour à la démocratie. La démocratie athénienne, compromise par les défaites de la guerre du Péloponnèse, est effondrée par un groupe d’aristocrates. Platon est séduit par cette nouvelle forme politique à Athènes mais il est presque immédiatement déçu par la violence qu’il déchaîne, par les arrestations arbitraires. Ensuite, le régime de Trento est vaincu, la démocratie revient, elle sympathise également à Platon et le déçoit ensuite. Deux expériences, l’oligarchie et la démocratie, négatives pour Platon.
Il conclut qu’il faudra alors que les philosophes arrivent au pouvoir et que les chefs, ceux qui ont la dynastie, commencent à philosopher. Seule l’adaptation de l’exercice et de la pratique de la philosophie à l’exercice et à la pratique du pouvoir peut rendre possible ce qui est devenu impossible tant dans l’oligarchie que dans la démocratie. La parresia dans l’ordre politique doit être fondée par la philosophie, non pas comme une intervention, mais comme une identification « l’union dans les mêmes hommes de la philosophie et la direction des villes », car aucun fonctionnement politique ne garantit le juste jeu de la parresia. Ainsi, Platon réaliserait également non seulement le logos mais participerait à l’action, être logos et action, l’idéal de la rationalité grecque ; la raison de l’intervention du philosophe dans la sphère politique n’est pas le désir de celui à qui elle s’adresse, mais l’obligation de la philosophie en tant que logos d’être aussi de l’action.
La preuve par laquelle la vérité philosophique se manifeste comme réelle est le fait qu’elle a le courage de s’adresser à ceux qui exercent le pouvoir. Ce n’est pas dire la vérité sur la politique, Platon n’exclut pas que dire la vérité pour la philosophie, c’est proposer des lois, conseiller le prince, persuader l’assemblée, mais en soulignant toujours la spécificité de ces discours, c’est ce qui la distingue de la rhétorique, elle s’introduit, avec sa différence, dans la politique, en tout cas, c’est l’un des principes permanents de sa réalité depuis plus de deux millénaires et demi.
Mais il existe des conditions pour que le discours philosophique atteigne son réel, non seulement le logos, mais également l’ergon, qui ne s’adresse pas à tout le monde mais uniquement à ceux qui veulent entendre (que ce soit le monarque, les aristocrates, les oligarques ou l’ensemble des citoyens), qui ne parle pas au vent et ne risque pas sa vie, qui n’utilise pas la violence pour changer la constitution de sa patrie, rien de bon n’est obtenu par les exils et les massacres. Il ne peut pas s’adresser à cette volonté si elle ne veut pas l’entendre ; un discours qui n’est que protestation, cri et colère contre le pouvoir et la tyrannie n’est pas un discours philosophique. Le test de réalité du discours philosophique est l’écoute, la philosophie n’existe pas si elle n’est pas entendue volontairement. La rhétorique, au contraire, capture malgré-t-elle la volonté du récepteur et en fait ce qu’elle veut.
Pour reconnaître ceux qui peuvent et veulent écouter, il est nécessaire de leur montrer le travail philosophique dans toute son étendue, avec ses difficultés, le travail en question. Si l’auditeur est digne de cette science, ce chemin lui semblera merveilleux et commencera immédiatement. Ce mode de vie, pris au sérieux, lui apportera sobriété, intelligence, mémoire et capacité de raisonnement. Cette décision de la philosophie n’est pas incompatible, elle est au contraire indissociable de la vie ordinaire, des activités de tous les jours.
Dans la Lettre VII, la philosophie dans ses pratiques et dans son réel, n’est pas un regard mais un chemin, ce n’est pas une conversion mais une origine et une fin, ce ne sont pas des réalités éternelles mais la pratique de la vie quotidienne à partir de laquelle nous devons devenir capables d’apprendre, de nous souvenir et de raisonner, de travailler sur nous-mêmes, c’est dans ce travail que le réel de la philosophie se manifeste. Le sérieux de la philosophie n’est pas de proposer des lois et des villes idéales, mais de rappeler sans cesse aux hommes, à ceux qui veulent entendre, que le réel de la philosophie est dans leurs pratiques, dans la pratique d’eux-mêmes, dans l’articulation du problème du gouvernement de soi et du gouvernement des autres, telle est leur tâche et leur réalité (Idem, p. 235-26).
Un autre aspect de la Lettre VII c’est que ce qui apparaît dans les conseils du philosophe est la manière dont le souverain se comporte en philosophe, une série d’opinions plus philosophiques ou morales que véritablement politiques, des questions générales concernant la justice et l’injustice, des conseils de modération, de réconciliation, d’amitié du souverain avec le peuple. Celui qui gouverne doit être maître de soi-même, doit être prudent, capable de garder ses désirs à la limite de ce qui est convenable et d’éviter ainsi les désaccords qui empêchent l’harmonie, un rapport de pouvoir de l’individu avec lui-même, c’est ça que signe la bonne gouvernance.
Lorsqu’il doit se référer à la politeia spécifiquement, Platon lui-même ne se propose pas comme nomoteta, il propose simplement qu’après le conflit, il n’y ait plus aucune différence entre vainqueurs et vaincus, que les vainqueurs ne font pas la loi aux vaincus, qu’il existe une loi commune (koinos nomos), il est nécessaire que les gagnants montrent qu’ils sont plus soumis aux lois que les vaincus. Cela nous conduit à la formation morale des individus, va-t-il déclarer dans une formule presque stoïque : l’injustice doit toujours être rejetée, même si elle a de la chance, la justice est toujours préférable, même si elle est malheureuse. En tout état de cause, la formation morale de ceux qui gouvernent est indispensable à la bonne gouvernance de la ville. Il est nécessaire que les dirigeants fassent preuve de modestie et de respect envers eux-mêmes, envers leurs obligations, envers la ville et les lois, c’est ce respect qui engendrera le respect des gouvernés.
Dans la Lettre VIII, la guerre civile a déjà éclaté, Platon se mêle de l’organisation de la ville elle-même, son conseil est basé sur une considération générale de la parresia, la nécessité de distinguer ce qu’elle doit voir avec l’âme, avec le corps et avec les richesses, voilà ce qui concerne les dirigeants, les guerriers, les marchands et les artisans. Il faut que la politeia respecte cette hiérarchie, elle ne donne pas plus d’importance au corps qu’à l’âme ou aux richesses.
C’est ce qu’il affirme comme attribut de sa fonction parresiastique, il insiste sur le fait que ce qu’il dit est son opinion personnelle, ce qu’il pense, ce qu’il croit ; se caractérise par une tension entre le caractère de conseil personnel et temporaire qu’il donne et la situation de guerre civile vécue, entre la référence aux principes généraux et les circonstances ; il s’adresse au monde entier, aux deux côtés qui se font face, il s’adresse également à chacun pour obtenir de lui un certain comportement ; il le fait en tant qu’arbitre, en dehors du processus, a qui se fait appel pour résoudre un différend ; accepte et réclame ce défi de la réalité, demande à la réalité si ses conseils sont faux ou vrais.
À ce stade historique particulier, la politique peut servir de épreuve de réalité à la philosophie. La philosophie doit dire la vérité, non pas à propos du pouvoir, c’est une question de politique, mais par rapport au pouvoir, en l’intersection avec le pouvoir. Cette relation peut prendre diverses formes parmi les héritiers de Socrate, les cyniques par exemple, sont les plus opposés à Platon, établissent une relation avec la politique marquée par l’extériorité, la confrontation, le mépris, la moquerie. Cependant, ce n’est pas en tant que rationalité politique que la philosophie jouera un rôle en politique (Idem, 265), elle n’a pas à dire comment gouverner, quelles décisions prendre, quelles lois adopter, quelles institutions établir, mais il est essentiel qu’elle puisse dire la vérité sur l’action politique et il est important pour toute pratique politique de maintenir une relation avec cette parresia.
Cette relation est constitutive de la philosophie et de la pratique politique en Occident. Le malheur c’est que cette relation soi pensée comme une coïncidence, que le philosophe ait voulu se considérer comme un homme politique ou qu’il ait été confronté aux exigences de la rationalité politique ; ou, au contraire, qu’une rationalité politique ait voulu se donner une autorité se constituant comme une doctrine philosophique. Relation oui mais pas une coïncidence (Idem, 266).
Ce qui semble important dans les conseils de Platon, ce sont les alliances entre vainqueurs et vaincus, entre les villes, entre les colonies et la métropole, les modes de gouvernement, la délégation de pouvoir, les relations entre le pouvoir de la métropole et le pouvoir des villes, le fait que la forme politique de la ville ne puisse plus correspondre à un type d’exercice du pouvoir qui, géographiquement et démographiquement, dépasse ces limites, car le pouvoir du monarque sera réparti dans cette grande unité politique.
Si pour les cyniques le point où la politique peut servir d’épreuve de réalité de la philosophie, c’est la place publique, pour Platon c’est l’âme du prince ; le défi, la confrontation et la moquerie ou le conseil, la pédagogie. Kant, dans son texte sur l’Aufklärung, essaie de garder les deux choses en même temps, il dit que la vérité philosophique a deux lieux non seulement compatibles mais qu’ils ont besoin l’un de l’autre, du public et de l’âme du prince, si le prince est illustré. Or, ce que Platon soulève n’est pas une adaptation entre le savoir philosophique et la pratique politique, c’est une coïncidence entre ceux qui pratiquent la philosophie et ceux qui exercent le pouvoir. Si le philosophe est celui qui exerce le pouvoir, on ne peut en déduire que ce qu’il sait de la philosophie est la loi de son action et de ses décisions politiques. L’important est que le sujet du pouvoir politique soit également sujet d’une activité philosophique. Cette pratique de la philosophie est avant tout une manière de devenir un sujet, la manière d’être du sujet philosophant doit constituer la manière d’être du sujet qui exerce le pouvoir. Le philosophe n’a pas à dire au souverain ce qu’il doit faire, mais ce qu’il doit être, maître de l’empire et maître de soi-même, l’endroit où ils coïncident c’est l’âme du prince.
Mais dans la mesure où la notion de parresia se généralise et trouve des manifestations dans les différents régimes, elle devient ambivalente, en raison des nombreuses difficultés auxquelles elle est confrontée, en répétant l’opinion constituée du peuple ou du souverain et en la présentant comme la vérité, Cette pratique est l’ombre de la parresia, une imitation néfaste, c’est de la flatterie. Le problème de la flatterie en opposition à la parresia était un problème politique, théorique et pratique, aussi important au cours de ces huit siècles que la liberté de la presse ou la liberté d’opinion dans les sociétés contemporaines. Elle acquiert également de multiples niveaux d’action : la ville, les citoyens, les souverains, doivent être gouvernés, la parresia n’est plus seulement une opinion donnée à la ville pour se gouverner, elle apparaît comme une activité dirigée vers l’âme de ceux qui gouvernent pour qu’ils sachent se gouverner et ainsi puissent gouverner la ville, gouvernement de soi pour gouverner les autres, notion politique et problème philosophico-moral.
En conséquence de tout cela, la parresia devient difficile à distinguer de son double, la flatterie, la vérité et l’illusion sont confondues, d’où la division rhétorique/philosophie : la rhétorique en tant qu’art de la parole qui peut être enseigné, être utilisé pour persuader les autres, art qui ne sera pas fini si le locuteur n’est pas un homme bon ; mais devant elle, la philosophie sera considérée comme la seule pratique langagière capable de répondre aux exigences de la parresia, car contrairement à la rhétorique qui s’adresse à la masse, à l’assemblée, la parresia philosophique, elle peut s’adresser à des individus, au prince, aux citoyens ; la philosophie est présentée comme la seule capable de distinguer le vrai du faux, la vérité de la flatterie, la rhétorique vise à persuader le public tant de la vérité comme du faux, la philosophie est titulaire de la parresia en raison de sa pratique psycagogique, à travers la paideia philosophique.
Si le faux, si l’illusion, vient esquiver ou cacher la vérité, ce n’est pas l’effet du même langage, c’est à cause des ajouts, de l’artifice. C’est le langage nu qui dit la vérité, le langage philosophique, simple, adéquat à ce qu’il désigne, selon ce que pense celui qui dit cela, pas le langage rhétorique, armé pour faire le lien entre ce qui a été dit et les autres, ceux qui écoutent (Idem, 290). La démocratie athénienne avait de graves problèmes, à tel point que ceux qui pouvaient et qui devaient se sentir obligés de jouer le rôle de parresiastés étaient tellement menacés qu’ils préféraient y renoncer. Cependant, le rôle que joue réellement Socrate, le philosophe, dans la ville, sans être directement politique est essentiel pour la ville, refuse de faire ce que la majorité voulait tant comme ce que imposaient les dictateurs, considérant ces deux mesures illégales, il a confronté avec la vérité à la démocratie et à la tyrannie et dans les deux cas au risque de sa vie.
Le philosophe doit jouer un rôle vis-à-vis de la politique et non dans la politique, et ce rôle le joue certainement ; quand la politeia, dans la démocratie ou dans la tyrannie, le met dans la situation de commettre lui-même une injustice, il ne l’accepte pas, dit non et en même temps manifeste la vérité. La question est le sujet politique, la philosophie ne traite pas de politique, mais de justice et d’injustice résultant de l’action d’un sujet agissant en tant que citoyen ou souverain, elle traite le sujet dans la politique. Il n’affirme pas la vérité en paroles, mais en actes, en votant contre la majorité qui a tenté d’adopter une loi injuste, en désobéissant à l’ordre d’arrêter quelqu’un. Sa parresia n’est pas directement politique, c’est un rejet de l’injustice, il ne s’agit pas de la santé de la ville mais de la santé du sujet. Sa parresia n’apparaît pas nécessairement dans les mots, elle peut apparaître dans les choses, dans les actes, dans les manières de faire et d’être, le rhétoricien est ornée, car justement l’ornement est son affaire, le philosophe ne sera pas seulement celui qui dit la vérité, il est aussi celui qui rend la vérité manifeste dans leurs actions, avec leur façon d’être. La parresia philosophique ne consiste pas à dire la vérité dans le domaine politique, elle a une fonction de rupture par rapport à l’activité politique elle-même.
Le rôle du philosophe n’est pas d’intervenir dans l’assemblée, ce n’est pas le refus explicite de devenir un sujet injuste. Il y a une parresia spécifiquement philosophique, elle est mise à la disposition de n’importe qui, à condition qu’il soit disposé à l’écouter, cette alliance est une condition pour l’exhorter à prendre soin de soi-même, pas des honneurs, des richesses et de la gloire ; savoir si on sait bien ce que l’on sait ou si on ne le sait pas, ne consiste pas seulement en une forme de discours mais en un mode de vie, c’est vivre en se scrutant et en scrutant les autres. Le parresiaste essaie d’empêcher la ville de s’endormir et si la ville condamne le parresiaste, se condamne elle-même au sommeil ; cette fonction n’est pas politique mais elle est nécessaire par rapport à la politique, nécessaire à la vie de la ville, de veiller sur elle-même.
Il est nécessaire que qui parle, le parresiaste, ait connaissance de la vérité des choses dont il parle. Socrate n’est pas satisfait de cette solution qui consisterait à connaître la vérité à l’avance, la connaissance de la vérité n’est pas pour Socrate, avant la pratique du discours. Si la vérité est donnée avant le discours, l’art de la rhétorique sera l’ensemble des ornements, des jeux de langage à travers lesquels la vérité sera oubliée, cachée, omise. Il est nécessaire que la vérité ne soit pas donnée mais qu’elle soit une fonction constante du discours, ces petites différences doivent être très bien établies et pour cela il est nécessaire de pouvoir rassembler dans une vision générale ce qui est dispersé ; pour persuader, une technique rhétorique n’est pas nécessaire mais une technique dialectique, le pouvoir du discours dépend de sa psycagogie, de la connaissance de l’être par la dialectique et de l’effet du discours sur l’âme par la psycagogie. Tout cela à travers l’amour, une relation telle que cette âme sera modifiée et pourra accéder à la vérité, condition nécessaire et constante qui ne peut être dissociée de l’effet direct et immédiat qu’elle a non seulement sur l’âme de celui à qui elle est dirigée mais sur l’âme de celui qui la dit, c’est en tout cas ainsi que la pratique de la philosophie s’est affirmée tout au long de l’Antiquité.
Une vie philosophique est une option d’existence qui implique le renoncement à certaines choses, mais ce n’est en aucun cas - comme pour l’ascèse chrétienne - une purification de l’existence. Cette dimension existe, mais si l’on considère la longue période, ce n’était pas la plus constante et la plus importante, ni pour la détermination de l’existence philosophique, ni pour l’affirmation de la philosophie comme mode de vie. La philosophie est donc un mode de vie, c’est aussi un métier, privé et public, de conseiller politique, une interpellation permanente dirigée vers le collectif ou vers l’individu, que ce soit sous la forme d’une prédication cynique ou stoïque, au théâtre, à l’assemblée, aux jeux, à la croisée des chemins. La philosophie occidentale moderne a peu de points communs avec cette philosophie parresiastique.
On peut voir la forme typique de la philosophie ancienne dans le portrait que fait Epictète du cynique (entretien 22, livre III des Entretiens), une sorte de limite de la philosophie ancienne en tant que parresia, une limite également parce que nous percevons s’esquisser le lieu où la pensée chrétienne, l’ascèse, la prédication, la parresia chrétienne vont se précipiter : la philosophie comme mode de vie dans lequel la vérité se manifeste ; pour dire la vérité il est disposé à s’adresser aux puissants ; dans son rôle d’illuminateur, celui qui annonce la vérité sans rien craindre, est sauvé, au-dessus du marché ; pour la santé qu’il exerce, est en mesure de servir l’humanité, il est l’homme qui doit en discuter avec tous les hommes ; Il doit parler de bonheur et de malheur, de bonne et de mauvaise fortune, d’esclavage et de liberté.
Sept siècles après Socrate, l’enseignement chrétien succédera à cette fonction parresiastique et dépouillera de celle-ci a la philosophie, tout comme elle passa de la politique à la philosophie, elle sera maintenant transférée à la pastorale chrétienne. La philosophie moderne peut être considérée, à partir du XVIe siècle, comme la réaffectation des fonctions principales de la parresia à la philosophie et la récupération de la parresia institutionnalisée par la pastorale chrétienne. Les Méditations de Descartes, si elles ont pour but de fonder le discours scientifique dans la vérité, sont aussi une entreprise de la parresia, c’est la philosophie en tant que telle qui parle en disant « je », affirmant sa vérité sous cette forme scientifique qui est la preuve, pour jouer en relation avec les structures de pouvoir, ecclésiastiques, scientifiques, politiques, un certain rôle au nom duquel il pourra diriger la conduite des hommes, il ne s’agit pas d’un ajout à la science (in Idem, 321-2).
Le texte de Kant sur l’Aufklärung est une prise de conscience de la philosophie, des problèmes qui étaient dans l’Antiquité ceux de la parresia qui ont refait surface au cours des XVIe et du XVIIe siècle. C’est une pratique qui trouve dans sa relation à la politique sa preuve de vérité ; dans la critique de l’illusion, du piège, de la flatterie, sa fonction de vérité ; dans la transformation du sujet par lui-même et par un autre, objet de son exercice. Le philosophe doit maintenir une extériorité permanente par rapport à la politique, et c’est en cela qui est réel ; il ne doit pas discerner le faux et le vrai dans la science, il doit exercer une critique du piège et de l’illusion, et c’est ainsi qu’il joue le jeu dialectique de sa vérité ; il ne doit pas désaliéner le sujet mais définir les façons dont la relation avec soi peut éventuellement se transformer.
Cependant, il ne s’agit pas d’une confession chrétienne ou d’une pratique judiciaire ; rien n’est plus éloigné de la psycagogie platonicienne que l’idée qu’une rhétorique de confession sur une scène judiciaire puisse opérer la transformation du injuste en juste, cette thérapie ne s’applique pas à l’âme qui a commis la faute, c’est une thérapie qu’Il faut appliquer à la ville, punir le criminel ne le guérit pas, il expulse de la ville un mal perçu comme impureté et maladie, ce n’est pas une psycagogie, c’est une politique de purification. Socrate ne s’accuse pas à soi-même quand il est conduit devant les tribunaux, il ne va pas au tribunal, ce sont les juges qui le persécutent ; d’autre part, si vous vous laissez condamner, ce n’est pas parce que vous reconnaissez avoir commis une injustice, il ne s’agit donc pas d’un aveu, mais d’obéissance aux lois afin de ne pas commettre d’injustice. Nous ne devons pas citer Socrate pour confirmer l’importance de cette supposée scène d’aveu thérapeutique et psycagogique, c’est un usage burlesque de la rhétorique, si vous voulez utiliser ce truc qui n’est rien et qui est inutile, vous pouvez faire deux usages grotesques : aller voir les juges et utiliser leur talent rhétorique pour s’auto-accuser ; quand vous avez un ennemi, allez le défendre devant le tribunal, faites l’effort qu’il ne soit pas pénalisé et s’il est pénalisé que cela ne le rend pas juste. Il n’y a pas psycagogie de l’aveu judiciaire, ce n’est pas de manifester la vérité de soi-même devant un juge que nous devenions justes, la manière d’être du discours qui peut efficacement faire fonctionner la psycagogie doit avoir trois qualités : la connaissance, la bienveillance et l’ouverture (Idem, 315).
Quand une personne a commis une faute, dans la solution philosophique, il est nécessaire qu’elle admette que cela n’a pas été fait volontairement, qu’elle a de nouveau besoin de conseils. S’il le commet à nouveau, la seule punition est qu’il soit abandonné par celui qui le dirige, nous trouvons ici la manière d’être du discours philosophique et sa manière de lier l’âme à la vérité, à l’Être et à l’Autre. Si, en démocratie, ce ne sont pas la fortune et le statut qui peuvent la placer parmi les meilleurs, elle a la rhétorique, la démagogie, le populisme, c’est l’instrument qui rend à nouveau une société inégalitaire dans laquelle l’on a tenté d’imposer une structure égalitaire à travers les lois, c’est pourquoi cette rhétorique ne peut pas être indexée sur la loi, c’est contre la loi qui joue, elle est justifiée comme un jeu agonistique. Face à ce jeu, Socrate en proposera un autre, un discours dont l’on se serve comme preuve d’une âme pour l’autre, d’affinités entre les âmes. Joue dans le registre de la réalité, de la vérité. La relation qui va s’établir entre les âmes n’est pas agonistique, ou il s’agit de s’imposer à l’autre, ce sera une relation de preuve, de démonstration de la réalité et de la vérité, de l’âme authentique. La flatterie est aussi une homologie : prendre ce que pense l’auditeur, l’élaborer comme son propre discours et le renvoyer à l’auditeur qui est ainsi facilement convaincu par ce qu’il dit et pense, mais il s’agit d’une homologie apparente. Ce n’est pas le logos ce qui est identique, ce sont les passions, les désirs, les plaisirs, les opinions. Dans le dialogue philosophique, les deux ont le même logos car ils sont dotés de connaissances, de bienveillance et de franchise.
Références
Michel Foucault 2008, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, EHESS-Gallimard-Seuil, Paris.