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Juan Uslé
les images de l’expérience picturale
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Juan Uslé est un peintre espagnol et américain, né en 1954 à Santander. Il travaille et vit entre Saro, sa maison-atelier dans les collines de Cantabrie, et New York, où il est installé depuis 25 ans. Dire que sa peinture est abstraite ne saurait suffire à qualifier celle-ci. Pour des artistes nés après la guerre 1939-1945, la décision de continuer à produire des œuvres abstraites ne saurait les conduire à poursuivre les mêmes enjeux que ceux qui poussèrent les pionniers à s’engager dans cette voie.
Les distinctions initiales entre ce qui fut nommé l’expressionisme abstrait ou abstraction lyrique, et l’abstraction géométrique, aussi appelée art concret, n’ont plus de sens pour une génération qui a assimilé culturellement les recherches avant-gardistes de la première moitié du XXe siècle. Les images des pères (et grands-pères) apprivoisées, les notions afférentes à ces recherches progressivement intégrées, il restait à inventer de nouveaux gestes susceptibles de marquer des différences.
Pour tout artiste en recherche, il y a impossibilité de se saisir vraiment du langage plastique antérieur, celui qu’il a repéré chez ses aînés. Il ne peut poursuivre ses recherches que s’il perçoit dans ce qu’il produit une invention qui le distingue des formes artistiques connues. Ce n’est que par approximation que les regardeurs, amateurs ou critiques d’art, parlent « d’expressionnisme abstrait », de « voyages romantiques », « d’espaces baroques ». Comme certains des peintres abstraits de sa génération, constituant ce que quelques critiques ont nommé une Nouvelle Abstraction, Juan Uslé produit des images picturales différentes de celles déjà vues ; c’est cette nouveauté que les visiteurs peinent à formuler avec des mots. Les images produites par cet artiste sont des défis aux langages pouvant en rendre compte. L’intitulé donné par cet l’artiste à la suite d’œuvres de ce type qu’il produit depuis plusieurs année , Soñé que revelabas, (« J’ai rêvé que tu m’apparaissais ») résonne en écho à une phrase du programme de TK-21 : « L’image n’est rien qu’un peu de cette étoffe dont sont faits les rêves. En ce sens, elle nous ressemble. » Comment peindre en rêvant ? Comment rêver en peignant ? Par quelques procédures détournées, il n’est pas anodin par exemple que Uslé peigne la nuit. Il procède lentement par répétition régulière de tracés semblables pouvant le conduire vers un état second. C’est alors qu’apparaissent ici ou là, souvent hors du système plastique conduit antérieurement, les gestes inespérés ou des couleurs inattendues.
Commençons par dire ce que ne sont pas ces gestes créatifs. S’ils contiennent une part de rêve, ils ne procèdent pas des mêmes défis à l’inconscient que ceux expérimentés par certains surréalistes adeptes de l’écriture automatique. Les tracés au pinceau de Juan Uslé ne sont pas lâchés mais conduits avec une maitrise attentive. Il ne s’agit pas non plus, contrairement à ce que l’on peut lire parfois dans les présentations textuelles accompagnant le travail de cet artiste, d’un expressionnisme abstrait ou de quelque retour du romantisme. Ici, même si les gestes se prolongent souvent hors du subjectile, il n’y a pas de répartition égale des éléments picturaux sur la toile comme pour les all-over. En revanche dans chaque peinture l’organisation formelle et colorée instaure des lieux privilégiés sur lesquels se focalise le regard. Contrairement à ce qui caractérise l’action painting, les gestes picturaux ne sont ni violents, ni rapides, ni véritablement spontanés. La toile est le lieu où se produit une suite d’événements spatiaux-temporels. Les traces laissées n’indiquent pas l’existence d’un combat entre l’artiste et l’objet peinture. Les marques picturales de Juan Uslé ne gardent pas les empreintes de l’engagement émotionnel et de l’état d’âme de leur auteur au moment de la genèse de l’œuvre. Cet artiste a fait du travail de la couleur un domaine d’exploration permanent, il ne tend cependant pas à faire de l’étendue et de la radiation des surfaces colorées le principal lieu de son expression comme le pratiquèrent les artistes du colorfield. De petits événements plastiques intervenant fortuitement durant l’élaboration de la peinture attirent l’attention du peintre d’abord et du regardeur ensuite ; ils constituent des écarts singuliers en rupture avec l’ambiance générale (le studium) de l’œuvre. Dans un entretien vidéo datant de 2008 et visible sur NewartTV, l’artiste insiste sur l’importance visuelle de deux petits signes, en forme de virgules allongées — dont on repère la présence dans sa peinture (Aislados, 2006) — qui redistribuent les hiérarchies spatiales et ouvrent le champ des interprétations. Dans Ural-Tikal, 2012, trois demi-cercles s’opposent discrètement mais fermement leur singularité formelle à la fluidité généralisée des passages picturaux horizontaux. Consciemment ou pas, l’artiste guette l’avènement de tels petits décalages susceptibles de le surprendre lui-même et pouvant le conduire vers la décision d’arrêter le mouvement de l’œuvre dans cet état.
Comme on l’entend ici, pour dans la création de ces nouvelles images abstraites l’artiste ne se met pas en avant, il ne s’efface pas non plus ; il devient le premier spectateur attentif de l’œuvre en train de se faire. Y être sans y être, voilà le défi de ces nouvelles peintures, voilà leur manière de s’inscrire dans une suite de la modernité, leur façon de faire « presque » pareil tout en installant des différences fondamentales. Si on peut réunir dans des expositions cohérentes des artistes aussi différents que Gehrard Richter, Helmut Dorner, Jonathan Lasker, Miquel Mont, Bernard Frize, Pascal Pinaud, Bernard Piffaretti, et bien d’autres, c’est que la caractéristique qui permet de classer d’un même côté toutes ces créations n’est pas liée à une identification formelle (une même forme, un geste parent). Notre hypothèse serait qu’il s’agit là dans chacun des cas d’une certaine forme d’absence du créateur ou, pour le dire positivement, d’une présence "différée" du peintre au profit de l’autonomie de l’objet créé.
Avec les bandes colorées, les grilles ou les autres configurations de marques, Juan Uslé garde le rôle d’observateur d’une expérience où l’inconscient est certes convoqué mais pour méditer sur des faits plastiques obtenus dans un mélange de détermination (répétition d’un protocole choisi à un moment donné) et de hasard (le fortuit force la décision). Il ne s’agit plus de se manifester intensivement à l’intérieur de l’acte créateur lui-même (l’emportement du geste) ou suivant des intentions préalables. Dans les abstractions historiques, l’autorité de l’œuvre provenait de l’auteur dont la puissance d’expression transcendait celle-ci. Dans les peintures de cet artiste, l’autorité de la création ne relève plus de l’implication de l’auteur lui même mais du développement, sous son action, du système de la peinture. Utilisant une suite de marques distanciées, il donne une visibilité nouvelle aux moyens plastiques traditionnels : espace, dessin, matière, couleur, etc. L’artiste n’impose pas son moi ; il suit l’événementiel de sa création juste pour l’infléchir au moment opportun. L’essentiel pour l’amateur n’est pourtant pas de découvrir comment ont été élaborées les œuvres puisque leur contemplation tend à faire oublier les conditions prosaïques de leur fabrication.
Créer pour cet artiste abstrait ce n’est pas représenter ou réinventer des choses (ou des êtres) mais donner à voir des formes nouvelles et surtout établir entre celles-ci des rapports nouveaux, des liaisons invues. Prises séparément les figures sont lisibles : ici un quadrillage, là des bandes parallèles horizontales ou encore des volutes, des spirales. Entre ces tracés repérables, la tâche de l’artiste est de produire du nouveau dans les rapports, c’est à dire faire apparaître de la complexité là où ne se voient que des entités simples et détachées.
La nouveauté de ces nouvelles images se situe bien là. L’auteur s’étend s’absenter au profit de l’autonomie de sa création ; il n’est plus le seul garant du sens de son œuvre. Le regardeur devient par voie de conséquence l’autre inventeur de celle-ci. On évitera ici la référence ultra connue, toujours tronquée et donc partiellement erronée, à Marcel Duchamp qui constatait, à regret, que c’était plus le regardeur qui faisait la notoriété du tableau que son auteur, pour nous intéresser à Roland Barthes qui lui aussi constatait une évolution de la critique littéraire. Pour l’écrivain « l’auteur est mort » : il affirme que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur ». Dans la mesure où le lecteur procède à sa propre lecture (peut-il en être autrement ?), l’auteur n’est donc plus le seul garant du sens de son œuvre. Pour Barthes, « l’éloignement de l’Auteur […] transforme de fond en comble le texte moderne (ou — ce qui est la même chose — le texte est désormais fait et lu de telle sorte qu’en lui, à tous niveaux, l’auteur s’absente) » . Parallèlement le peintre n’est plus à l’origine du signifié du tableau ; le sens de celui-ci provient des articulations plastiques elles-mêmes. Le « je » qui s’exprime, provient pour chaque œuvre d’une conjonction formelle et colorée particulière, indépendante du moi de l’auteur, bien que les choix et surtout la décision de l’arrêt des opérations créatives restent de son ressort.
À notre sens c’est là qu’a lieu le basculement dans une nouvelle image abstraite ou si on veut vers une nouvelle image de l’abstraction. Le retrait de l’artiste n’est pas sa disparition ; ce qui se joue ici c’est une présence plus ou moins manifeste de l’auteur à son œuvre. Dans une peinture de Juan Uslé comme Desplazado matriz, 2011, la répétition d’un même tracé sert à constituer le tissu structurel de l’œuvre jusqu’à l’avènement du signe en rupture. Le geste réitératif insiste sur les banalités du faire pictural et la succession des marques, ici des lignes obliques parallèles, met en évidence la grammaire générative de la création. Cette focalisation sur la peinture "réelle" cherche cependant à éviter aussi bien une sophistication du faire qu’une trivialité de la matière. Ce n’est plus une peinture de présentification du monde ou de l’être, mais une peinture de monstration : montrer la présence du pictural, son apparaître. En mettant l’accent sur l’usage des processus génératifs, le créateur parvient à garder une certaine distance avec ses productions.
Bien que la succession temporelle des opérations créatives installe de fait une certaine spatialité, les œuvres produites développent leur registre plastique dans une profondeur réduite, des formes, des taches, des nœuds seulement posés en surface. Comme je l’ai signalé dans un texte antérieur « Le retrait de l’auteur a entraîné la disparition du regard infra pictural et avec lui la perspective, les effets miroir, les arrière-fonds qui, pour Jean Guillaumin, venaient étayer les motifs aussi bien chez Léonard que chez Cézanne » L’une des caractéristiques de ces nouvelles images abstraites, auxquelles doivent être rattachées les créations de Juan Uslé, réside dans cet absence d’échappatoire vers quelque au-delà des événements de surface. Il n’y a rien à chercher derrière le Seventh floor, 2012. Tout se passe comme si les ajouts successifs de marques picturales — on pourrait en compter sept — différenciées par leurs tailles, leurs couleurs et leurs gestes, avaient été disposées en avant du plan de la toile, oui tout devant, dans l’espace proche du regardeur, et rien derrière le plan du tableau.
Et le spectateur que peut-il faire de tout cela ? La nouvelle donne de ces peintures n’est plus d’absorber le regard de celui-ci dans quelque représentation allusive. L’œuvre proposée au regardeur est une étendue limitée conduisant à un face à face avec un objet non traversable et peu facilitateur pour des projections subjectives. Le déficit constaté est, entre autre, celui de la parole. Il y a peu à dire des configurations plastiques. Si chez Uslé, les titres peuvent parfois faciliter des commentaires annexes, ce n’est pas le cas pour de nombreux artistes de la Nouvelle Abstraction qui préfèrent la formulation : « sans titre ». Ces nouvelles images peintes demandent une nouvelle attitude. À la suite de l’artiste, le spectateur est invité à « participer à la reconstruction et à l’invention de la genèse de la pensée ». Il doit partir de ces images faites de la main de l’homme marquant par là, en ces temps où dominent les technologies, un refus des images acheiropoïètes obtenues par sophistication technique (photo ou infographie), par détournement du réel ou par quelque transcendance. Les couleurs disposées, les taches ou les tracés relèvent ici essentiellement de l’idée d’objectiver l’expérience de la peinture.
Le recul du créateur, producteur de l’œuvre, donne à l’espace pictural un champ d’expansion. Tout le spectaculaire spatial, débarrassé du mimétisme du visible autant que du pathos déclamatoire, tente d’installer dans un « échantillon exemplaire » (Nelson Goodman) une émotion qui nous renvoie à aucune expression, aucun être, à aucun monde antérieur, à aucune tentation du nouveau, afin qu’apparaisse, sans hermétisme ni hyperbole, dans toute son énigme, un seul paradigme : la peinture.
janvier 2013
Ce texte a été rédigé après la visite de l’exposition de Juan Uslé à la Galerie Lelong, Paris, du 8 novembre 2012 au 12 janvier 2013 ayant pour titre : De la luz silenciosa.
Roland Barthes a publié en 1968 un article : « La mort de l’auteur », repris dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, pp.61-67.
Roland Barthes, Œuvres complètes, Seuil, 2002, t. III p. 42.
Jean-Claude Le Gouic, « Le retrait derrière l’objet peinture », Abords, N° 10, ACF, Marseille, 1998.
Voir Jean Guillaumin, « L’étayage et le désir d’objet dans la création picturale », Bulletin de Psychologie, Vol. XXXI, N° 336, 1978. Dans cet article l’auteur tend à démontrer "l’intime rapport entre les fonction du fond et du paysage dans la peinture et celle de l’étayage narcissique du moi du peintre" ; l’extériorisation du motif ou de la figure, comme "auto position du moi", ne pourrait advenir qu’à se distancier après s’en être nourri d’un "fond d’appui maternel nécessaire au développement des désirs d’objet."