vendredi 1er mai 2020

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La spiritualité païenne — V

Gouverner et se gouverner — 1ere partie

, Pedro Alzuru

« Le discours par lequel les faibles prennent le risque de reprocher au fort l’injustice qu’il a commise s’appelle parresia »

3. Gouverner et se gouverner

Foucault tente de se démarquer de l’histoire des mentalités et de l’histoire des représentations, propose une histoire de la pensée comme centre d’expériences où s’articulent les formes de connaissance possibles, les matrices normatives de comportement et les formes virtuelles d’existence pour les sujets possibles. Ainsi, il déplace l’axe de l’histoire de la connaissance vers l’analyse des savoirs, des pratiques discursives qui organisent et constituent l’élément matrice de ces savoirs, et étudie ces pratiques discursives en tant que formes régulées de véracité.

Il analyse ensuite les matrices normatives de comportement, non pas le « pouvoir », mais les techniques et procédures par lesquelles il est prévu de diriger le comportement des autres, la norme du comportement en tant que pouvoir exercé, domaine des procédures gouvernementales, de la norme à l’exercice du pouvoir, aux processus de gouvernementalité. L’axe de constitution de la manière d’être du sujet, en passant de la question par le sujet à l’analyse des formes de subjectivation à travers des techniques-technologies de relation à soi, de la pragmatique de soi-même.

En résumé, il se propose de remplacer l’histoire de la connaissance par l’analyse historique des formes de véracité, l’histoire de la domination par l’analyse historique des processus de gouvernementalité, la théorie du sujet ou l’histoire de la subjectivité par l’analyse historique de la pragmatique de soi-même et les formes qu’elle a prises.

C’est pourquoi les aspects « négatifs » apparaissent d’abord : un négativisme historiciste, en remplaçant la théorie de la connaissance, du pouvoir ou du sujet, par l’analyse de pratiques historiques déterminées ; un négativisme nominaliste, remplaçant des universaux tels que la folie, le crime, la sexualité, par l’analyse d’expériences constituant des formes historiques singulières ; un négativisme nihiliste, car au lieu d’indexer les pratiques sur les systèmes de valeurs qui les qualifient, il inscrit ces systèmes de valeurs dans l’ensemble des pratiques arbitraires, même s’ils sont intelligibles.

Mais au-delà des reproches, il faudrait examiner les effets de cette perspective : les effets de l’analyse historique dans le champ de la pensée historique ; des critiques nominalistes dans l’analyse des cultures, des connaissances, des institutions, des structures politiques ; du nihilisme dans l’acceptation et la transformation des systèmes de valeurs, c’est-à-dire une analyse historiciste, nominaliste, nihiliste de ce courant, une analyse du jeu critique que la pensée occidentale a établi avec sa même pratique.

Toutes ces propositions de la « méthode de Foucault » dans ces séminaires, si on peut le dire, vont dans le sens de ce que nous avons suggéré à propos des deux séminaires précédents (1980-1981 et 1981-1982), elles constituent en quelque sorte une histoire de la spiritualité païenne, en dialogue constant et en tant que contraste critique avec la quasi-absence de spiritualité dans la pensée contemporaine.

Ce n’est pas un hasard si, avant de continuer avec le paganisme, ce troisième séminaire introduit un prologue consacré au texte Was ist Aufklärung ?, de Kant, écrit en septembre 1784 et publié en décembre de la même année à Berlin. L’un des concepts fondamentaux de ce texte est la notion de public, la relation établie entre l’écrivain et le lecteur (tout individu), l’analyse de cette relation constitue l’axe essentiel de sa réponse à la question sur l’Aufklärung. En un sens, l’Aufklärung est l’explication de cette relation. Au XVIIIe siècle, cette relation ne s’est pas produite tant entre l’université et les livres qu’entre les magazines et les sociétés ou académies qui les ont publiées. Ce sont celles qui organisent la concurrence et la lecture sous la forme libre et universelle de circulation du discours écrit, elles sont le public. Ce ne sera pas le public universitaire qui sera créé au XIXe siècle, encore moins le public des médias d’aujourd’hui.

Moses Mendelssohn

Mendelssohn avait répondu à cette même question dans le même magazine en septembre. Kant et Mendelssohn avaient clairement souligné la nécessité d’une liberté absolue de conscience et d’expression en ce qui concerne l’exercice de la religion en tant qu’exercice nécessairement privé. Kant avait déjà écrit à Mendelssohn sur son Jérusalem qui venait d’être publié, le loue car il montre bien que l’usage de sa religion ne pouvait être que privé, qu’il ne pouvait exercer de prosélytisme ni d’autorité vis-à-vis de cette communauté privée au sein de la société, cette attitude, dit Kant, c’est ce que chaque chrétien devrait avoir devant sa propre religion.

Dans ce texte de Kant à propos de l’Aufklärung, un nouveau type de question apparaît dans sa réflexion philosophique, cette question qui apparaît pour la première fois dans un texte de Kant, est la question pour le présent, l’actualité, du que se passe-t-il aujourd’hui, maintenant ?, que signifie le présent auquel j’appartiens ? Telle est la question à laquelle Mendelssohn et Kant répondent, quel est le présent, quel est l’élément du présent qu’il est nécessaire de savoir, dans quelle mesure cet élément exprime un processus lié à la pensée, à la connaissance, à la philosophie et dans quelle mesure le philosophe fait partie de ce processus et du rôle qu’il devrait y jouer en tant qu’acteur.

Ils n’appartiennent plus à une doctrine, à une tradition ou à une communauté, mais à un présent, à un « nous » qui désigne un groupe culturel caractéristique de son actualité, objet de sa réflexion. C’est ce qui caractérise la philosophie en tant que discours de la modernité et sur la modernité (Foucault, 2008, 14). Depuis le XVIe siècle, la question de la modernité ayant été posée en se référant à la polarité antiquité-modernité, Kant considère l’actualité pour y trouver sa place, en établir le sens et préciser son mode d’action. L’Aufklärung s’est nommée elle-même, c’est un processus culturel qui a immédiatement pris conscience de lui-même et qui se situait par rapport à son passé, son avenir et son présent ; désignant par son nom le mouvement qu’il devait faire dans son présent.

Kant ne va pas oublier cette fonction de la philosophie de se questionner sur le présent, il la repense à propos de la Révolution dans un texte de 1798, Conflit des facultés, il passe du qu’est-ce que les Lumières ?, au qu’est-ce que la Révolution ? Lorsque l’on examine le conflit entre les facultés de philosophie et de droit, on place cette relation conflictuelle dans la question suivante : existe-t-il un progrès constant pour le genre humain ? Il faudrait en déterminer la possibilité et la cause, une cause constante qui a agi, agit et agira comme un souvenir, une démonstration et un pronostic, de sorte que nous serions assurés d’une tendance générale du genre humain au progrès. Kant ne trouve pas son signe dans les grands événements mais dans des événements presque imperceptibles. Ce n’est pas la Révolution qui lui donne sens, c’est la manière dont elle est perçue par la périphérie, peu importe qu’elle soit un succès ou un échec, le signe du progrès est l’aspiration, l’enthousiasme de ceux qui ne font pas la Révolution ou ne sont pas ses principaux acteurs, que tous les hommes considèrent comme un droit de se doter de la constitution politique qui leur convient, qui évite, par leurs principes, toute guerre offensive, c’est ce qui suscite l’enthousiasme à la fois pour les Lumières et pour la Révolution, cela qui révèle dans la nature humaine un pouvoir de progrès tel qu’aucune politique ne peut le distinguer des événements précédents (Kant in Idem, 20).

Ces deux questions n’ont pas cessé d’occuper la philosophie depuis le XIXe siècle, l’Aufklärung, en tant qu’événement inaugurant la modernité européenne et en tant que processus permanent, le développement et la mise en place de formes de rationalité et de technique, l’autonomie et l’autorité des savoir ; la Révolution, en tant qu’événement et en tant que rupture de l’histoire, en tant qu’échec presque nécessaire. Kant a en quelque sorte fondé ces deux traditions critiques de la philosophie moderne. Mais une autre tradition se développe également à partir de ces questions, qui vont de Hegel à l’école de Francfort en passant par Nietzsche, Weber, etc., forme de réflexion à laquelle Foucault s’affilie (Idem, 22).

Les Lumières (Las Luces, The Lights, l’Aufklärung), est la sortie de l’homme de son état minoritaire, c’est-à-dire de l’incapacité à utiliser sa compréhension sans la direction d’un autre, ce n’est pas un manque de compréhension, c’est un manque de décision et de courage. Ce qui définit Kant comme Aufklärung, c’est le moment présent comme « Ausgang », sortie, mouvement par lequel on délaisse quelque chose, sans rien dire de l’endroit où nous allons, sortie d’un état dont le même homme est responsable, sortie qui était en train de se passer mais que Kant en plus de décrire prescrit : « Aie le courage de te servir de ta propre compréhension. »

Or, si les hommes sont privés de l’exercice de leurs droits, ce n’est pas parce qu’ils les ont abandonnés ou que quelqu’un les en a dépouillés, mais parce qu’ils ne sont pas capables ou ne veulent pas se conduire à eux-mêmes. Ce n’est pas un droit mais un état de fait, de complaisance ou de gentillesse mêlée de ruse, si certains sont en situation de diriger les autres, ce sont les mêmes individus par leur attitude qui laissent se former cette dépendance, L’autorité sur eux, n’est pas une dépendance naturelle, une privation violente de leurs droits, l’individu laisse cette autorité se former sur lui.

Nous pouvons interpréter la minorité à partir des trois Critiques de Kant (Verstand, comprendre ; Seelsoger, conscience ; Versuch, jugement), l’entreprise critique et l’Aufklärung se complètent : La critique de la raison pure nous apprend à faire un usage légitime de notre compréhension, dans les limites de notre raison mais de manière autonome, sans l’utilisation d’un livre ; La critique de la raison pratique, à utiliser notre conscience pour déterminer notre comportement, non pas comme impératif mais à partir de ce que nous pensons, nous ne pouvons pas être libérés de façon autoritaire. C’est la relation viciée entre le gouvernement de soi-même et le gouvernement des autres qui caractérise la minorité, c’est pourquoi Les Lumières redéfinit cette relation. Y aurait-il des individus capables de libérer les autres de cet état de minorité ? Ces hommes qui prennent gentiment la direction d’autrui ne parviennent pas à sortir l’humanité de leur minorité, car ils ont placé les autres sous leur autorité et ces autres s’habituent au joug et ne soutiennent plus la liberté, c’est la loi de toutes les révolutions, ceux qui la font tombent sous le joug de ceux qui ont l’intention de les libérer.

La minorité est caractérisée par deux paires illégitimes : la paire obéissance-absence de raisonnement et la confusion entre public et privé. La première est ce que veulent faire croire ceux qui gouvernent et ce que croient la paresse et la lâcheté des gouvernés, il ne peut y avoir d’obéissance sans l’absence de raisonnement, ne raisonnez pas, obéissez, c’est ceux que disent les commandants. Kant dit, raisonne tout ce que tu veux mais obéis. Quant au deuxième, avec public et privé il ne fait pas référence à des domaines d’activité mais à certaines formes d’utilisation de nos facultés ; à l’inverse de l’usage courant de ces termes, il appelle privée l’utilisation de nos facultés dans l’activité professionnelle publique, en tant que représentants d’un gouvernement dont les principes et les objectifs sont le bien collectif ; public est l’usage que nous faisons de nos facultés et de notre compréhension quand, en tant que sujets raisonnables, nous nous tournons vers l’ensemble des sujets raisonnables (l’auteur qui s’adresse au lecteur), c’est celle-ci la dimension du public qui est à la fois la dimension de l’universel.

Par conséquent, il y a une minorité chaque fois que le principe d’obéissance est confondu avec le manque de raisonnement et, dans cette confusion, l’utilisation à la fois publique et privée de la compréhension est opprimée. Il existe une majorité, au contraire, lorsque la juste articulation entre ces paires est rétablie : dans la minorité, nous obéissons à la fois publiquement et en privé, nous ne raisonnons pas. Dans la majorité, l’obéissance et le raisonnement sont déconnectés, nous imposons l’obéissance dans l’usage privé et nous imposons la liberté absolue de raisonner dans l’usage public.

Dans l’Aufklärung, il y aurait une nouvelle répartition du gouvernement de soi et du gouvernement des autres, la réponse est tautologique, la sortie de la minorité advient parce que nous sommes à l’âge de l’Aufklärung, les obstacles sont dans l’homme mais il y a des signes de son dépassement, ils se trouvent dans l’enthousiasme créé autour de la Révolution (Kant in Idem).

De retour à Foucault, son projet général est d’analyser les matrices d’expériences en fonction de la corrélation des trois axes qui les constituent : la formation de connaissances, la normativité des comportements et la constitution des manières d’être du sujet. Cela implique des déplacements théoriques : non pas une histoire de la connaissance mais une analyse de pratiques discursives et de formes de véracité ; pas une théorie générale du pouvoir et de la domination mais l’histoire des processus et des technologies de gouvernementalité ; pas une théorie du sujet mais une investigation des techniques de relation à soi, de la pragmatique du sujet sous ses différentes formes.

En ce qui concerne la direction de la conscience et les pratiques de soi-même dans l’Antiquité, les Ier et IIe siècles de notre époque soulignent la notion de parresia, désignent une vertu, une qualité, un devoir et une technique à caractériser surtout à l’homme qui est chargé de diriger les autres, en particulier dans le but d’établir une relation appropriée avec eux-mêmes, c’est-à-dire de diriger la conscience des autres et de les aider à établir une relation avec eux-mêmes. Ceux-ci à une pluralité d’enregistrements : dans la pratique de la gestion individuelle, dans le domaine politique, dans le domaine religieux. Un autre élément de la richesse de la notion est son ambiguïté constante, parmi les cyniques, elle n’a pas d’évaluation univoque, dans la spiritualité chrétienne, elle peut être indiscrétion, rhétorique sur soi-même.

Le parresiastés est celui qui dit la vérité et par conséquent décoche tout ce qui est flatterie et mensonge, mais ne dit pas la vérité n’importe comment, la parresia est une manière de dire la vérité, ce qui la définit n’est pas le contenu de vérité lui-même. Cette forme change par la structure même du discours, par le but du discours ou par les effets du but du discours sur sa structure ; mais ce n’est pas la démonstration ou la structure rationnelle du discours qui le définit. En tant que forme, elle peut et doit recourir à la rhétorique, mais elle ne peut pas être définie dans la rhétorique, c’est dire essentiellement la vérité, alors que la rhétorique est une voie, un art, une technique qui organise les éléments du discours de manière à persuader, que ce discours dise la vérité ou non, cela n’est pas essentiel à la rhétorique. Il ne s’agit pas de persuader, ni de pédagogie, il ne faut pas le confondre avec l’ironie socratique ou platonicienne, il dit la vérité d’une manière si abrupte et définitive que l’interlocuteur se tait ou réagit violemment. Il y a un interlocuteur qui dit la vérité et a l’intention de le faire aussi rapidement, fort et clairement que possible et, en face, un autre qui ne répond pas ou répond non par la parole mais avec la violence. Cela se fait dans des conditions telles que le fait de dire la vérité puisse avoir des conséquences, ce qui établit un lien entre le locuteur et ce qu’il dit, entre la vérité et les conséquences de dire la vérité.

Un contre-exemple de la parresia est une déclaration performative où la déclaration est faite avec un effet connu à l’avance. Au contraire, la parresia ouvre une situation de risque indéterminé, à savoir qu’en général, l’interlocuteur entretient une relation d’autorité sur le locuteur. Le parresiastés est celui qui réclame sa liberté en tant qu’individu qui parle. Au cœur de la parresia, nous ne trouvons pas le statut du sujet mais son courage, c’est l’un des types du drame de la parole vraie, il en existe d’autres types tels que : le prophète, le diseur de bonne aventure, le philosophe, le sage. On pourrait dramatiser le discours vrai depuis l’Antiquité : en politique, dans le discours du conseiller, de l’orateur public ; du ministre, vers le XVIe siècle ; de la « critique » ; aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles ; une quatrième figure serait celle du révolutionnaire (Idem, 67).

Euripide

Dans le contexte du Le gouvernement de soi et des autres, Foucault recourt aux tragédies d’Euripide (Ion, Les Phéniciens, Hippolyte, Les Bacchantes, Oreste) car ils nous montrent clairement leurs modulations. L’Ion consiste à découvrir la vérité sur la naissance d’Ion. Cela le mènera à Athènes, où il a été conçu, où il est né, et où il sera autorisé à exercer un droit politique fondamental, de parler à la ville avec la vérité et la raison, élément essentiel de la politeia, même de la scène politique où le dirigeant utilise de plein droit sa franchise à travers une constitution qui tire son origine du logos. Ion est la représentation du fondement de la parresia politique dans le domaine de la constitution d’Athènes et de l’exercice du pouvoir, elle ne se confond pas avec l’exercice du pouvoir, ce n’est pas la parole du souverain qui met les autres sous son joug, ce n’est pas non plus le simple statut de citoyen, même en étant citoyen peut se perdre la parresia. C’est la parole de celui qui exerce le pouvoir dans des conditions non tyranniques, laissant la liberté à la parole de ceux qui peuvent et veulent être au premier rang, dans ce jeu agonistique qui caractérise la vie politique démocratique. Une conséquence de cette parresia politique c’est que le mot qui est prononcé ne réussisse à convaincre et que la foule s’en prenne à celui qui le prononce ; que la parole des autres qui ont un espace que le jeu politique leur donne, convainc et domine dans la foule, en battant la parole de celui qui dirige le jeu politique. Ce mot n’a pas pour but de plier les autres à leur volonté mais de les persuader, c’est-à-dire de faire intervenir le logos dans la polis, logos au sens d’un mot vrai, raisonnable, persuasif, qui confronte les autres et ne convainc que par la poids de la vérité et pour l’efficacité de la persuasion.

Puisque tout le monde a le droit de voter et d’exprimer son opinion, c’est qui qui aura la possibilité et le droit de faire de la parresia, c’est-à-dire de se lever, de prendre la parole, d’essayer de persuader le peuple, de vaincre ses rivaux ? C’était un débat à Athènes à l’époque : les démocrates prétendaient que tout le monde devrait l’avoir ; les aristocrates pensaient qu’il devrait être réservé à une élite, déterminée par l’autochtonie et l’enracinement historique.

Dans Ion, le dévoilement de la vérité sera connu par fragments successifs, c’est le choc des passions entre les personnages, la relation entre la vérité et la passion (alêtheia et pathos), qui fera apparaître la vérité et calmer les passions (Idem, 108). Le discours par lequel les faibles prennent le risque de reprocher au fort l’injustice qu’il a commise, ce discours s’appelle justement parresia, où aller demander justice, si c’est l’iniquité du puissant qui nous tue ?, il n’y a pas d’autre qu’acte de parresia, pour que le fort puisse gouverner raisonnablement, il est nécessaire que le faible lui parle et le défie avec ce discours de la vérité. Le discours raisonnable qui permet aux hommes de gouverner et le discours des faibles qui reproche aux forts de leur injustice, ce couple constitue une matrice de discours politique. Lorsque le problème de la gouvernementalité se pose, cette matrice est indispensable.

De toute évidence, le faible, celui qui s’adresse au puissant peut aussi avoir des défauts, mais certainement pas dans la même mesure que le puissant. Le reproche, l’imprécation montre les fautes des puissants ; à travers la confiance, au contraire, les fautes des faibles sont révélées, il n’y a personne qui ait la vérité, la vérité est formée avec les fragments fournis par ceux qui participent au dialogue.

Dans Les Phéniciens, nous avons une autre manifestation du lien nécessaire entre la parresia et le statut d’individu, nous n’avons pas les droits de citoyen quand on est hors du pays, la parresia politique est perdue, nous sommes en conséquence obligés de résister aux stupidités des gouvernants, rien de plus douloureux que d’être fou parmi les imbéciles, cela signifie que la parresia a parmi ses fonctions de limiter le pouvoir des gouvernants, quand il y a parresia et que le dirigeant veut imposer leur folie, le parresiasta prend la parole et dit la vérité, contre la stupidité du dirigeant, quand il n’y a pas de parresia, tous les citoyens sont soumis à leur folie. La parresia est la limitation de la folie du dirigeant par la franchise de celui qui doit obéir, celui qui à la folie oppose légitimement la vérité.

Dans la tragédie Hippolyte, un homme est un esclave quand il est conscient des fautes de sa mère ou de son père. Ainsi, la parresia est un droit qui peut être perdu si les parents ont commis des fautes morales, la simple prise de conscience de fautes des parents fait d’un enfant esclave, arrache la franchise. Le statut ne suffit pas pour avoir ce droit, il faut aussi la qualité morale des ascendants, de la famille.

Dans Les Bacchantes, nous voyons clairement le pacte parresiastique, le puissant, s’il veut gouverner comme il le devrait, doit accepter que ceux qui sont plus faibles que lui lui disent la vérité, même si elle est désagréable.

Dans la tragédie Oreste, nous avons quatre orateurs : le représentant officiel parle au nom de ceux qui exercent le pouvoir, n’est pas libre puisqu’il a pour fonction de représenter ceux qui exercent le pouvoir, ne parle pas en son propre nom, sa parole est esclave, obéissante, ambiguë, pour défendre la dynastie ; devant lui, une opinion pondérée se dégage, entre les extrêmes, ceux en faveur du pardon et ceux en faveur de la peine de mort, il propose l’exil, par conséquent il aura des accords et des désaccords dans l’assemblée ; puis un autre intervient avec un langage débridé, démagogique et violent, quelqu’un qui a été imposé à la ville, sa parresia est grossière, ne sait pas la formuler raisonnablement, peut convaincre mais pas avec la vérité mais avec la flatterie, la rhétorique et la passion ; C’est ce qui va générer le désastre. Enfin, une personne qui n’a pas une apparence flatteuse intervient mais a en sa faveur le courage de celui qui défend son pays et le courage intellectuel de participer aux disputes oratoires contre ceux qui rendent les gens malades, le caractérise l’intégrité de ses coutumes, son désir de justice et sa prudence, n’est pas quelqu’un qui passe tout le temps dans la ville ou dans l’agora à essayer d’imposer son opinion, perdant son temps dans des discussions sans fin, est un petit propriétaire, quelqu’un qui travaille de ses mains.

Ici, Euripide oppose l’agora et la terre, les démagogues professionnels qui passent la journée dans l’agora et les petits propriétaires. La victoire est obtenue par le vil orateur, qui a ému la foule en demandant la mort d’Oreste. Cette victoire montre le vilain visage de la parresia, le lien entre la parresia et la démocratie est problématique, difficile et dangereux, une mauvaise parresia peut envahir la démocratie.

En bref, ces textes, philosophiques et littéraires, ces discours, auxquels Foucault fait référence, tracent les conditions des relations adéquates parresia/démocratie : condition formelle, la démocratie ; condition de fait, l’ascendance de l’un sur l’autre ; condition de franchise, la nécessité d’un logos raisonnable ; condition morale, la manifestation du courage dans le combat pour la vérité.

Périclès

Dans les textes de Thucydide, la démocratie de Périclès est représentée comme un modèle des bonnes relations entre la politeia démocratique et le jeu politique traversé par la parresia et indexé au logos de la vérité. C’est le problème de savoir comment la démocratie peut soutenir la vérité, une démocratie avec une assemblée où tout le monde prend la parole, dans le cadre de la politeia démocratique et de l’iségoria ; là où travaille l’ascendant, quelqu’un qui établit son ascendant en actes et en paroles, ne parle pas du pouvoir d’un seul, mais du jeu agonique d’opinions différentes, il ne s’agit pas d’un pouvoir monarchique, au premier rang il y a un certain nombre de personnes qui sont les plus influents. Celles-ci soutiennent le discours de la rationalité politique, le discours de la vérité, qu’ils assument comme le leur, en cohérence avec leur carrière politique, et l’ensemble de l’assemblée doit être solidaire à la fois dans la victoire et dans la défaite, c’est le résultat de pacte parresiastique entre ceux qui persuadent et ceux qui sont persuadés. C’est la scène d’une bonne parresia : dans le cadre d’une démocratie respectée, l’ascendance de ceux qui gouvernent s’exerce avec le discours de la vérité qu’ils assument et auquel ils s’identifient, en assumant collectivement les risques.

Les lois sont les mêmes pour tout le monde, mais dans la participation à la vie publique, tout le monde est pris en compte sur la base de leurs mérites, la classe à laquelle ils appartiennent compte moins que leur valeur personnelle, ces mérites doivent être exercés car ils sont la garantie de la démocratie. La ville est gérée au nom de l’intérêt général et non à celui d’une minorité. Dans le cadre de la structure démocratique, un ascendant légitime s’exerçant avec le discours de la vérité et avec le courage de l’appliquer garantit à la ville de prendre les meilleures décisions pour tous. C’est l’articulation politeia/parresia.

Ainsi, il est non seulement nécessaire de savoir où se trouve le bien public, l’homme politique doit le dire clairement, sans agenda caché, avoir le courage de le dire même s’il ne l’aime pas, il doit avoir la capacité de l’exposer dans un logos persuasif pour que les citoyens puissent en discuter et le partager, si c’est le cas, et ne pas être corrompu. C’est à travers ces quatre qualités qu’il pourra exercer le pouvoir, à travers la parresia, l’ascendant nécessaire pour que la démocratie soit gouvernée.

Mais nous avons aussi une mauvaise parresia, nous la trouvons dans les textes d’Isócrates et Démosthène, celle qui ne reste pas conforme à ses principes, où le jeu de la démocratie et de la franchise ne peut être combiné et ajusté de manière commode pour permettre la même survie de la démocratie. Il y a alors mauvaise parresia lorsque des mesures telles que l’expulsion, l’exil, l’ostracisme et même la mort sont prises à l’encontre de certains locuteurs, lorsqu’une menace de mort pèse sur l’énonciation de la vérité. S’il n’y a pas de compréhension entre la parresia et la démocratie, ce n’est pas seulement parce que la vérité est rejetée, c’est aussi parce qu’on a créé un espace pour imiter la parresia, avec la fausse parresia, c’est le discours des flatteurs, le discours du la démagogie, de ceux qui se consacrent à dire des discours qui plaisent non pas qu’ils soient utiles à l’Etat ; tout le monde peut parler, ce n’est plus un privilège d’appartenir à la terre ni à une tradition ni à des qualités personnelles (moralité, intégrité, intelligence, dévouement, etc.) qui permettent à une personne de parler et de lui donner une ascendance, peuvent l’être les pires des qualités pas les meilleures, l’ascendance est donc pervertie.

Le mauvais parresiastés, le flatteur, le démagogue, ne dit pas ce que son opinion représente, ce qu’il pense être la vérité, le meilleur pour la ville ; il dit ce que l’opinion commune représente, l’ascendance ne l’exerce plus la différence propre au discours vrai. La mauvaise parresia n’est pas basée sur le courage de celui qui est capable de diriger au peuple les reproches qu’il mérite, il ne recherche qu’une chose, sa propre sécurité, son propre succès, à travers le plaisir qu’il procure à son auditoire, flattant ses sentiments et ses opinions. La mauvaise parresia consiste à tout dire, dit n’importe quoi avec la condition blesser son adversaire politique et d’être bien accueilli par n’importe qui, pour tout le monde, faisant disparaître la franchise du jeu démocratique.

Ce n’est pas parce que tout le monde peut parler que tout le monde peut dire la vérité, le discours de la vérité fait la différence : seuls certains peuvent dire la vérité et cela génère l’ascendant de l’un sur l’autre ; dire la vérité est à la base même de la gouvernementalité. Il n’y a pas de discours de vérité si ce n’est dans la démocratie, bien que ce discours introduise quelque chose d’irréductible à sa structure égalitaire ; mais dans la mesure où ce discours existe, la démocratie peut subsister. Par contre, ce discours a son origine dans la rivalité, il est donc toujours menacé même dans la démocratie, par la démocratie ; La démocratie rend possible le discours de la vérité et le menace sans cesse (Idem, 168).

En ce sens, le problème de la parresia ne se limite pas à une répartition égale du droit de parole à tous les citoyens, il ne se pose pas uniquement dans la démocratie, il se pose également dans le jeu du pouvoir autocratique : comment dire la vérité à qui détient le pouvoir ?, qui peut être son conseiller ? C’est alors le jeu entre droit de parole et droit de vérité dans toute forme de gouvernement.

Le franc parler se joue dans un espace politique constitué ; un discours est prononcé et celui qui le fait l’assume comme vrai ; l’ascendant de celui qui prononce ce discours peut être maintenu ou perdu ; par conséquent, il peut être récompensé ou sanctionné : parmi tous ceux qui prennent la parole il y en a un qui soutient la vérité et assume les risques, en exerçant un ascendant ; mais d’autres parresiastés n’atteignent pas leur but, ceux qui disent la vérité ne sont pas entendus au profit des flatteurs, de ceux qui répètent l’opinion de l’Assemblée ; alors ils sont expulsés et on tente même de les tuer. Ces trois scènes marqueront l’histoire de la parresia à travers l’Antiquité.

En frontispice, Emmanuel Kant.