lundi 1er juillet 2024

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L’activité du vide en architecture I/III

délimiter, disposer, transformer

, Christian Ruby

Les humains ne devraient pas avoir d’angoisse du vide puisqu’il leur offre mille moyens de déployer des formes d’existence et des actions. Son importance, sous considérations négatives ou positives, se reconnaît dans des domaines aussi variés que la cosmologie, la théologie, la philosophie, l’anthropologie et les différentes pratiques artistiques, au bas mot.

En architecture et en urbanisme, les humains ne peuvent se dispenser de s’y appuyer. Ils l’appellent (afin de construire quelque chose quelque part), le cultivent (en mettant tel lieu en errance afin de construire autre chose), y logent des habitantes et habitants (une maison, un igloo, un local…) quand ces derniers ne le produisent pas eux-mêmes comme architecture sans architecte.
En somme, les humains ne cessent d’en engendrer et d’en activer comme le cœur d’instauration de tous les possibles. Grâce à lui, ils suscitent l’espace et l’espacement et en jouent (au sens des écrits de Friedrich von Schiller ou de Roger Caillois sur le vide, et du jeu du Taquin). En cela, il n’est pas une chose. Comme concept autant que comme réalité, il constitue un appel, une ouverture et une dynamique grâce auxquels les humains, dans leurs cultures, architecturent un/des mondes (des « chez soi ») ouverts sur d’autres mondes.

Au lieu de plaquer sur notre propos une définition sèche du vide, réifiant immédiatement la notion et les débats potentiels, cette série de trois articles enchaînés, soumis aux lectrices et lecteurs par un philosophe qui s’intéresse à l’architecture et l’urbanisme sous l’angle de la Polis (la cité) sans compétence technique dans ces domaines, souhaite tracer les linéaments d’une anatomie du vide en architecture et en urbanisme, entendus au sens moderne des termes.

Afin d’en amorcer les contours, regardons quatre bâtis présentés par des architectes, provoquant étonnements, discussions et projets autour du vide en architecture et urbanisme. Il s’agit :

Du musée d’art Benesse House (1990) de Tadao Ando. Dans son contexte (Japon), il présente une salle dont la partie centrale du toit, sous forme ovale, est absente, tandis que cet ovale se répercute au sol sous forme d’une pièce d’eau reflétant le ciel. L’architecte se livre là à une réalisation qui cadre le ciel local, et pose la question du rapport entre la terre et le ciel, en ouvrant le bâtiment à la perception de l’infini. Alors le ciel peut devenir le Ciel, et la question de la croyance religieuse comme la question métaphysique interviennent ; ou peut demeurer un ciel à explorer matériellement.
 

Tadao Ando, Benesse House

Du dessin célèbre de Superstudio. Soit une plage et des falaises dessinant un paysage/décor vide (la nature naturelle ?). Sur ce « décor », qui n’est autre que la nature, des personnages, sis en un lieu déterminé grâce à une grille, meublent une partie de ce vide en le délimitant (sans doute ici comme cauchemar urbain moderniste). Cette image place le regard devant le jeu du vide et de la fonction de limite/délimitation (la limite comme fin et commencement de l’existence humaine). Superstudio décline le vide naturel comme condition de l’architecture, un vide dans lequel se pose la question des limites construites par les humains, un vide à délimiter pour que se produisent un espace, un site urbain ou un lieu architecturé. Encore Superstudio associe-t-il sa réflexion sur la limite à un vide moral et politique résultant de l’application d’un seul modèle d’architecture (celui des modernes).

De l’œuvre conçue par Zaha Hadid, sur la photographie, à Dubaï, à la limite de la sculpture et de l’architecture, donnant ainsi corps au rapport entre le plein et le vide dans une option hypermoderne, et dans laquelle le vide fonctionne comme liaison de volumes. Il articule l’habiter en écarts. C’est un vide relatif externe entre des bâtis écartés (par opposition à l’entassement), critique de l’architecture compacte (pleine).

Zaha Hadid, Hotel Dubai Me
by Melia Noken Porcelanosa Laurian Ghinitoiu

Enfin, d’un dessin de Patrick Bouchain montrant la nécessité de passer de l’architecture autoritaire à une architecture libertaire : les murs internes du bâti sont supprimés. Reste un vide interne, local, conçu comme incitation ou appel à agir dans un bâtiment.

Patrick Bouchain

À ce sommaire repérage spécifiquement lié au projet d’établir une anatomie du vide en architecture et en urbanisme, écartant par conséquent les considérations sur le beau, l’utile ou le pouvoir en ces deux domaines, d’autres références pourraient encore être ajoutées. Par exemple une tente nomade, un village Bororo, un bâtiment de Peter Eisenman, puisque l’architecte célèbre constamment le plein de l’absence dans le vide de l’absenté, mais aussi un projet tel qu’en présentait Renée Gailhoustet en son temps (voir la photographie en tête de cet article). Et pour étendre encore la perspective, sans parler immédiatement des « trous » dans le tissu urbain, des photographies d’Eugène Atget, des photos de Paris vides de personnes notamment, pourraient aussi servir de repère. Ainsi que des travaux sur l’amour du terrain vague, là où « rien » ne règne encore, écrit fictionnellement Ettore Sottsass, dans Metafore (Paris, Skira, 2002).

Chacun de ces bâtiments met en évidence la réflexion d’un ou une architecte sur le vide. Par opposition à une doxa répandue, cette réflexion montre que le vide n’est ni angoissant, ni négatif — nulle peur du vide ici —, mais une condition de l’architecture sous la forme d’un axe de réflexion et d’action dans le monde. Le vide n’est ni une chose que l’on peut manipuler, ni une instance extérieure à l’architecture et qu’on lui incorporerait. Le vide est au principe de toute édification spatiale, de toute délimitation, de tout mouvement.

Par l’architecture et l’objectivation des cultures dans des formes durables, qu’elles soient nomades ou sédentaires, voire flottantes (ciel ou mer), conçues ou non par des architectes en titre — il est des architectures sans architectes —, le vide incite à donner corps aux rapports de l’humain au monde et aux rapports entre humains (y compris sous exigence de vide physique distanciel), aussi bien dans le concept d’architecture, notamment à l’ère de l’anthropocène, que dans la pratique (y compris la pratique numérique) et des réalisations de tous types (temple, monument, logement, parc d’attraction…), que ce corps soit parfois réduit à un seul modèle imposé à tous, par exemple celui de l’anthropologie classique aufklärer conduite par une académie d’architecture, celui modélisé à partir du « modulor » de Le Corbusier, celui des postmodernes, ou qu’il désigne des considérations plus dispersées et différentielles telles que le XXIe siècle en déploie (post-anthropocène, écologie), voire intersidérales…. Il renvoie de toute manière à une pluralité de modèles historiques et culturels. Il peut faire l’objet de propositions et contre-propositions, et peut laisser imaginer d’autres rapports… quand il ne fonctionne pas comme injure de l’un par rapport à l’autre (accusation), ce qui se retrouvera au long des articles proposés ici. Il renvoie à cinq types : celui, originaire et infini, relevant d’une métaphysique spontanée des architectes ; celui du vide indéfini d’une hypothétique nature première, condition paradoxale de l’architecture/urbanisme ; et le vide relatif instauré et activé (externe ou interne aux bâtiments, architecture et urbanisme) par le travail des architectes. À ces trois types principaux (explorés dans les articles 1 et 2), expliquant que « l’importance du vide est tout à la fois pragmatique, métaphysique et méta-fonctionnelle, elle tient de la totalité productive et de la façon de vivre l’espace » (in Le Carré Bleu, Feuille internationale d’architecture, 2. 2010, ouvrage non paginé, publié avec le soutien de la Cité de l’architecture), s’ajoutent les dimensions du vide numérique, des vides révélés par les drones, du vide intersidéral (développées dans l’article 3).

Des imaginaires de l’architecture 

Dans une conférence prononcée à la Cité de l’architecture, le 29 avril 2011 (dans la série : Quand les architectes n’ont pas peur du vide), l’architecte Bernard Tschumi décline un spectre de la notion de vide. D’abord en substantif (le vide) : absence, cavité, creux, débarras, ennui, espace, fente, futile, inhabité, stérile, zéro… Puis en adjectif (vide) : une pièce vidée. Enfin en verbe (vider) : abandonner, démeubler, expulser, détruire, etc. Qu’il ait raison ou non de croire pouvoir cerner le vide à partir de telles listes, il n’en reste pas moins qu’il donne au concept de vide en architecture et dans l’urbain une effectivité décisive, y mêlant bien sûr son propre travail, illustré ci-dessous (Paris, La Villette).

Pour autant, s’il existe une vertu de la liste, ainsi que l’affirme Umberto Eco, rien ne s’y discerne vraiment. Michel Foucault le souligne avec humour au tout début de Les mots et les choses (Paris, Gallimard, 1969). Parmi ces vides certains sont physiques, effectifs et d’autres relèvent de conceptions métaphysiques du monde.

Justement, commençons par explorer ces dernières conceptions avant de nous concentrer sur les autres types de vide. Une discussion sur le vide peut en effet reposer sur le profil d’une interrogation portant sur l’existence ou non d’un vide ontologique : l’imaginaire d’un vide originaire et indifférent, d’une vacuité originelle (ou son refus). Ce vide-là serait « la matière des possibilités d’être » (écrit Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace, Paris, Puf, 1957).
Cet aspect de la réflexion sur le vide est-il nécessaire pour penser l’architecture ? Sans doute pas pour penser telle architecture, de nombreux architectes y étant indifférents, pour autant une telle réflexion existe bien, notamment en contexte moderne. Un tel souci du vide pose bien des questions, auxquelles des architectes — ce à quoi cet article se restreint, en n’évoquant pas les métaphysiciens de l’urbain et de l’architecture — font allusion dans leurs propos dès lors qu’ils s’inquiètent dans leur travail :

Soit d’une bipolarité du monde obligeant à réserver une place au divin dans le monde terrestre (penser un temple, une église, un espace sacré), et même si tel temple ne doit rien aux dieux (un panthéon républicain) en tant que tels, ces derniers inspirent l’ardeur des bâtisseurs ; une bipolarité imposant un vide destiné à loger l’absolu ;

Soit de nier cette double dimension en s’en remettant à la seule loi intérieure de leur esprit/formation, autonomisant alors l’architecture par rapport au sacré (d’Église, reste le problème du sacré républicain), en prise avec un vide d’absolu.

En cela, il existe bien historiquement une métaphysique spontanée des architectes, qu’elle les aide ou non à concevoir leur travail, y compris dans le mélange des vocabulaires qui peut les autoriser à se vivre, sous le coup de certaines religions, en « créateurs », en « divins architectes », comme Eugène Viollet-le-Duc se disait « prince des architectes », etc. Métaphysique s’entendant ici au sens littéral : postuler l’existence d’entités situées au-delà de la réalité explorable. Dès lors que l’architecte recourt aux vocables de l’origine, du commencement, du vide et du plein, de l’harmonie, etc., il ne peut éviter le fond commun où se mêlent théologie (de diverses religions), mathématiques et morale. Au niveau le plus élevé, en rapport avec l’existence de l’univers, cette métaphysique spontanée se décline en récit des genèses, donc en monde créé (et donc plein) ou monde incréé (et enveloppant du vide), création ou éternité du monde, et ainsi de suite.

Et si création il devait y avoir, il lui faudrait un créateur. Ce dernier, un dieu ou Dieu, peut-il avoir créé le vide, ici interprété comme le rien ? Certes non. Dès lors, il n’existe pas de vide originaire. Ou si refus de création il y a, alors le vide est possible et réel comme élément de l’univers.

L’affirmation, notamment matérialiste, d’une éternité du monde supporte tout aussi bien l’idée de vide originaire mais comme représentant positif de l’abîme infini, ce vide devenant un des moteurs du mouvement de toutes choses en rapport et au profit d’une existence qui n’est pas aussi vaine que le laisse croire une peinture de Giorgio de Chirico ou un poème de Charles Baudelaire sur l’ennui. Et si le vide est premier, il est ainsi ce matériau de base à partir duquel penser, écrire, jouer. Il n’est pas nécessaire de cacher ce vide soit par une transcendance, soit par des normes éternelles, mais plutôt de savoir que renoncer aussi bien à la totalisation divine qu’à supprimer le vide, c’est s’obliger à repenser autrement que par des actes divins l’origine du monde, de la communauté, de la cité ou de l’urbain.

Aussi faut-il encore préciser que ce vide originaire, positif, n’est pas le rien local. Ce dernier correspond à ce qui reste quand on a tout enlevé : le retrait d’objets, comme par exemple les décrochages de tableaux par les artistes, ce que Ben, figure dans l’œuvre : Tout doit disparaître (1975, Amsterdam), ou bien avant lui, Yves Klein, mettant en scène l’exposition du vide (1962). Il est un vide relatif. Le rien a lieu dans un lieu où il n’y a rien (encore) ou plus rien. À cet égard, le rien n’est qu’une possibilité, celle de mettre quelque chose ou non quelque part. Il se réduit aux actes de mettre quelque chose, ou d’enlever quelque chose. Ce que n’est pas le vide originaire.

Quelles répercussions cette métaphysique spontanée des architectes a-t-elle dans les perspectives architecturales défendues par eux ? Il faut en parler brièvement, d’autant que courent dans ce contexte théologico-politique, deux propos tournant autour de ce point : selon une tradition bien établie en Occident, Dieu prend le nom de « Grand Architecte de l’univers », ainsi qu’on le trouve évoqué dans le poème de John Milton (Le paradis perdu, 1667), les œuvres de William Blake et les dessins de Gustave Doré illustrant la Bible ; face à la mise en œuvre de bâtiments religieux, peut-on affirmer qu’elle relève entièrement d’un acte de foi ?

Évidemment, sauf cas particulier, il n’est pas nécessaire aux architectes de préciser dans leur travail s’ils croient en un Dieu ou s’ils sont matérialistes. On peut cependant lire leurs écrits sur l’architecture ou sur les origines de l’architecture sous l’angle de l’idéalisme ou du matérialisme, relativement à cette conception globale du monde.

Au-delà d’un répertoire précis de textes d’architectes de référence, articulés à une métaphysique du divin ou du vide originaire, il convient de préciser les modalités de ces débats qui, incluant la question religieuse ou non, s’étend tout de même à l’approche métaphorique de certaines activités humaines auxquelles les architectes ne sont pas insensibles : au théâtre comme sur la page, le vide, la toile vierge, l’espace premier où commencer et la page blanche qui rend l’écriture ou le dessin possibles, voire la surface de l’écran d’ordinateur. Des écrits d’architectes évoquent cette possibilité du vide de la page blanche avant tout dessin de bâtiment, quand ils n’évoquent pas, comme l’a proposé Tschumi, le vide de l’imagination qui peut parfois saisir, ou la nécessité de « faire le vide » avant de se lancer, afin de brider la prégnance des lieux communs.

En somme, ce vide originaire ou bien n’existe pas ou bien il est l’infini, « le vide ou l’être en puissance, qui est la matière des possibilités d’être » (Bachelard, op.cit.).

L’obsession constructive de l’artefact

Abandonnons cette métaphysique spontanée des architectes, afin de prendre en mains une autre approche métaphysique du vide, celle-là paradoxale : l’architecture s’établirait sur un vide originel, la nature avant l’humain (là où il n’y aurait rien d’humain, en réalité ou par la pensée), afin de produire un vide délimité à l’intérieur duquel les humains se déplaceraient. Elle construirait donc un jeu de vide/plein à partir de ce premier vide et un vide/plein qui donnerait lieu à des situations humanisées. Où l’on reconnaît l’axe majeur des discours portant sur l’existence d’une impulsion constructive d’humanisation du monde grâce aux artefacts humains, par la main, l’action, le faire, etc., ce qui est remis en question désormais sous couvert de la critique de l’anthropocène. Ce type de conception du vide, degré zéro de l’expérience architecturale au sein d’une nature muette et dont on dit qu’elle a horreur du vide sous signature d’Aristote, d’une nature inhabitée, d’un indéfini spatial, se ferait même, pour certains, appel à l’activité humaine constitutive et limitation, appel à des choix selon des règles et la critique de règles établies.

Disons un vide indéfini, sous la forme d’un point d’ancrage de la réflexion et de l’action transformatrice (ou d’une stratégie expérimentale) discutable affirmant la délimitation nécessaire des rapports de l’humain et de l’espace, de l’indéfini et du fini. Ce point d’ancrage deviendrait le moteur de toute édification spatiale et de tout mouvement.

Cette idée d’un vide indéfini se retrouve dans diverses sources anthropologiques et culturelles, des sources de penser(ée) sans doute sous métaphores ou récits mythiques, celles d’un espace vide dans lequel se fondre, ou contre lequel se défendre, dans tous les cas à partir duquel mettre en œuvre (poser, agir) les limites culturelles qui font un monde habitable, et des limites de plus en plus restreintes : Culture, État, ville, quartier, famille, individu. Elle permet de penser l’habiter comme détermination, limitation, donnant un sens à l’existence humaine (au-delà de l’utilité) : rendre le monde habitable, rendre la rencontre possible, etc., ce qui ne signifie pas nécessairement coloniser voracement toute la nature. Comme axe de penser(ée), il permet à l’humain d’imaginer une construction là où il n’y a rien, d’agir là où il y a déjà quelque chose (une histoire, une civilisation antérieure, etc.) à démolir ou à transformer (en faisant le vide). Il est le potentiel de l’action.

Concrètement, cependant, dans ce point de départ s’affirme que, du point de vue de l’humain, cet indéfini est motif d’actions, reconnaissables dans les quatre catégories anthropologiques déterminées par Philippe Descola au moins (totémisme, analogisme, animisme, naturalisme). Dans l’indéfini, l’humain n’est pas chez lui, et il ne peut être partout à la fois : « Il est pour l’homme essentiel, au plus profond, de se donner lui-même des limites », écrit Georg Simmel (Pont et porte, 1988, Rivages, p. 162). Chacun n’est pas tout, ne peut être partout ou ne peut être quelque part que parce qu’un autre est ailleurs. En cela, l’humain appelle la constitution de limites, presque invisibles dans le nomadisme ou la continuité humain-non-humain, ou vouées au sédentarisme discontinu et fixe), le fini, tant dans la réalité que dans son imagination de l’habiter. L’humain doit se convertir à l’activité qui institue, limite, désigne des lieux de référence (une portion d’espace) et ouvre sur l’autres lieux. Par-là, il meuble ce vide afin d’exister (ex-ister, sortir, entrer, rapport à l’autre), il organise des lieux qui font des mondes à parcourir, de manière communautaire ou par effet d’un pouvoir (tant en Égypte ancienne où le Pharaon est « architecte », que dans le magister médiéval soumis à l’Église, ou dans la commande républicaine).

L’architecte et historien d’art Bruno Zevi note sur ce plan : « L’essentiel dans l’architecture est le fait qu’elle organise l’espace [infini], par le biais d’un processus de limitation, pour en faire une forme chargée de signification en définissant par obstructions, dans le vide où se joue la vision, le périmètre des regards possibles » (thème que reprend Ludger Schwarte, Philosophie de l’architecture, Paris, La Découverte, 2021, p. 31). Pour Zevi, l’architecture organise l’espace, par le biais d’un pouvoir, grâce à des processus de limitation, afin de le muer en une forme chargée de signification (sociales, politiques, théologiques), dans le vide global. Ce que Simmel, encore, énonçait ainsi : « L’homme qui, le premier, a érigé une hutte a manifesté une aptitude propre à l’homme se positionnant dans la nature (avec elle, contre elle) : il a amoindri ou rompu la continuité de l’espace, en a érigé une parcelle en culture et en a fait une unité spécifique dotée d’un sens. Un morceau de l’espace a ainsi été unifié et séparé du reste du monde. » ; « Parce que l’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir séparé » (Simmel, Pont et porte, op.cit., p. 166). Au demeurant, le privilège conféré généralement à l’humain est aussi à ressaisir à la lumière des vies animales susceptibles non moins d’habitats flottants ou fixes.

Ce qui revient à dire que l’architecture (humaine réfléchie) produit la ligne qui circonscrit un espace, marque le début et/ou la fin d’une étendue dans laquelle s’installer. Une marque qui montre aussi le passage possible d’un endroit à un autre. En dépassant cette marque, on pénètre dans un autre espace, la ligne se fait charnière entre deux espaces. Même si la limite peut être matérielle (un mur, une clôture, un fleuve, une montagne) ou immatérielle (la lumière/l’ombre, les sons de la forêt), passer par un escalier ou des niveaux, un simple marquage au sol, un parcours de félin, ou le privilège d’un jardin organisé en paysage (jardin anglais, à la française, musulman, etc.).

Fictivement ou non, c’est dans la nature (sur la Terre) que se joue ce rapport humain actif entre le vide indéfini (le potentiel), qui n’engendre rien d’humain en soi, et les limites (le quelque chose). La nature se présenterait comme un vide qui requiert d’être activé en espaces ou en lieux distinguables par le choix d’actions de délimitation (fût-ce en imagination de ce qu’est l’humain, grâce à des légendes). Elle rendrait disponible et recevrait ce qui est engendré, non sans reprendre parfois la main (ruines envahies, débordements, éruptions). Le rapport indéfini/fini ainsi compris pousse l’humain à bâtir des mondes spécifiques et à les habiter sous forme de cultures. L’architecture alors « aménage la réalité de telle sorte que l’on puisse, d’une manière générale, faire des expériences dans la dépendance à l’égard des espaces et les mesurer à l’aune de ceux-ci » (Ludger Schwarte, op.cit., p. 56).

Mythe ou réalité, ce rapport indéfini-fini fabrique la conscience de la nécessité de l’architecture, et l’architecture, à son tour, fabrique des dimensions, liées parfois à l’obsession fonctionnelle, parfois à une relation au cosmos, parfois à des traditions : dedans-dehors, haut-bas, avant-arrière, droite-gauche, ici et là-bas. Ainsi tant d’architectes ressentent-ils encore la nécessité de revisiter des sites déserts (Ettore Sottsass, Aristide Antonas). Il y a une logique à cela : retrouver (ou se repenser dans) la fonction de la limitation, par exemple sous forme de tente ou d’une cabane — GWF. Hegel la renvoie plutôt au temple —, telle qu’imaginée par Vitruve (Ier siècle av. notre ère, De l’architecture, Livre II), modèle repris ensuite par beaucoup, dans un désert réel ou métaphorique, ainsi que le principe d’hospitalité que nos demeures ou logements enfermants auraient perdu. Ce vide délimité est évidemment conditionné par les histoires et les cultures dont il procède. C’est sans doute sa positivité mais limitée, dans laquelle s’englobent : des récits métaphysiques/mythiques de la terre à aménager, les récits d’une origine naturelle de l’architecture dans la cabane, les grands récits de fondation de villes de Rome à Brasilia et Chandigarh… mais aussi la croyance (très occidentale) en une architecture et un urbanisme universels absents de considérations sur la différence de règles culturelles et de manières de poser le problème de l’existence.

Image d’ouverture :
Hommage à Renée Gailhoustet (1929-2023), dessin préparatoire (photo de l’auteur)

(Suite dans le prochain numéro de TK21 : Le vide dans l’acte de construire et les constructions)