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Le chaos et la sphère du temps
à propos du « Requiem pour un jeune poète » de Bernd Alois Zimmermann
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Le chaos ce n’est pas le désordre qui, lui, renvoie exclusivement à l’entropie maximale, c’est- à-dire à l’équilibre thermodynamique absolu. Le désordre est un épais nuage de mouches qui s’acharnent sur une charogne. Le chaos, lui, peut être un tout petit papillon qui, par-delà les mers et les océans, survole le Monde et le bouleverse, alors que lui, le papillon, grossit démesurément au fil de son voyage.
Le chaos a été théorisé par Edward Lorenz, un mathématicien du MIT qui bizarrement s’est pris de passion pour la météorologie. Cette théorie expose clairement que ce que raconte la femme plus très jeune et un peu zozoteuse qui se déhanche devant une carte de France géante le soir à la télé ne correspondra jamais au temps qu’il va faire, surtout lorsque ses prédictions s’étalent sur une semaine. Ses mouvements de cuisses et de bassin n’influencent pas les déplacements de masses d’air ni les valeurs d’aucun autre des innombrables facteurs qui interviennent dans cette discipline si complexe qu’est la météorologie. Elle ne chevauche pas les nuages ni ne fait pas véritablement monter la pression...
La théorie du chaos est l’une des belles manières d’approcher la Complexité qui, comme me l’a enseigné le Maître en modernité, cet épistémologue brillant, ce pur spécimen de penseur postmoderne, marque l’instant précis, l’instant magique, ou la Science rejoint la Philosophie et la Poésie... tout en restant la Science. Avant, ce n’était que de la mécanique, disait-il mais là il exagérait. Si l’univers n’était pas complexe l’espèce humaine aurait peut-être disparu depuis longtemps, poursuivait-il. La Complexité en tant qu’assurance-vie, pourquoi pas ?
Mais la théorie du chaos n’est pas à proprement parler une théorie scientifique, qui dit obligatoirement quelque chose sur le Monde, que cette chose soit vraie ou fausse, qu’elle soit confirmée ou infirmée au fil du temps. La théorie du chaos est une théorie essentiellement mathématique, c’est-à-dire que c’est une construction issue de la logique la plus pure, toujours vraie elle, susceptible de s’appliquer, ou non, à des phénomènes observés dans le réel. C’est sur cette différence qu’insiste particulièrement l’un des amis du Maître en modernité, un mathématicien dur. Et lui, il l’explique bien le principe chaotique en montrant les limites de notre connaissance des choses. C’est ici que la Vanité nous regarde à nouveau de ses orbites vides.
La science s’est intéressée à deux types de système au cours du temps. D’une part, le système déterministe qui fait que lorsque l’on connaît l’état de départ du système, ses conditions initiales ou à un moment donné, on peut, en résolvant des équations simples, des équations linéaires, connaître son état passé et prévoir celui à venir.
C’est la « mécanique » newtonienne où en suivant un tout petit nombre de lois, celles de Newton, et en se servant de ce qu’on appelle le calcul différentiel, qui remonte à l’Antiquité, on peut prévoir avec une précision extrême le mouvement des planètes, le passage des comètes, l’amplitude et la périodicité des marées, en fait à peu près tout de ce qui est observable, ce qui a fait croire que l’univers était réglé comme une horloge et qu’on pouvait prévoir tout ce qui s’y passait.
D’autre part, le système stochastique qui conduit à l’utilisation des probabilités parce que les phénomènes ou les événements que l’on veut suivre sont aléatoires ou inobservables. C’est le cas de la mécanique quantique qui s’intéresse à l’infiniment petit, aux particules élémentaires à peine perceptibles ou pas perceptibles du tout. On n’a jamais observé de visu un quark ou un gluon. Pour prévoir tout un tas de phénomènes la physique quantique utilise donc les probabilités. La question de l’acceptabilité du hasard s’est posée d’emblée, notamment à Einstein avec son fameux « Dieu ne joue pas aux dés », et elle continue de se poser. Le hasard est-il un fait établi ou seulement une méconnaissance appelée à se réduire avec les progrès de la Science et de la Connaissance ? Werner Heisenberg expliquait tout simplement ce qu’il fallait entendre par probabilités. Ce n’est pas un dé où, une fois qu’on l’a lancé, la probabilité qu’un chiffre sorte est d’un sixième. C’est l’expression d’une très forte tendance telle qu’elle ressort, par exemple, de la fonction d’ondes de Schrödinger, l’équation fondamentale des débuts de la physique quantique, qui postule la position dans l’espace-temps d’une particule ou de toute autre objet physique.
La théorie du chaos, elle, s’intéresse aux systèmes déterministes et aux phénomènes qu’ils génèrent, déterministes soit mais... chaotiques. De ceci, le mathématicien Poincaré en avait eu l’intuition bien des années avant que la théorie ne soit formulée.
Pour arriver à théoriser le chaos, Lorenz disposait d’un ordinateur, un de son époque, un ordinateur des débuts de l’informatique. Avec la seule règle à calcul il ne serait arrivé à rien. L’informatique à ses débuts c’était du lourd. Des machines énormes qui occupaient des pièces entières avec plein de câbles partout et des grosses ampoules qui pétaient continuellement, et tout cela pour crachoter assez péniblement des listings de chiffres au bout d’un temps démentiel. Une puissance de calcul infime en regard d’une minuscule calculette actuelle. Je le sais, mon père a travaillé pendant un quart de siècle chez IBM en tant qu’ouvrier, au départ dans ce qu’on appelle les traitements thermiques. Il s’agissait de chauffer des pièces métalliques destinés aux ordinateurs dans des gros fours puis de les plonger dans des bains d’acide, de cyanure, de chrome ou d’or pour les durcir et les rendre inoxydables. Il arrivait que les fours explosent car en surchauffe. On y respirait des vapeurs délétères et il y a même un gars qui est tombé, un jour, dans un bassin d’acide. On n’a retrouvé de lui que son alliance en or. Dixit mon père. C’est qu’il en connaissait un bout, mon père sur la dangerosité du travail. Il avait été ouvrier métallurgiste, toutes les années trente, dans l’est de la France dans des « grosses boîtes », la forge et la fabrique de tubes comme il disait. Ah ! On peut dire qu’il m’en aura appris celui-là sur la condition ouvrière de son époque...
Pour en revenir à Lorenz, la météo et son ordinateur, tout s’est fait « par hasard » mais je ne rentrerai pas dans les détails. Ce qu’il constate c’est que certains systèmes sont plus sensibles que d’autres à d’infimes variations des conditions initiales et qu’ils évoluent en apparence de façon « désordonnée » sans qu’on sache véritablement pourquoi. On rentre dans la Complexité et il faut utiliser alors des équations non linéaires que seul peut résoudre l’ordinateur, ou à peu près, tout du moins jusqu’à ce que les écarts dans les conditions initiales, quand on fait plusieurs simulations, soient multipliés par dix. C’est ce que l’on appelle le « temps caractéristique ».
Au-delà du temps caractéristique, on ne peut plus rien calculer car les écarts s’amplifient de façon exponentielle, jusqu’à un certain point quand même car ça va vite et on sortirait aisément des limites de l’Univers, comme le fait remarquer le mathématicien ami du Maître en modernité. À chaque simulation, le phénomène se traduit par une trajectoire dans l’espace et comme il y a toujours un écart, même infime, dans les conditions initiales, les trajectoires diffèrent plus ou moins avec cette amplification plus que rapide. Au-delà du temps caractéristique, le système, ou plutôt le produit de la simulation, enfin la trajectoire, va retomber dans certains parages, que l’on appelle « attracteurs étranges », et y rester, et toutes les trajectoires des phénomènes issus des différentes simulations vont se retrouver par là comme si elles étaient attirées... étrangement. Tout cela nous donne une très jolie image en forme de papillon et de fait l’attracteur étrange devient « l’attracteur du papillon ».
Pour donner un exemple concret, lâchons une bille dans une vasque très large, comme un plateau de roulette mais beaucoup plus évasé et beaucoup plus profond, en lui impulsant de la main un mouvement rotatif proche de ses lèvres. La bille glissera le long de la paroi dans un lent tourbillon au cœur de la vasque qui s’achèvera en un point tout au fond, au centre ou proche du centre. Prenons une seconde bille et tentons de lui imprimer le même mouvement. Même en s’appliquant on n’y parviendra pas. Mouvement du poignet, vitesse impulsée, point de départ plus ou moins proche des lèvres de la vasque, tout sera différent. La seconde bille fera un tourbillon, tracera une autre trajectoire, proche ou non de la première, et échouera à son tour dans le fond de la vasque avec la première bille mais probablement pas au même endroit. Les conditions initiales pour les deux billes sont différentes dans le système vasque, donc leurs trajectoires sont différentes, leur écart s’accentuera au fil du glissement le long des parois, jusqu’à atteindre le temps caractéristique et le dépasser, et le fond de la vasque agit comme un attracteur étrange. Le système vasque est un système chaotique.
La météorologie est complexe et avec sa mise en jeu d’une multitude de facteurs, un million disent certains mais c’est une image, la température, la pression, le taux d’hygrométrie et quantité d’autres choses en différents points du globe, au sol et en altitude, sur terre et en mer, c’est le système chaotique par excellence, d’où la fameuse image de Lorenz pour marquer les esprits : « un papillon qui bat des ailes au Brésil peut déclencher une tornade au Texas ». À partir de ceci, la zozoteuse qui se tortille à la télé devant une carte de France a une capacité prédictive pas tellement supérieure à celle d’une grenouille avec une petite échelle dans son bocal, et ce en dépit de la révolution informatique. Mais des systèmes chaotiques on en trouve absolument partout et parfois même... en musique. Voilà.
Zimmermann et son « Requiem für einen jungen Dichter »
Le Requiem pour un jeune poète est une œuvre tout à fait singulière que l’on ne peut pas pousser dans toutes les oreilles comme un bout de coton hydrophile, et pour le coup c’est une composition d’une modernité incontestable en ce qu’il y a volonté de désaliénation de l’esthétisme canonique, et c’est aussi un fantastique système chaotique. Une œuvre-monstre ! Il faut dire que Zimmermann est un habitué du fait. Son opéra « Die soldaten », les soldats, est un monument colossal, peut-être le plus gros opéra d’après-guerre, avec « Le grand macabre » de György Ligeti. La composition musicale rejoint souvent l’architecture grandiose. Ainsi certaines œuvres sont de véritables cathédrales gothiques, les symphonies de Beethoven et de Mahler, les oratorios de la Passion de Bach, par exemple, et bien sûr le requiem de Mozart. Le requiem de Zimmermann aurait plutôt à voir avec les Prisons de Piranèse, tellement il foisonne en coins et recoins, en passerelles et en pont-levis jetés entre des colonnes-tours, en voutes et en escaliers enchevêtrés, dont certains sont des spirales se développant dans le vide, en piliers monumentaux et en arches écrasantes, en poulies et en cabestans hissant des cordes et des chaînes à des hauteurs vertigineuses, juxtaposition de volumes incroyables, superposition d’espaces improbables, lieux abominables de perdition et de strangulation. Les prisons de Piranèse sont des labyrinthes sans aucune issue.
- L’une des « prisons » de Piranese
Zimmermann emprisonne le temps dans une sphère et tous les sons de son siècle rebondissent, mélangés, fusionnés, hybridés, sur les parois de verre de cette cloche dans laquelle il est enfermé lui aussi. Logique de Wittgenstein, harangues nazies, poèmes de Maïakovski, discours fondateurs de républiques et oraisons funèbres des révolutions, rugissements des manifestations juvéniles et des soulèvements ouvriers, réminiscences de musiques solennelles et fugacités pop, fulgurance du Verbe et odieuses propagandes, feux d’artifice d’intelligence et ronflements de la barbarie, miracles des mots et discours d’assassins, écriture contrapuntique de la démesure et des extrêmes, polyphonie sublime génératrice ou issue des catastrophes, Histoire et vanité de l’Histoire, destruction du sens et rythmicité des langues et des langages, matière sonore et antimatière, évanouissement de la Beauté, annihilation de l’Espérance, tout est requiem et anti- structure, tout devient battement fébrile, tout y est capturé et tout vole en éclats, tout se désintègre dans une monstrueuse déflagration. « Big Crunch » de l’Esprit, de la poésie et de la musique. Ne reste plus que le Néant.
Ce requiem, Zimmermann, compositeur à la fois mystique et dionysiaque, « un moine dionysien » précise Laurent Feneyrou son meilleur connaisseur, joli manière de dire maniaco-dépressif, imbibé de philosophie allemande, Kant, Heidegger, Husserl, l’a mûri pendant plus de cinquante ans en faisant de l’Ecclésiaste la pierre angulaire sur laquelle reposerait sa superbe méditation, la colonne vertébrale à laquelle il adjoindrait jour après jour quantité d’ossements afin de construire, de reconstituer serait plus exact, le squelette de l’Histoire évènementielle et spirituelle, une multitude de textes, il fait montre d’une érudition sans limite, de citations musicales éclectiques, cantatique, opératique, symphonique, baroque, classique, dodécaphonique, et d’enregistrements de moments de l’Histoire du Monde, catalogue prolifique tenu sans aucun souci de chronicité, sphéricité du temps oblige. Il emprunte beaucoup à James Joyce et à Ezra Pound. Au premier, la mosaïque de styles de l’Ulysse et l’idiosyncrasie du Finnegans Wake. Au second, la pratique du collage, la compilation apocalyptique, de fragments d’histoires et de langues étrangères des Cantos, dans sa quête obsessionnelle d’un rythme universel et absolu. Toute la mémoire du compositeur est mobilisée, tout s’y est déposé en couches alluvionnaires, tout y a patiemment fermenté, pendant un demi-siècle tout le savoir s’est accumulé en strates, et puis l’intelligence a travaillé à partir de toute cette matière, beaucoup, elle l’a triturée, énormément. Zimmermann parle d’un « réseau confus de fils entremêlés » et s’en étonne, et s’en émerveille, et se réjouit de toute cette richesse de « matériaux culturels », de cet empilement « temporel et évènementiel », dans lesquels il trouve un peu de « sécurité ».
Et puis, il y a « le parler mis en musique », non pas le Sprechgesang de Schoenberg mais quand même hérité de lui, où le contenu sémantique est totalement évacué pour ne plus retenir que le timbre propre à chaque langue, sa musicalité accentuée souvent par la superposition des discours, subtil contrepoint lingual. Œuvre-monstre donc, et à œuvre-monstre dispositif- monstre. Un orchestre symphonique mais sans violon, un orgue, un ensemble de jazz, trois chœurs, deux récitants, un soprano, une basse ou un baryton, deux bandes magnétiques à quatre pistes. Les chœurs et les amplis pour les bandes magnétiques sont répartis devant, derrière, à droite et à gauche du public de la salle de concert, l’orchestre, l’ensemble de jazz, les chanteurs autres que ceux des chœurs et les récitants occupant la scène principale. Il y a donc spatialisation de la musique. Certains parlent d’un « effet de strangulation musicale » pour bien souligner le fait qu’il est absolument impossible d’échapper à la musique.
La spatialisation est la grande redécouverte du vingtième siècle musical, spatialisation pratiquement oubliée depuis l’âge baroque, grâce notamment à Stockhausen, un ennemi juré de Zimmermann et pourtant tout aussi mystique que lui, et à son Gruppen qui place le public au milieu de trois ensembles symphoniques, et dans lequel il superpose déjà des couches temporelles différentes. L’utilisation de bandes magnétiques en musique savante est une invention pure de ce même siècle, évidemment, développée à partir des travaux des bruitistes futuristes italiens. On retrouve là-dedans des expérimentateurs comme Edgard Varèse, John Cage, mais aussi Pierre Schaeffer, le père de la musique concrète, et son disciple Pierre Henry, qui peut être considéré comme le père nourricier de la musique électroacoustique. Karlheinz Stockhausen, encore lui, s’en empare notamment pour Hymnen, morceau tout à fait contemporain du Requiem de Zimmermann.
Sphère du temps. Il n’y a ni avant ni après, tout se confondant tout le temps. Quatre mouvements pour un plurilinguisme musical.
Le prologue s’avance doucement mais c’est déjà très sombre. Missa pro Defunctis « Faites, nous vous en prions, Dieu tout-puissant et miséricordieux. » (en latin) puis démarrage des réflexions philosophiques de Wittgenstein à propos d’un chapitre de Saint-Augustin traitant du langage « I. Augustin (Confessions, 1.8) :Quand ils (les adultes) nommaient une certaine chose et qu’ils se tournaient... » (en allemand) avec des extraits de l’allocution de Jean XXIII pour l’ouverture de Vatican II « Le Deuxième Conseil œcuménique du Vatican dont les débuts... » (en italien) et monologue de Molly Bloom à la fin d’Ulysse « le jour que je l’ai amené à me parler mariage... » (en anglais), enfin Alexandre Dubcek dans une allocution marquant la fin du Printemps de Prague « dans cet accord et dans cette attitude sont les fondements de notre avenir... » (en tchèque). La musique enfle progressivement, tout se mélange et se couvre tour à tour.
Le Requiem I démarre avec la suite de la Missa pro Defunctis et le gonflement des chœurs. Arrêt brutal pour laisser place à toute une construction sérielle, sur les différentes pistes des bandes et selon les interventions des récitants, autour d’une lecture de la loi fondamentale de la RFA « La dignité de l’être humain est intangible... » (en allemand), des citations de Mao Zedong « En fin de compte, le régime socialiste se substituera au régime capitaliste... » (en allemand), d’un poème de Sandor Weöres « silence / paix / silence / paix / lumière / lumière de silence... » (en hongrois), du chapitre 3 de l’Ecclésiaste « Je regarde la tâche que Dieu donne aux enfants des hommes... » (en latin), d’un extrait de Finnegans Wake « Monjour, ma ville ! Liffe ! C’est moi Liffey qui te parle... » (en anglais), des Perses d’Eschyle « Allez, enfants des Grecs délivrez la patrie... » (en grec ancien), de Pour Anna Blume de Schwitters « O toi, bien- aimée de mes vingt-sept sens, je te aime... » (en allemand), d’un discours de Hitler à l’occasion de l’entrée des troupes allemandes en Tchécoslovaquie « Dans la mesure où la défense du Reich l’exige... » (en allemand), d’une déclaration de Chamberlain « Je vais rencontrer le Chancelier allemand... » (en anglais), d’un extrait des Cantos pisans « O Lynx, réveille Silène et Casey... » (en anglais), du Caligula de Camus « A raison de nos besoins... » (en français), de Dubcek encore « Mes chers compatriotes, mes chers camarades... » (en tchèque), d’un discours de Papandréou « La démocratie vaincra ! » (en grec moderne), du Prométhée enchainé « Ether divin, vents à l’aile rapide... » (en grec ancien), de Maïakovski « Honorés camarades qui viendrez après nous !... » (en russse), d’un discours de Imre Nagy « Mes frères hongrois, je m’adresse encore à vous d’un amour brûlant !... » (en hongrois et en allemand), de Weöres encore « ... vent-eau-terre... » (en hongrois), de Maïakovski « ...Dans ma gorge le chagrin est comme un sac... » (en russe) et enfin « ... En fouillant la merde pétrifiée d’aujourd’hui... » (en russe). Tout ceci surgissant un à un puis se mélangeant, se superposant et s’effaçant progressivement, tout ceci entrecoupé de rumeurs de manifestations, de ressac marin, de sons électroniques, de bruits de foules et de guerre, et des éclairs musicaux, Milhaud, La création du monde, Messiaen, L’Ascension, Zimmermann, Symphonie en un mouvement.
Avec le Requiem II la Missa pro Defunctis refait son apparition avec des cuivres et des percussions et des vagues de chœurs et encore plus de vague au cœur. Longue scansion sur plusieurs pistes du Sixième sens de Konrad Bayer « ... j’ai contre ma nature et mon instinct (!), adopté un point de vue optimiste. J’ai vraiment essayé... » (en allemand) puis, après une incursion du Hey Jude des Beatles, une toute aussi longue scansion de Maïakovski « Honorés camarades qui viendrez après nous ! En fouillant la merde pétrifiée d’aujourd’hui... » (en russe et en allemand) et des Carnets de Gustav Anias Horn de Hans Henny Jahnn « Impossible de mesurer l’humiliation que renferme cette constatation... Savoir qui je suis réellement, cette question ne s’est toujours pas tue en moi... » (en allemand), enfin glissades aléatoires de free- jazz, musique que l’on peut qualifier de dionysiaque, et hachures des textes et poèmes susdits qui se détachent, se succèdent, ou se superposent. Chœur, orgue, piano, percussions, cuivres, soprano et baryton pour une résurgence de la Missa pro Defunctis et surtout une version chantée du même Canto pisan « Lynx, méfie-toi de ces vignes épineuses O lynx... » (en anglais et en allemand). La soprano chante quelques mesures de Weöres « Silence/paix/Silence... » (en hongrois), puis arrivent d’autres mesures, électroniques celles-ci, de Tratto de Zimmermann, enfin tous les chœurs, chanteurs et récitants, soutenus ou couverts par l’orgue et les cuivres, enfilent dans un contrepoint hallucinant, mi-chantés, mi-criés, des fragments de Maïakovski « Arrêtez, assez... Non, Essenine, ne croyez pas que je plaisante... » (en allemand), de la Missa pro Defunctis et de son Kirie « Seigneur, ayez pitié !... » (en latin), de Schiller « Frères, au- dessus du firmament.. » (en Allemand).
Pour finir Dona nobis Pacem pour lequel tous les moyens vocaux, magnétiques et orchestraux sont mobilisés. « Dona nobis pacem » dans une longue psalmodie qui s’étalera pratiquement sur tout le mouvement avec plus ou moins de force et de cohésion, avec des jaillissements de cuivre, des roulements de tambours et timbales, des frissonnements de cymbales et quelques tintements, et des accords plaqués sur clavier, « Dona nobis Pacem » qui ne permettra pas aux discours, déclarations et communiqués de se développer. Ribbentrop : « Le bolchévisme fait face au national-socialisme, dans une hostilité mortelle... » (en allemand), première division de DCA : « Attention ! Attention ! ... » (en allemand). Clameurs très vite interrompues de masses fanatisées. Même Beethoven et sa neuvième est masqué, tout comme Goebbels : « Je vous le demande : ... » (en allemand), et le major Remer évidemment : « Le Fuhrer dit : ... » (en allemand). Même le thème de Hey Jude et Churchill n’arrivent plus à passer. Staline à la radio russe et Freisler devant le Tribunal du Peuple, ne sont plus autorisés par la révolte qui gonfle et qui monte des pavés soixante-huitards, « Vendus ! Vendus ! ... » et les chœurs s’emportent et les cœurs s’élèvent, puis tout s’arrête. Konrad Bayer : « comme chacun sait, comme chacun savait, comme tous le savaient, comme tous le savent... comme chacun pouvait à distance le voir, comme chacun peut le voir, comme tout homme peut le voir. » (en allemand). Après une brève annonce des percussions, un dernier et pathétique DONA NOBIS PACEM ! hurlé par les chœurs.
Ainsi, les citations littéraires et musicales et les éléments historiques se développent bien au démarrage, comme dans tout système complexe, et puis il y a une véritable et irrésistible accélération, comme dans tout système complexe, avant que tout n’aille se briser au contact des parois de verre de la sphère du temps, et retomber en éclats plus ou moins fins, comme les gouttes d’une pluie d’été très drue, sur la partition, afin de former une polyphonie d’autant plus intéressante qu’elle est devenue totalement aléatoire et que tout discours est rendu impossible. Chaos ! Certaines choses sont là, enregistrées sur bandes, presque toujours présentes, sans qu’on les entende parce que complètement recouvertes, victimes de la superposition chaotique, les réflexions sur le temps du Qohelet dans l’Ecclésiaste par exemple, temps universel et temps passager de l’Homme. Chaos fantastique des mots, des musiques, des bruits. Il y a dans ce système-Requiem deux attracteurs étranges. D’une part, la belle et rugueuse figure de Vladimir Maïakovski derrière laquelle se dissimule à peine l’ombre noire d’un bien mauvais garçon, Sergueï Essenine. « Vous êtes passé dans l’autre monde, comme on dit. Dans le vide... Vous piquez vers les étoiles. Plus question de brasseries, d’avance ou de crédit. C’est fini, lucidité totale. Non Essenine... ». D’autre part, la silhouette fugitive de Konrad Bayer, poète tourmenté lui aussi, totalement traversé par un courant d’influences hétéroclites, un flux ininterrompu de références philosophiques et artistiques. « question : qu’espérer ? il n’y a rien qui puisse être atteint sinon la mort... il n’y a ni faute, ni péché, ni bien, ni mal, ni dieu, ni possibilité, juste l’apparence de pouvoir vivre pour l’apparence... ».
Au cours de ses master-classes, György Kurtäg, un autre très beau compositeur, ne se lassait jamais de répéter qu’une partition était à concevoir comme un squelette, et que c’était à l’interprétation d’y coller la chair et le sang nécessaires à la vie. Dans la construction complexe de Zimmermann, la chair et le sang sont déjà attachés au squelette, mais ce sont chair et sang des poètes suicidés, Essenine (?), Maïakovski (?), Bayer. Ces attracteurs étranges ne fixent pas durablement la trajectoire musicale. Ils sont un peu comme la surface lisse d’un étang qu’un nuage de libellules multicolores (couleurs des langues) viendrait périodiquement effleurer et rider, surface tendue qui ferait rebondir ce nuage vers le ciel. Il ressort de tout cela aussi, un épouvantable cri, un sentiment de culpabilité énorme de l’homme d’Allemagne qui a fait la guerre au sein de la Wehrmacht et qui s’exprime dans l’insistance à ramener les discours des psychopathes de son époque et de son pays. A partir de ceci, plus rien ou presque n’est possible comme le disait déjà Adorno. Tout se détruit en se mélangeant dans la fureur, y compris la musique. Ce Requiem célèbre à sa manière la mort de l’Esprit, la mort de la Poésie, la mort de la Musique et prématurément la mort du compositeur. Rongé par la mélancolie, englué dans la dépression, Bernd Alois Zimmermann n’entendra jamais jouer son Requiem. Il mettra fin à ses jours peu de temps après la première de celui-ci.
Extrait de « L’illusion, la trace et la sphère du temps »
- Bernd Alois Zimmermann
Tous les textes cités figurent dans le livret traduit en français du « Requiem pour un jeune poète », coordination, recherche et annotations de Laurent Feneyrou (Laurent Feneyrou/Festival d’automne à Paris-1995).