dimanche 28 mai 2023

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Jean-Jacques Lebel dans les méandres des dissidences

, Jean-Paul Gavard-Perret

Difficile de résumer le périple d’un artiste qui a fréquenté ce qu’il y a de meilleur (et parfois de pire…) auprès des surréalistes, des situationnistes, des artistes de la Beat-generation ou de l’art brut comme des actionnistes.

Né à Paris en 1936, Jean-Jacques Lebel part très jeune à New York. Il y rencontre trois icônes qui bouleverse ses printemps : Billie Holiday, Marcel Duchamp et André Breton. L’artiste passe ensuite intempestivement chez les Surréalistes et expose dans d’innombrables musées et galeries de par le monde. Il crée en 1960, à Venise L’Enterrement de la Chose considéré comme le premier happening européen. Il en devient le gourou, écrit le premier essai sur le genre et produit plus de soixante-dix happenings, performances et actions.

Artiste international par excellence il trouve le temps de traduire William Burroughs, Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti et crée divers travaux aux connotations politiques. Il prend par exemple l’initiative du Grand Tableau antifasciste collectif peint avec Baj, Dova, Crippa, Erró, Recalcati. En 1967, il monte Le Désir attrapé par la queue de Picasso, avec Taylor Mead, Rita Renoir, Ultra Violet et The Soft Machine. En 1968 il est membre du « mouvement du 22 mars », puis du groupe anarchiste « Noir et Rouge ». En 1979 il crée Polyphonix qui reste néanmoins un point clé de son parcours puisqu’il s’étend sur plus de trente ans. « Ici il n’y a pas de bureaucrates, seulement des artistes : des vidéastes, des poètes, des performers, des musiciens. Ce que disait mon copain Félix Guattari : « Polyphonix est une des survivances miraculeuses et atypiques de mai 1968. Ça peut sembler un truc d’ancien combattant mais ne l’est pas du tout. On ne se laisse couper les couilles par personne, c’est tout » dit Lebel...

Il a laissé quelques traces, dont divers poèmes et récits aux accents fantastiques que ce volume s’attache à regrouper. Cet ensemble est à l’image de toute sa création. Il est placé sous le signe d’une énigmatique troisième horloge, détournant le cours de la temporalité sociale, mais subrepticement et invisiblement : « C’est à l’intérieur même du temps social, et non à l’écart, ce qui déjà serait édifiant, que nous créerons, sans nécessairement le laisser entendre, des zones de refus et de légèreté » précise Lebel. Bref écrire implique de renoncer à toute posture grandiloquente, en retrait, installée, pour renouer avec le domaine du murmure, de l’à peine audible de l’inutile, et du secret. Manière de rappeler que A pied, à cheval en Spoutnik le créateur n’a transgressé tout édit de chasteté et ne cesse d’accorder à l’art et à la littérature les derniers outrages.

Ce livre abolit toute forme de nationalisme, pratique un nomadisme absolu. L’artiste est attaché à aucun lieu « cela peut aller du au trou du cul du monde » s’écrie celui qui fait son pain des hauts lieux culturels comme des lieux alternatifs (souterrains, facs, métro, asiles psychiatriques). Ce qui l’intéresse et que prouve ce livre tient aux grands mixages, aux langages apparemment contradictoires. Lebel rappelle – ce qui est rassurant dans notre époque frileuse – que Dada reste une idée neuve : « cette insurrection va reprendre de plus belle dans le champ social, c’est inévitable » écrit-il. Dada en effet à l’inverse du surréalisme et du situationnisme n’a pas capoté en chapelle : « Une chapelle. Ça produit et reproduit du “même” à l’infini, comme une usine de bagnoles ou de chaussures. Il faut relire Mille Plateaux de Deleuze et Guattari. Se défier de toute machine de pouvoir. Prendre le large. » précise-t-il encore.

Robert Lebel, La troisième horloge, poésies et récits, 1943-1986, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, mais 2023, 432 pages, 25 €.