samedi 1er octobre 2016

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Légèreté et envol

Une exposition de Jaewook Lee à One wall art space – Séoul août 2016

, Jean-Louis Poitevin

Aujourd’hui, il faut saisir une occasion qui se présente rarement d’écrire sur le travail d’un artiste qui est aussi un ami et un collaborateur actif de TK-21 LaRevue, envoyant depuis New York des textes d’une rare intelligence sur ses propres réflexions comme sur des expositions ou le travail d’autres artistes.
TK-21 LaRevue a ainsi publié ( n°58, 59, 60/61) en avant première le texte qui compose l’ouvrage paru à l’occasion de l’exposition que Jaewook Lee a réalisée cet été à Séoul à One wall art space.

Raconter : anecdotes signifiantes

Il aurait été dommage de ne pas pouvoir voir cette exposition en ce qu’elle manifeste avec délicatesse et légèreté la puissance même qui loge dans un esprit sérieux lorsqu’il ne sent pas en lui la nécessité d’être conventionnel et de croire en la pesanteur des affirmations vaines.

La légèreté est celle des oiseaux. Les chants d’oiseaux, ceux d’Olivier Messiaen, sont portés jusqu’à nous par la flûte de sa femme qui dans une vidéo qu’ils sont allés tourner dans l’Utah met en scène la rencontre entre sons de la flûte, improvisations et chants d’oiseaux habitant ce lieu d’un désertique qui évoque le monde d’avant l’homme.

Mais le son n’est pas tout. Le dessin et ses capacités d’évocation de mondes transversaux occupe une place centrale dans l’exposition. Les dessins au premier étage offrent une vision réflexive sur les possibilités formelles de la synesthésie. En écho, dans le texte et dans l’installation au rez-de-chaussée, il y a la présence singulière d’une image, d’une œuvre d’une artiste surréaliste espagnole, ayant vécu au Mexique avec les surréalistes et qui épousa Benjain Perret. Elle est restée sinon méconnue du moins peu connue. Elle se nomme Remedios Varo.
Il y eut lors de cette exposition séoulite, deux rencontres avec l’artiste qui ont de plus permis de prendre la mesure de sa position.
On ne connaît que trop les conversations voire les débats autour de la question relative au statut de l’artiste et de l’art, de leur fonction et de leur place respectives dans la société. Cet aspect s’est trouvé battu en brèche par des remarques incidentes qui montraient combien pour Jaewook Lee cette question était sinon sans fondement du moins sans grand intérêt.
Faire des œuvres qui soit non des objets mais des ensembles d’éléments pensés et réalisés en fonction de leur insertion dans un projet, et un projet d’exposition en particulier, telle est son ambition. Ici, il y a un texte, des dessins, une vidéo et une installation sous forme de sculpture. Le projet est l’ensemble mais l’ensemble n’est pas épuisé par le projet. Il le renforce et le projette dans d’autres dimensions. L’exposition constitue un moment dans une pensée en mouvement et un moyen de conférer à cette pensée une consistance communicable. Les rencontres sont un moment à la fois essentiel, annexe et complémentaire. Cela peut sembler banal. Ce ne l’est pas. Par ce biais, c’est la fonction de l’artiste qui se trouve déplacée et revisitée.

L’artiste, ici est plus proche du chercheur au moins en ceci que, sans revendiquer on ne sait quelle dimension « scientifique », il tend à une cohérence et à une justesse qui allient et relient esthétique et éthique. Il joue avec sa détermination en vue de produire des moments d’une précision d’orfèvre dans la beauté tient dans le « geste » qui les fait exister.
Sa femme, flûtiste, l’accompagne dans ce projet et à eux deux ils confèrent à la pratique dite artistique une forme sinon inédite du moins largement revisitée en ce qu’elle met en scène une multiplicité de questions. Ici, aucune crainte de se perdre ou de se jeter contre le mur des évidences par souci de simplification à outrance. Il suffit de faire ce qu’il faut en vue de la production d’un moment de pensée en acte qui soit en résonance avec les chants des oiseaux, chants d’une « justesse », entendons d’une variété et d’une beauté, à ce jour en quelque sorte restée inégalée.
Et puis il y a les lieux, l’Utah ou Messiaen est venu bien avant enregistrer des chants d’oiseaux, et la date de naissance du musicien quasi identique à celle de la peintre, l’un le 10, l’autre le 16 décembre 1908 qui provoquent des joies discrètes, des surprises indicielles et dessinent comme une carte secrète de coïncidences ouvrant sur le devenir de la recherche.

Synesthésie

L’enjeu de la démarche de Jaewook Lee est simple : aller voir entre, aller voir ce qu’il se passe entre le son et la couleur, comme entre une discipline et une autre, comme entre la matière et l’esprit puisqu’ils sont de facto pris dans un jeu complexe de relations que l’on se plait justement à nier ou à expliquer par des arguties à tendance théologiquement incertaines.
Le sens ici guigne vers les conditions de sa formation et rien n’empêche qu’il soit mis en suspens si l’aveu dont il est porteur se révèle alourdi de clichés. La recherche tend à se faire découverte et mise à jour de relations. Il s’agit d’expliciter et de faire de cette explicitation le moment d’une « révélation » aussi minime soit-elle. Ici la précision semble jouer avec les codes de l’effraction sensible conduisant à l’appréhension du numineux sans pour autant exploser en fractions infinitésimales de mirco destins orgueilleux.

La synesthésie est vue, ici, comme le moment de transition entre couleurs et sons, et les dessins tentent de donner à ce mouvement, à cette relation, une apparence partageable. L’apparence informelle des dessins traduits bien ce passage, ce glissement, cette torsion entre une dimension préfigurale et une figure non encore advenue. Le moment est celui du mixage. Messiaen disait qu’il était un synesthète intellectuel. L’enjeu est bien ici de postuler la possibilité de la synesthésie comme une ouverture sur une légèreté de fait permettant de se délier des fers de l’obligation à tout prix de produire du sens. Il n’y a plus dans cette injonction mille fois répétée, aujourd’hui, que des relents de postures idéologiques que l’on pourrait croire dépassées.
La complexité se joue dans l’infiniment petit, dans l’imperceptible, mais cet imperceptible ne l’est que si font défaut ces petites perceptions que Leibniz appelait à prendre en compte et qui aujourd’hui nous sont accessibles par tant de moyens qu’il n’est plus possible de les nier. Il s’agit en tout cas de postuler leurs possibilités de fait et de plonger dans les remous qui se produisent dans les échanges à tous les niveaux du corps comme de la pensée. L’art, ici, se fait exploration transdisciplinaire.

Boucle de rétroaction

Jaewook Lee insiste beaucoup sur ce point dans son essai sur le rythme et la couleur, il existe des effets rétroactifs du présent sur le passé. Il existe des gestes, des pensées, des ouvertures qui vont modifier le regard et l’interprétation de certains éléments du passé : phénomènes qui deviennent plus compréhensibles, œuvres que l’on lit autrement, actions de l’on évalue d’une manière nouvelle, image globale d’un phénomène qui redevient visible.

Le nouveau n’est pas ce qui change entre hier et aujourd’hui mais ce qui, apparaissant aujourd’hui, permet de reconsidérer un ensemble de faits ou de phénomènes existant ou ayant existé. Il s’agit donc ici de rien moins que de faire exister dans le champ de ce que l’on nomme art, des éléments acquis dans les domaines les plus actuels des sciences celles qui traitent du cerveau en particulier et de les convertir en éléments d’un autre type, partageables entre autres choses, à travers la multiplicités des sens.

Ainsi la mise en relation de Messiaen et de Remediso Varo constitue une tentative de prolonger un a priori favorable pour la synesthésie en une démarche de création de formes qui ne soit pas création de formes « dures ».
Dessins, vidéo, musique, improvisation musicale, débats et installation sculpturale : tout ici concourt à ce que l’œuvre soit elle-même transdisciplinaire. Il y a plus. En confrontant des temps et des œuvres apparemment si différents, ce projet met en place une boucle de rétroaction dont il faut tenter ici l’interprétation.
Une boucle de rétroaction est un mouvement de la pensée qui conduit à revisiter certains aspects relevant du « passé » ou plus exactement à les réinterpréter et à la reconsidérer à les réévaluer en fonction de découvertes actuelles ou de modifications des jauges de la croyance dans le dispositif de la conscience.

Ici, il s’agit de repenser le lien entre une forme et les conditions de sa genèse en évitant les schèmes durs relatifs à la création liés à la production de l’objet comme résultat inévitable de l’imputation d’une forme à une matière préexsitante.
L’image de l’image de Remedios Varo, saisie au sens strict d’être prise dans le mouvement de la terre glaise perçue comme force en mouvement, coulée arrêtée au bord d’un vide métaphorique, sa présence donc au cœur de l’installation-sculpture, montre un personnage jouant de la flûte. Outre constituer une coïncidence de plus participant à la constellation signifiante en cours d’élaboration, cette image dit quelque chose du mystère et du miracle du son dans sa relation aux formes stables.
Les œuvres à tendance surréaliste forte de Remedios Varo sont portées par un imaginaire dans lequel les forces psychiques sont représentées de manière métaphorique comme étant en proie à des rencontres possibles avec des éléments ou des figures hésitant entre plusieurs états. Le plus souvent, un personnage central, solitaire, semble tenter de prendre la mesure d’un phénomène non ratïoide. Son, gaz, flux d’air, éléments lumineux, oiseaux, tout ici dit le mouvement non contrôlable et des états de la matière liés à l’apesanteur, comme objets d’une étude participante. Une des œuvres de Remedios Varo présentée dans le Treatise on rhythm, color and birdsong de Jaewook Lee, s’intitule justement en anglais The phenomenon of weightlessness, le phénomène de l’apesanteur. En fait il s’agit, ici, de signaler que l’absence de gravité, autrement dit la possibilité d’échapper à la lourdeur, celle de la matière, celle de l’objet, et même celle des formes peut constituer un élément dans un programme de recherche de métamorphoses sensibles.
La boucle de rétroaction est directement évoquée dans son texte par une citation de Zizek évoquant Bergson : a potentiality can be inserted into (or withdrawn from) past reality.
Dans les œuvres présentées ici, ce qui se passe, c’est un mouvement de retour du flux et du léger sur ses origines solidifiées ou en cours de solidification. Ainsi des formes figées et dures, lourdes et insistantes sont-elles confrontées à des effets radicaux de légèreté, chant d’oiseau, improvisation à la flûte, chatoiements colorés, hésitations fluides, envols suggérés.

C’est là que cette exposition de Jaewook Lee atteint à sa pleine puissance d’évocation. Déclamant avec conviction l’appartenance du sensible à l’infinitésimal et à l’imperceptible et en tout cas à ce qui échappe aux cadres de la perception estampillées par la philosophie dure et les médias mous, les éléments qu’il réalise sont tous des événements allégés du poids de la conscience et qui nous interpellent directement dans notre croyance à tout ce qui, pour faire sens, est contraint de se figer dans des formes et des matières solides, lourdes mais aussi avec le temps friables.
La boucle de rétroaction du son sur le visible, fait émerger du dur les possibilités restées non perçues de la créativité des flux et des éléments légers. Le rythme est la porte ouverte sur une sensibilité accrue à ce qui coule et s’écoule à ce qui passe d’un monde à un autre d’un état à une autre.

Géométrie indicielle, lourdeur et légèreté

Dans la présentation des dessins, comme dans la vidéo et comme dans l’installation-sculpture, sont présents des éléments indiciels, indiciels parce que jouant le rôle d’indices et indiciels parce que résiduels et évoquant des possibilités non vues. Ces éléments sont des incarnations imparfaites des formes platoniciennes.

Derrière chaque dessin, peinte sur le mur donc, une forme géométrique simple. Parfois, venant interrompre ou s’incruster dans l’image de la vidéo l’une ou l’autre de ces mêmes formes dans la même couleur verte, et dans l’installation-sculpture, cônes, boules, cylindres ou cubes se tiennent là à la fois dans une sorte d’indifférence posée à la masse chaotique de terre qui semble être une montagne ou une coulée de boue figée, mais se voient pour certains emportés et renversés.
Les données du conflit sont posées. On les connaît : matière et esprit, forme et chaos, informe et géométrique, et finalement mobilité et fixité ou tout autre formulation pour ces oppositions qui sont de la métaphysique les incarnations transitoires mais inépuisables.
Mais, au lieu de rejouer l’opposition entre les éléments de binômes éternisés sous la forme du conflit, Jaewook Lee opère un déplacement subtil en installant formes chaotiques et formes platoniciennes dans des strates de réalité distinctes. Les unes sont sur le mur, les autres sur le dessin. Les unes sont des vignettes apparaissant dans le cours de la vidéo, les autres sont les rochers de l’Utah. Les unes sont la terre glaise sous forme de coulée, les autres la même terre travaillée pour devenir forme géométrique. Les unes sont les arêtes du masque, les autres le son de la flûte ou le chant de l’oiseau.

Mais en fait le partage qui se dessine s’inscrit d’une manière plus subtile encore. Il faut remarquer que formes chaotiques et formes géométriques sont perçues et montrées ici comme si elles étaient les deux faces d’une même médaille. Il n’y a pas conflit, ni tension mais cohabitation plate.
Car c’est ce qui se passe « entre » elles qui importe et ce qui se passe « entre » est à la fois ce qui a été occulté par l’obsession rationalisante et oublié par une perception entée sur l’auto-approbation des découvertes de la conscience par elle-même et donc tout simplement laissé de côté par une raison toujours trop sûre d’elle-même. Le « entre » ne signale aucun conflit mais bien un espace qui est à la fois « réel » au sens où il peut être rendu perceptible, et psychique au sens il s’offre comme un interstice dans lequel l’imagination va pouvoir venir tournoyer sans se soumettre aux lois gravitationnelles imposées par la raison et la soumissions morale au devoir « être-là ».

C’est bien ce que font les personnages de Remedios Varo, que mesurer cet interstice. C’est bien ce que fait Messiaen en jouant avec les chants d’oiseaux. C’est ce que fait Jaewook Lee en glissant entre ces deux versions complémentaires du monde, trop vite nommées l’ordre et le chaos, des formes fluides, des flux matérialisés des intentions sonores allégées et des expériences intellectuelles délivrées de la lourdeur psychique de devoir dire la vérité ou du devoir faire un objet ou du devoir s’appesantir sur sa propre lourdeur.
Tout est dit. Rien n’est dit. Simplement s’ouvrir un instant à ce que la boucle de rétroaction de l’incalculable fait apparaître dans le règne du calculé. Et voyager dans l’espace interstitiel qui est, du réel, l’ombre incernable et voyageuse.

Jaewook Lee
Treatise on Rhythm, Color and Birdsong
( 5 au 25 aout 2016)
Space O’NewWall
Seoul Corée