mardi 26 avril 2016

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Odysseus, un passager ordinaire – II/II

J’ai entrepris en 2011 de refaire le voyage d’Ulysse.

, Michaël Duperrin

Les Cyclopes n’ont pas de navires qui vous mènent à travers les mers de ville en ville. Ils auraient pu ainsi développer cette île, car la terre est excellente, elle pourrait donner tous les fruits, il y a des herbages sur le bord de la mer grise, les vignes seraient éternelles, le labourage aisé, les moissons hautes. (Homère)

L’île du Cyclope

Partie 2

Septembre 2014

Avant de me rendre à Nisida et retourner chez Armando, je réalise que j’ai oublié à Paris la photo prise de lui l’année précédente et que je voulais lui offrir. J’hésite un instant, honteux d’arriver les mains vides, mais l’envie de revoir mon hôte est plus forte. Je découvre qu’il existe un chemin bien plus simple et direct que la route en lacet sur laquelle j’avais marché dans la nuit. Depuis la petite gare de Bagnoli, il suffit de prendre un bus que je ne verrai jamais passer ou de marcher deux kilomètres à travers la zone industrielle.

Celle-ci est sinistre, malgré le soleil et la clarté du ciel. De longues barres de béton, sans toiture, trouées de centaines de fenêtres, dévisagent les rares passants. On ne sait trop s’il s’agit d’un vaste chantier de construction ou de démolition, s’il est arrêté pour le week-end ou depuis longtemps. La plupart des bâtiments semblent désaffectés tout en laissant la vague impression de n’être pas finis. Autour du site militaire, abandonné mais toujours gardé par des hommes en uniforme, ne subsiste plus que la prison et un désert industriel où la plupart des cafés et restaurants ont fermé.
Un mal étrange sévit, qui stérilise cette terre et annihile toute entreprise de la ranimer. Cela n’a rien de magique, ce n’est que le produit d’activités humaines. Hauts fourneaux en attente de démantèlement depuis vingt ans, sous-sol et nappe phréatique pollués par les métaux lourds et l’amiante, plage sale et bétonnée alors qu’elle fut une des plus belles de Naples. Enjeux et intérêts économiques, politiques, judiciaires et mafieux ont eu raison des grands projets financés par la région qui devaient faire de cet ancien site industriel une zone d’activités tertiaires. Seule la Cité des sciences avait vu le jour en 2001 avant qu’elle ne disparaisse dans un incendie criminel en 2013.

Nul besoin d’invoquer la malédiction d’un dieu, comme celle qui frappe Ulysse et ses compagnons pour avoir aveuglé Polyphème, fils de Poséidon. Il m’est pourtant difficile de ne pas voir ici l’ombre du Cyclope, son mauvais œil qui plane quelque part au-dessus de Nisida et Bagnoli, à moins qu’il ne soit inscrit dans la forme même de l’île, cercle ouvert qui évoque un unique et sombre globe oculaire.

Je ne cédais pas, alors qu’il eût mieux valu, mais je voulais le voir.

Je parcours lentement le dernier kilomètre de digue avant d’arriver au restaurant d’Armando, craignant qu’il ne soit plus là, que l’affaire ait sombré, que le vieil homme soit mort au cours de l’année écoulée. Le restaurant est toujours là et bien ouvert. Ne voyant ni Armando ni la vielle femme, je commande un café au bar. L’homme qui me sert ne m’adresse ni mot ni regard. L’attitude fermée des deux clients au comptoir laisse également entendre qu’il ne sert à rien d’engager la conversation. Lorsque je demande si Armando est là, le barman me scrute d’un regard suspicieux et interrogatif, comme s’il était inenvisageable que je connaisse le vieil homme. Je répète ma question, le visage d’un coup s’illumine et se met à parler. Ah tu es un ami d’Armando, non il n’est jamais là le week-end, mais si je viens l’après-midi en semaine je suis sûr de le trouver disponible. Nous échangeons encore quelques mots ; avant de partir, je laisse un message pour Armando, disant simplement que l’homme qui refait l’Odyssée est passé.

Je continue mon chemin en direction de la prison. De jour, elle paraît tout autre et je ne la reconnais qu’à quelques détails : la grille et la pancarte qui en interdisent l’accès, une caméra de surveillance et la tour qui s’élève. À main gauche s’étale la mer, dont émergent de lourds rocs noirs. Un bloc dressé vers le ciel passe pour être le sommet de montagne que le Cyclope aveugle, fou de rage et de douleur, arrache et jette sur le navire d’Ulysse qui s’enfuit. Je veux photographier ce curieux rocher, mais réalise, dépité, qu’il se trouve en zone pénitentiaire et donc interdite. De l’extérieur le point de vue n’est pas bon. Je regarde autour de moi : impossible que l’homme en armes qui garde la guérite ne me voie pas entrer. Je prends le parti de lui en demander la permission. Il refuse tout d’abord et finit par m’accorder une minute ; j’en prends une dizaine.

Au loin, on discerne Capri et le Vésuve dont le cône surveille la ville. La beauté de la nature contraste avec la sécheresse des installations humaines. Pour autant, je n’arrive pas à déterminer si pareille vue adoucit la peine des prisonniers ou si elle la rend plus insupportable encore. En sortant, je salue le garde, à la fois amusé et gêné par cette petite transgression autorisée. Sans que je m’en rende compte, un malaise s’installe peu à peu. Je reste un moment devant cette prison qui exerce sur moi une trouble attraction. Au moment où j’écris ces lignes, je suis incapable de me représenter le bâtiment. Il me faut fouiller dans les planches contact pour y dénicher une image donnant une vague idée de ce à quoi elle ressemble. Je n’arrive pas non plus à me figurer la vie de l’autre côté du mur, qu’il y a là de très jeunes gens enfermés, avec un quotidien, des heures qui n’en finissent pas. Ou plutôt cette image qui m’obsède ne parvient pas à prendre forme. Là-bas, quelque part derrière ce haut grillage, l’un des prisonniers peut-être regarde cet homme qui lui paraît déjà vieux, qui traîne bizarrement devant la grille et photographie des cailloux. Qu’est-ce qu’il fait là à nous narguer ? Au lieu de se baigner, baiser des filles ou boire des bières ? Ça l’intéresse la prison ? Qu’il se casse ! Va fan culo ! Ce que je ne sais pas alors, c’est que ce jeune homme en colère, c’est encore moi. À cet instant, je ne pense pas à mon passé de délinquant juvénile, au sentiment si ancien d’être entravé, que la vie est une peine, que mon esprit est une prison. Je me dis simplement qu’il fait chaud, qu’il est l’heure de partir, que j’ai bientôt rendez-vous avec Massimo. Je me demande néanmoins si je reviendrai le lendemain : sans la photo, je me sens penaud... puis balaye d’un revers de pensée la vague impression qu’un fantôme vient de passer.