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Hélène Delprat, des peintures qu’on n’arrive pas à détester
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L’exposition d’Hélène Delprat, qui se déroulait à la galerie Christophe Gaillard (Paris), a été interrompue en raison du confinement imposé par l’État.
On trouvera ici quelques remarques sur cette manifestation qui montrait une fois de plus les qualités du travail artistique de cette artiste qui s’exprime majoritairement par la peinture quelle déclare pourtant haïr. Le titre donné à cette exposition reprend celui d’une toile éponyme, « I Hate My Paintings (2020) » « je déteste mes peintures ». Les différentes toiles présentes ne sont pas seulement accrochées aux murs mais mises en scène avec des sons et des éléments adjacents disposés dans l’espace au delà des châssis. Ces installations organisées dans les deux espaces de la galerie ne sont pas sans rappeler l’étonnante scénographie déployée par cette artiste dans le vaste espace de la Maison Rouge en 2017.
À propos de la singularité du titre de cette exposition, Hélène Delprat a apporté quelques explications qui désamorcent la provocation lors d’un entretien avec Lucille Commeaux sur France Culture, dans l’émission Affaires culturelles le 27 octobre dernier : « Je n’aime pas mes peintures, j’aime les faire. J’adore la peinture, les histoires autour de la peinture et de l’art mais, en tant que spectateur, j’aime regarder des choses, pas mes peintures. » Il est sans doute beaucoup de peintres susceptibles de penser la même chose même s’ils ne le disent pas : leur regard s’avère souvent critique a posteriori et il y a presque toujours quelques éléments qu’ils auraient envie de reprendre dans leur peinture.
Après avoir été pensionnaire à la Villa Médicis à Rome, Hélène Delprat s’est fait connaître dans un premier temps en exposant notamment dans la Galerie Adrien Maeght entre 1985-1995. Elle produisait alors des peintures expressionnistes influencées par les forces primitives d’un art africain qu’elle réinventait plus qu’elle ne le citait. Les représentations totémiques, les masques ou les têtes de mort en étaient les figures dominantes. Avec une exécution vigoureuse l’artiste donnait la part belle aux couleurs sombres que parcourait un dessin griffé.
Malgré de réels succès elle a mis ensuite son travail pictural en sommeil pour se consacrer à d’autres formes créatives : la réalisation de photos, de textes, d’émissions radiophoniques sur France Culture, et aussi des vidéos artistiques ou documentaires.
Le retour d’une prédominance de la peinture passe par la disparition des figures érectiles au profit d’une dispersion de semis colorés sur une large part du support, comme cela peut se constater dans l’œuvre de 2007 présente dans la collection VR Daffaux au titre explicite My new job - bad taste. La disposition de formes circulaires en semis permet au spectateur de ne plus être confronté à des figures dominantes ; il peut alors organiser librement la circulation de son regard à partir de n’importe quel point de départ. Ce choix d’un libre parcours offert aux regardeurs se retrouve bien sûr dans les toiles récentes de Hélène Delprat. Comment pourrait-il en être autrement quand on se trouve, dans la grande salle de la galerie Christophe Gaillard, devant une toile qui mesure presque 10 m de long, La guerre élégante, 2020. Celle-ci fourmille d’événements plastiques et iconiques, que l’on découvre en marchant, nous y reviendrons. Mais les cercles disposés en semis restent aussi présents dans les fonds d’une peinture comme Maîtres anciens, 2000. Des surfaces circulaires, grises ou ocres, se superposent en arrière plan tandis que de multiples plus petits cercles clairs constituent un plan transparent autour du motif en chevrons et du personnage se détachant sur fond rose. Cette figure pseudo humaine tranquillement assise sur une chaise vous invite à faire comme elle, à pénétrer dans le tableau pour le contempler tranquillement.
Iconicités multiples
Hélène Delprat a ajouté de nouvelles charges conceptuelles à sa peinture lorsqu’elle a entamé une seconde carrière de peintre. Revenons à l’œuvre majeure de cette exposition, La guerre élégante, 2020, 245 x 970 cm : l’expérience d’une énergie physique est ici accentuée ici du fait de la taille de l’œuvre. Pour examiner la peinture le spectateur est obligé de se déplacer d’une extrémité à l’autre mais aussi d’avant en arrière, du fait de la multiplicité des événements plastiques et des scènes narratives ou décoratives. Le visiteur intrigué songe à l’engagement corporel (la peine de corps) nécessairement déployée par l’artiste pour la réalisation d’une telle œuvre où la charge poïétique associe la gestuelle du corps au déploiement des idées.
Cette peinture n’est pas sans mémoire, elle en déborde même, en provenance de multiples mondes. Il y a abondance d’éléments aux nombreuses potentialités signifiantes. Cette peinture peut paraître figurative mais ne saurait être réaliste. L’artiste reprend des images de cultures hétérogènes et les associe pour promouvoir de nouveaux mondes imaginaires. L’important est dans la distance prise avec les images de l’histoire l’art occidental, même avec celles du surréalisme. Le nom de Magritte apparaît pourtant dans plusieurs titres de peintures. Ce musée imaginaire fantasque associe les cultures du monde, dorénavant plus orientales qu’africaines, avec des représentations issues de la littérature enfantine (Pinocchio, monstres marins, etc.) ou de la bande dessinée.
Avec une habileté qui s’appuie sur les expériences acquises Hélène Delprat réussit à associer dans l’espace de ses tableaux une double profondeur : visuelle et fictive d’abord mais aussi psychique, avec une aspiration vers le monde des rêves augmentés de souvenirs de culturels. Ceux-ci, comme le diable, se logent dans les détails. On apprend dans le catalogue que les pseudo-phylactères baroques qui sont répartis au premier plan de la toile I Hate My Paintings (2020) sont une référence à l’orfèvre néerlandais Adam van Vianen (1569 ?-1627) et plus spécialement à une aiguière à couvercle, une création originale et sculpturale, aux contours zoomorphes et humains. C’est un exemple fameux d’un langage ornemental bien particulier appelé style auriculaire en référence aux formes utilisées proches de celles d’un cartilage d’oreille. Maintenant conservée au Rijksmuseum, son originalité lui valut de figurer dans diverses peintures d’artistes néerlandais de l’Âge d’or. Hélène Delprat, dont on mesure la culture par cette référence, donne suite à cette tradition citationnelle, même si ses formes sont cette fois moins contournées et les modelés avec des tâches jetées beaucoup moins intrigants que sur l’original.
Une plasticité maitrisée
Comme on l’entend, il faut pour mesurer la richesse sémantique de ces peintures avoir un bon guide. On peut aussi se contenter d’admirer l’habileté plastique qui fait tenir ensemble cet « hétérogène sans gène » selon la formulation de Louis Cane.
Souvent le dessin sert à inventer des signes dont la représentation se charge de valeur symbolique. S’il est difficile d’accéder à la sémantique de la naissance de ces figures, on peut se contenter d’admirer une genèse plastique qui leur garde une part de mystère.
La charge iconique ne saurait donner toute sa mesure sans une structuration plastique efficiente. Toujours dans le grand tableau La guerre élégante, on peut admirer la force structurante de la couleur rose qui vient scander l’ensemble de la peinture à partir d’une forme centrale en aplat et de diverses scansions réparties inégalement sur chacun des côtés. L’effet couleur paraît dominant mais le dessin n’est pas négligé. Les interventions graphiques sont multiples ; elles accompagnent la couleur mais parfois aussi prennent l’ascendant. On en vient à penser que le dessin dans ses expressions diverses est le fondement de ces peintures, par-delà leur architecture et leurs jeux de couleurs. Cette grande peinture associe aussi des souvenirs de motifs décoratifs allant d’arabesques variées à des ensembles de frises répétitives. Un habile équilibre est trouvé : toujours maintenir une distance avec les possibles références, toujours faire un petit pas sur le côté par rapport aux identifications reconnaissables. Cela est valable aussi bien pour le dessin des figures humaines et/ou animales que pour le dessin des formes décoratives répétitives, elles aussi multiculturelles.
Hélène Delprat embrasse tout l’art de peindre, elle ne néglige rien. À côté du dessin qui désigne les personnages, les objets ou les motifs décoratifs en les faisant se détacher des fonds picturaux, il y a aussi les divers tracés linéaires qui, en survolant les taches et les espaces multiplement animés, permettent d’instaurer du lien entre les motifs. Ainsi, toujours dans La guerre élégante, on peut constater divers glissements sémantiques comme lorsqu’une branche de l’arbre, prolongée, prend une courbure demi circulaire pour venir ensuite dessiner le dos d’un bel oiseau noir (un aigle sans doute).
Peintures mises en scène
L’artiste prend plaisir à donner droit de cité à un désordre chimérique quelque peu schizophrène. Dans les divers temps de la mise en œuvre des peintures, elle conjugue une abstraction des formes qui associe une reprise de l’opposition verticale horizontale du châssis avec une dispersion informelle, en donnant de l’importance aux effets jetés des drippings. Par delà les origines stylistiques dissemblables et les gestes picturaux différents, le métier artistique prend le dessus et parvient à organiser une cohérence plastique et spatiale de l’œuvre.
L’artiste va encore plus loin, comme nous l’avons dit au début de ce texte. En plus de l’espace fictif du tableau, elle joue de l’espace réel de la galerie en donnant l’apparence d’une légère chute du grand châssis. Cette bascule est d’autant plus visible que l’orthogonalité du mur support a été renforcée par des lignes d’adhésif fluorescent qui se prolongent au-delà du format. Hélène Delprat a voulu compléter l’installation en faisant circuler dans la galerie en avant du tableau une chaîne dorée sur le sol gris.
Dans le second espace de la galerie de Christophe Gaillard on découvre une autre mise en scène théâtrale : une chambre pour un ermite ornemental. Un lit pour une personne avec un couvre-lit blanc quadrillé de noir, est disposé dans un coin. Il est accompagné de trois toiles : l’une colorée accrochée au dessus du lit, Le cabinet des médailles, l’autre appuyée au mur perpendiculaire et posée au sol avec un texte écrit en lettres bâtons majuscules blanches [1] sur fond noir ÊTRE UN ERMITE ORNEMENTAL [2]. On remarque enfin au pied de celle-ci un tout petit tableau titré De la très haute pauvreté sur lequel on y distingue un intriguant personnage avec une tête noire, une corne, trois bosses, quatre jambes se profilant sur un fond doré. Comme ce n’est sans doute pas l’image de l’ermite, chacun l’interprète en fonction de sa propre culture. C’est très bien ainsi.
Comme on l’entend, en plus des qualités de peintre qui lui sont reconnues depuis longtemps, cette plasticienne, peintre et vidéaste est aussi une habile scénographe de ses créations. Elle participe activement à la mise en scène de l’image d’elle même dans des vidéos [3] ou dans la vie de tous les jours. Une sculpture la figurant à échelle 1 accueillait les visiteurs de l’exposition de La Maison rouge en 2017. Ses tenues vestimentaires sont souvent culturellement référencées, tout comme ses cheveux courts, ou son crâne un temps rasé en souvenir de la photographe et écrivaine Claude Cahun.
La qualité principale de Hélène Delprat est cette capacité à inventer des espaces plastiques surprenants et savants qui, par delà une méfiance déclarée de la peinture, produisent de multiples images singulières donnant longuement à penser en même temps qu’elles satisfont notre appétit de voir.
Notes
[1] Divers tableaux textuels sont présents dans cette exposition, on peut s’étonner de la faible qualité plastique de ces inscriptions tant pour la graphie du corps des lettres que pour les espaces interstitiels. On sait pourtant la grande habileté de l’artiste. Est ce là une manifestation de « la monstrueuse laideur de choses » qu’elle revendique aussi ?
[2] « Je ne sais plus dans quelle émission j’ai découvert l’ermite ornemental, qui est une invention géniale. C’était un personnage qui était loué au XVIIIe siècle pour figurer dans les jardins anglais et il était déguisé en ermite. » Entretien France Culture 27/10/2020.
[3] Distinction intéressante formulée lors de la même l’émission : « Peindre, c’est l’inverse de filmer. Donc, quand je peins, je regarde, je vois mon support. Et quand je me filme, je suis une peinture. »
Exposition : I HATE MY PAINTINGS
du 10 octobre au 31 décembre 2020
Galerie Christophe Gaillard
5 Rue Chapon, 75003 Paris
https://galeriegaillard.com