dimanche 2 février 2020

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Images d’aurore — II

4. Du monde de Tunis à la base militaire des Français.

, Alain Coelho

Ce fut un très étrange et un muet passage.

Dehors, en bas, devant la cour, après la porte haute aux barres vert foncé, après les bidons sur la rue où un vieil arabe avait attrapé un scorpion, la route au loin rencontrait d’autres routes. Et elle se perdait à ma vue, mais dans un enchevêtrement de routes et de chemins encore, et qui constituait pour moi la forme déjà de Tunis, son empreinte et son dédale, celui des cités et des pays, des villes, des collines, des plateaux de Carthage et Byrsa, des pourtours de la mer et du port. Après les routes en bas, juste après la maison, géographie demeurée du monde et des formes, mon esprit et ma vue cherchaient dans le bonheur du matin, et tout autant que la science inconnue qu’en avaient les adultes, au travers des maisons et des lieux, la sorte d’horizon fixe des jours. Les voitures s’ébranlaient tout près. Les cars et les camions de militaires se croisaient, passaient, disparaissaient. Puis la chaleur montait. Et se déployait à nouveau pour moi dans l’air chaud cette même impression de vies et de bruits, de mouvements infinis et de directions. C’était déjà les échos de la Médina au loin, la douceur de la mer, l’étendue de la baie de Tunis et les formes de l’Arabie des errances et du chatoiement des cités.

Drapées, rieuses, les femmes arabes s’engouffraient dans un car, parfois dans un camion à la benne découverte, et faisaient deux bancs animés et sonores de leurs silhouettes s’asseyant, se mouvant face à face. La voiture s’ébranlait. Un âne brayait brusquement, se découvrait à ma vue. Nimbé de mouches aux auréoles de ses yeux, il avait fait un écart près du camion dans la poussière et l’air chaud. Puis le camion s’éloignait, se rendait au silence venant des sons du moteur décroissant, disparaissait à son tour dans l’enchevêtrement rêvé pour moi de la ville invisible.

Sur la rue devant la maison, sur le goudron chaud et la terre poudreuse, flottaient encore les silhouettes radieuses, les éclats de voix et les rires, saveurs, authentiques fruits dans l’air, et Tunis continuait d’exister au loin, miroitait dans son ensemble vif de toutes directions.

Après les mimosas dégorgeant sur la rue, dehors et après la porte franchie du jardin, une portion de terre débordait du goudron sur la route, comme la soulevant un peu. Et ce débord fut bientôt une orée familière, un repère, une indication retrouvée. Volcan infirme et affleurant des songes, bloc de terre effondrée de colline, poussée improbable, magma délaissé abandonné des hommes, la terre semblait craqueler de sa masse sourde le goudron et le sol, trahir les remontées de très obscures et déposées entrailles.

C’était un gonflement dans le bord de la route. Et mon être s’étendait en tous ses territoires. Tout semblait meuble et mouvant en les dedans incernés de cet accidenté monticule, mi-concrétion mi-sculpture, agencement mystérieux de la terre et des hommes, comme la face abandonnée et muette des pourtours de Tunis, de Carthage, d’Al-Aouina, de notre maison et de nos journées, d’Arabie, de poussières et d’air chaud.

Millénaires des magies et des seuils. Lisières et tumultes. Légendes de génies endormis, ruchers taris ou termitières abandonnées de géants, tumulus écarté et pâle morceau de terre d’un ancien mont Olympe. Et Athéna brusquement, la déesse d’Ulysse, un court instant dans un flottement de la chaleur et de l’air n’était-elle pas passée devant ? Puis elle s’était fondue, changée en ces grimaces, ces stries, ces traits déposés, un bouclier dans la terre tassée, tandis que je continuais de parcourir le livre en noir et blanc et les photographies d’amas de terres, de fouilles et de trésors, des découvertes de la guerre de Troie.

C’était une pensée s’ouvrant, descendant dans les entrailles et les soubassements des maisons et des routes. Souvenirs de matières des statues s’effritant après les salles et les couloirs à Byrsa du petit musée Lavigerie, c’était enfin comme une entrée cachée, perdue dans le sol, et ses indications s’effaçant.

Sur un côté effondré, le monticule de terre sur la route était lisse au soleil selon l’accès que nous empruntions, s’étalait, s’étirait mollement sous la chaleur dans les traces tassées des camions et des cars. Puis, juste avant la maison au retour de Tunis, pacifié au détour d’un chemin de poussière que je reconnaissais, le monticule s’échouait calme et vaste, semblait annoncer et parer de son orbe de terre, de ses poudres basses et éteintes de cratère, l’enceinte immatérielle et toujours quiète de la maison immobile et sereine.

Ainsi au sortir du jardin, après les mimosas et les hauts bidons des poubelles, dehors, tant j’étais cantonné sans doute et gardé derrière ces fenêtres dans les journées de Tunis et dans l’immensité, la sinuosité de la route eut dans mon esprit l’étagement infini et précieux de l’enfance et des lieux. Et parfois je croyais, je le croyais vraiment, que l’avenir le plus sûr des adultes serait de savoir se diriger au sein de formes et de volumes, suprêmes et parfaits, de proportions entrevues comme celles du croisement des routes en bas où, dans une sorte de chant, d’appel des formes auquel confusément je me sentais voué, se joignaient le goudron, la terre et l’univers.

Des croisements naissaient, et certains demeuraient à la seule échelle de nos trajets en voiture. Dans l’enchevêtrement bientôt d’autres routes, dans le flottement des rues de Tunis au plus lointain où je n’allais jamais, ou pour lesquelles je m’en remettais à la magie quotidienne et au grand ordre retrouvé des adultes, j’admirais et gardais les belles et retrouvées lignes d’inconnu, les lointains et flottants points de fuite. Parfois de brusques murs pâles se dressaient et fermaient le regard. Des maisons basses apparaissaient à nouveau, de surprenants chemins poudreux s’enchâssaient dans le centre même de la cité, puis s’estompaient bientôt sur la grande avenue. Et la Porte de France se dressait au détour, puis l’entrée de la Médina, strates d’Arabie et de la France des avenues larges, tandis que les sinuosités de la route au retour, dehors, près de la maison continuaient de garder la forme pour moi, telle intime et secrète, de nos chambres, de nos souffles et de notre vie à Tunis. C’était un très millénaire organisme, et toutes les voies des vies parcourues lui donnaient pour finir sa forme particulière et fixe. Mais elle était déjà comme promise, indiquée, contenue tout entière dans l’essence incernable, dans les diversités de stèle et de gouffre du monticule de goudron et de terre.

Alors au sortir du jardin, l’éboulement sur la route de goudron et de terre, comme celui de nos connaissances et de nos récits, avait une forme, telle secrète et indiciblement mienne, à retrouver et connaître. Et c’était l’indication entre toutes, comme la brèche d’une pensée venant, d’un monde des orées dans le monde des choses. Ainsi plus tard en France et pour chacun de nous sans doute, préfiguration d’un dédale de la vie des adultes, longeant un trottoir sur un rebord étroit de pierre où s’animaient des précipices, des sortilèges et des dangers enfin déjoués, je me tenais aussi dans l’aisance des rues et des routes retrouvées de Tunis, des voitures, des clameurs revenues, telles en les entrées de toutes les cités, des trajets et des vies.

À l’étage, dans la maison, cette nature du monde changeait si elle ne cessait pas tout à fait, et la maison n’était pas exactement dans l’univers. Ou plutôt, l’univers demeurait « dehors », entre l’Arabie de Tunis et les flots de la mer, dans le bruit des voitures et l’odeur du jasmin, constituant les détours d’une sorte de grand monde extérieur qui prenait fin avec la maison. Dôme et stèle retrouvée alors, le monticule de terre dehors signalait aussi, avec notre arrivée, l’estompe des tumultes de Tunis, un lâcher-prise heureux dans la fatigue et le havre venu.

Vie des refuges, et au plus intérieur de cette vie était la chambre de ma grand-mère. C’était une poudre de foyer, de parfum, et qui semblait détenir le véritable noyau calme des jours, leur forme pure, la matière et la germination d’un abri sur la terre. Là, quand elle ne rentrait pas vers l’ancien fort des Turcs et vers La Goulette où elle habitait, ma grand-mère régnait, parmi les couleurs et la belle présence des images et des statues, des vêtements soyeux et dentelés, des fines broderies pâles empesées de l’armoire. Et son doux sourire de ces jours flotte me semble-t-il encore dans une sorte d’éternelle enfance qu’elle dispensait aux choses et aussi, comme un seul et même tenant heureux, dans toutes ses croyances, ses joies et ses superstitions.

Exilée magnifique, auréolée de parfums d’orangers, du basilic et du citron, du pain croustillant gorgé de tomates, d’olives noires et d’anchois qui me procure encore aujourd’hui l’impression entre toutes de la maison trouvée, elle s’animait tout entière, vivait avec nous un après-midi, une soirée ou plusieurs jours enfin. Régnaient alors avec elle dans la maison et dans l’air, ces mélanges de Tunisie, d’Italie et de Méditerranée, et pour un temps les sonorités de l’italien, qui n’était pas une langue pour moi mais le très particulier monde de ma grand-mère, de ma mère, de mon grand-père et de notre maison, et donnait ces intonations que ma grand-mère n’avait jamais pu abandonner, ces joies qui se mêlaient au rare français qu’elle parlait.

Cette première maison à Tunis dont me restent ces sensations réelles, toute poreuse elle-même d’Arabie tout autour, mêlait aussi aux mimosas du jardin, à la route et aux rues, au passage des camions et des cars, une France étonnamment claire, aux syllabes tenues et régulières, prônée dans le lointain par les livres et les admirations de mon père, l’évocation de sa ville de « La Rochelle », le claquement enjoué des portières et les appels des camions et des militaires.

Mais c’est l’image de ma grand-mère qui demeure dans les sourires, la joie, l’odeur des repas et la présence la plus vive de cette maison à Tunis, enfin de cette chambre à l’étage où elle restait parfois.

Jamais tout à fait disparue, avec son visage aimé aujourd’hui figé sur ces photographies sous mes doigts, elle m’y fait face déjà âgée, peut-être moins alors que je ne le suis moi-même à présent, enfant grandi après toutes ces années et les pays quittés. Et comme dans la lumière parsemée sur la photographie des grains de noir et blanc du temps, cette image de ma grand-mère à l’étage continue de conférer à toutes les maisons pour moi la sorte de mémoire parfaite de lieux et de journées, cette réalité d’un jardin avec les mimosas qui donnaient sur le goudron et la route, sur le tumulte et le vaste univers, la lisière des maisons et des villes lointaines, avec l’étrange et si connue protubérance de terre et de goudron dans le sol où se perdait ma vue, tandis que je commençais d’aimer avec paix et bonheur les volumes et les contours en bas.

Tout vivait, battait là comme des vagues, des surprises, des arrivées, des départs, les éclats de sève des personnes et des vies. Radieuse, drapée de bleu sombre, Beya arrivait, et elle était parfois entourée d’autres femmes arabes, manière de légendes pour moi d’une cour d’Arabie souveraine dans la poussière et les éclats de voix, et qui se dispersait sur la rue une fois Beya entrée. Puis, dans un coin du jardin, craquait un feu de bois, et Beya s’activait contre la grosse lessiveuse bouillonnante tandis que le petit chien noir tout autour s’ébattait.

Parfois, comme au détour d’aventures et de trajets sans fin, je me tenais assis avec Beya en voiture, tout devant, sur le large siège et contre le chauffeur arabe. Puis je me retrouvais avec Beya dans les ruelles du quartier de la Manouba, et bientôt au lavoir, après la petite mare et les maisons effondrées. Nous retrouvions les autres femmes arabes et les petites filles européennes, un instant essoufflées et pieds nus dans la poussière, tachées de terre sèche, nimbées de beaux rires éclatants, de regards ruisselants, d’eau fraîche et du charme des flacons de verre dans la lumière. Puis harassés nous reprenions vers la Porte de France. De là nous retrouvions la voiture pour une belle et nouvelle traversée. Senteurs, jeux, les mouvements et les voix, les silhouettes, les bâtiments et les êtres. Ici nous laissions le parvis en long de la grande cathédrale Saint-Vincent-de-Paul, puis nous nous arrêtions pour des achats et des provisions devant des boutiques étroites sur la rue, parées de cuirs et d’ustensiles, d’écriteaux en hébreu ou des filaments courbes et élancés de l’arabe, et c’était la maison bientôt.

D’un côté tout différent du jardin, opposé à la route aux larges blocs des mimosas déployés, et invisible depuis la chambre de ma grand-mère en haut, une fois passé le grand eucalyptus dont les branches vertes et blanches retombaient au soleil, il y avait de silencieux et imprévus recoins (tant les années passées et l’échelle de l’enfance en font une immensité incertaine). Dans une sorte de très étrange pour moi à présent Nord des choses, dans le sens où j’entendrais parler plus tard en France d’une Afrique « du nord » pour situer cette Tunisie alors de sud éternel, de chaleur et de Méditerranée, des graviers affleuraient sur un passage de terre absorbant l’eau d’une mare boueuse.

C’était un coin d’ombre et d’humidité où le petit diable vif et redouté pour moi du chien noir venait boire, sous une sorte de mur couvert de hautes végétations sombres. Un robinet de jardin quelquefois gouttait. Tout près sur le sol, dans la boue brune, âcre et séchant sur ses crêtes, comme fécondée par la fraîcheur du sol se brisant dans la chaleur de l’air qui montait, apparaissaient, à la fois gorgés de boue et semblant s’en extirper, les restes craquelés et les lambeaux en relief gonflé d’un ancien jouet de caoutchouc. Teinté encore de ses couleurs passées dans sa masse çà et là lacérée, le caoutchouc délivrait avec la terre et l’eau toutes ces senteurs fortes qui m’émouvaient alors, à jamais dotées pour moi de la chair des années d’Arabie, des parfums musqués et des corps. Inavouables telles une sueur aimée, c’était l’exhalaison des substances et des corps, l’humidité de la terre et des vies, le « Nord » opposé de la sainteté des choses, les rougeurs d’avoir trop couru et la peau des petites filles empourprées du lavoir contre les jaillissements d’eau et les flacons de verre.

Alors comme d’autres sécrétions venues d’un même monde d’entrailles de chaleur et de terre mêlées, dotant la maison d’une sorte de corps et d’absorption, je respirais jusqu’au vertige parfois des auréoles de lait ou de nourriture séchée, odorante, pâle et s’aigrissant, comme les odeurs fortes et musquées de Tunis, du marché, des cuirs au soleil, des graisses et du cuivre chaud. C’était dans un bol laissé, ou une petite assiette abandonnée. Et je songeais sans fin, dans une étrange peur et un dégoût semblable, à une sorte d’outre se gorgeant (mais le dégoût n’endiguait pas l’attrait ni l’instinct, et c’était comme un dégoût de l’esprit dans un monde où régnait seule la matière de la terre et des corps). Était-ce l’outre des compagnons d’Ulysse, ou le nom en français de « pourceaux » qui m’avait tant frappé dans ce que je n’aurais pu nommer ainsi mais devinais dans le surmoi des hommes ? Et cette étrange et irrésistible absorption me renvoyait aussi d’un tout autre côté de la maison et du jardin, du côté de la rue, vers la manière de terre, d’entrailles de grotte et de gouffre incertain, du petit monticule du goudron, de la terre et du sol.

Quelquefois au réveil le monde était clair, limpide, et il se déployait en des constructions cristallines. Infinies, élaborées en songe, elles s’effilochaient un instant, laissant la trace de leurs formes approchées, étrangement triomphantes dans la sorte de sécrétion transparente de mon corps pacifié se taisant. C’était là le passage. Je ne compris pas de suite que nous avions quitté sans retour notre première maison à Tunis, car « sans retour » cela n’avait alors aucun sens. Cependant le réel s’imposait, et avec le jour qui montait, avec les sons tout autour dehors, avec tout mon être bientôt revenu, il indiquait que ces châteaux précieux de l’esprit et de nos vies, que ces sortes d’étagements entrevus avaient été des perfections du rêve. Or leurs filaments parfois revenaient, comme un regard, une idée, ou une certitude, s’intercalaient sur les jours, dans les odeurs de jasmin, dans la chaleur déjà montant de toutes parts sur la base d’Al-Aouina où nous vivions à présent, au-dessous de Carthage, entraient sur les pourtours des lieux et comme sur la nature nouvelle des êtres tandis que je m’installais dans notre nouvelle maison. Et c’était une sorte de premier réveil avant de poursuivre je ne savais quelle merveilleuse étendue se faisant, et dont j’ignorais que ses trajets et ses exils sans fin prenaient leur place dans la géographie et l’histoire de la France et des colonies, d’une Arabie quittée, d’une Italie plus encore lointaine, et de la Méditerranée.

Ainsi, de la même façon que les songes et que les êtres changeant avec les lieux quittés continuaient cependant d’imprimer en moi leurs flottements anciens, dans ces impressions alors de nos côtes manquantes, il semblait que s’offrait la brusque et fugace forme naturelle des choses.

Il n’y avait plus le chien noir dans le fond du jardin, et ce n’était plus le même jardin des mimosas, ni le rebord de terre dehors, prisme de l’univers, après la grille, ni les hauts bidons des poubelles où le vieil Arabe attrapant un scorpion l’avait enclos triomphant dans une boîte d’allumettes.

Nous vivions au-dessous de Carthage, dont on n’apercevait depuis notre maison à Al-Aouina, au loin que les fins plateaux bruns qui se dressaient mollement sur la mer. Et sur la base militaire alors, dans ce très large et infini « en-dessous de Carthage », avec le TGM cependant qui passait sur la belle lagune de Tunis, desservait la plage d’Amilcar tout autant qu’Al-Ouina où je connus la « nouvelle maison », je n’étais plus semblait-il dans le monde de Beya, la souveraine et si puissante reine de Saba pour moi de la grande avenue de Tunis et de la Médina, ni de toutes les vies se croisant, Maltais, Livournais, Juifs, Grecs, Russes, Espagnols, Siciliens, Arabes, Européens sur leur grand promontoire. Et j’ignorais aussi que tout ce flux merveilleux et diffus des êtres était déjà réparti, agencé, ordonné et prévu chez les hommes, à l’image de la plage d’Amilcar, d’où rayonnent encore pour moi les impressions premières de soleil vif et d’eau salée, de temps immense et d’enfance sur le sable, la morsure vivifiante de la mer, et qui était en réalité réservée aux militaires français de l’Armée de l’air, à laquelle appartenait simplement mon père.

Al-Aouina, base militaire des Français. C’était un très étrange monde rectiligne, et cependant nos vies l’animaient, s’y lovaient comme en des univers aimés. D’un côté de la base militaire, juste après les maisons où nous habitions, il y avait une étendue de terre, de quelques arbres et de pierres, et elle me semblait immense. Herbe rase et brûlée, la terre était étrangère au port de La Goulette et à la baie de Tunis, à la poussière, aux silhouettes drapées et aux voix des femmes arabes. Avec ces nouveaux lieux c’était déjà, et bien avant la France, comme un nouvel univers, mais un entre-deux étrange, ni exactement une ville, ni l’Arabie se dérobant, ni la France inconnue encore, ni l’Italie de ma mère à jamais se fermant.

Sorte de parc immense, peuplé de voitures, de camions, de familles et de militaires de France, rues, bâtiments larges et bas, ciment, trottoirs, murs, goudron chaud et routes, les lieux gardaient pour moi leur centre incernable des pistes d’envol et de l’aérodrome, hors de portée pour nous, de la zone plus loin des avions et qui nous était interdite par des barrages encore.

S’étendait à l’horizon, de ce côté des pistes, l’emboîtement des bâtiments de la tour de contrôle au loin, dont le nom me charmait, mais où ne se détachait nulle « tour », veuve du langage et des songes pour moi, tant je l’aurais imaginée se dressant comme d’un château-fort, tandis que s’offrait à ma vue, au lieu d’un monde de « pont-levis », l’amas seul et voilé sous la chaleur du jour de constructions planes et basses, rectilignes, s’agençant dans un univers des carrés et des cubes.

Il y avait plusieurs centres à Al-Aouina, et plusieurs horizons. L’aérodrome et les pistes au loin, et d’un autre côté de la base des hangars militaires, des bureaux sans doute, des baraquements, des salles comme des gymnases et d’autres bâtiments. Enfin notre côté encore, celui des maisons où nous habitions. En réalité nous vivions dans un monde « pratique », dont l’agencement sans cesse me frappait, comme une fuite des détours et des formes pour moi de la baie de Tunis, de La Goulette et de la Médina. C’était un monde de militaires et « d’opérations », de quadrilatères et de véhicules, d’emboîtements larges et bas que seules les pistes d’envol, plates, longues et rases et comme cimentées, aperçues dans le lointain et derrière un grillage, semblaient représenter au mieux. Elles produisaient pour moi un très particulier appel, de vide, d’aventure et de désert agencé.

Et leur écho lointain, du côté des maisons et des routes où nous vivions, était bien cette même manière de surfaces à la fois interdites et planes, mais ici comme relevées et dressées en des volumes, en des arêtes enchâssées, dans un urbanisme très étrange et nouveau pour moi des quadrilatères. (Je le retrouverais parfois, bien après Tunis, dans le monde du tourisme et de l’Afrique, en Israël, en Gambie, et c’est le même sans doute encore de tous côtés aujourd’hui sur la terre). Quant à nos maisons, elles étaient des petites villas basses et droites, préfigurations d’une architecture des petites propriétés basses et alignées des banlieues d’une Los-Angeles d’Amérique ou d’un désuet « bord de mer » de France, des années 1970, et des lotissements.

Mais il se formait là, dans cette portion de la base militaire cependant, une sorte de réelle ville neuve « des Français », et où se déployaient, sous l’esprit millénaire de la ruche, les volumes droits, les trottoirs, les maisons, les passages de voitures et les rues, et donnant bientôt une petite cité de France, son animation, ses films parfois projetés en plein air et où nous allions, des jeux, des visites, et de nouveaux voisinages.

Certes pour moi dès l’abord rectiligne, sans les éclats brusques ni les saveurs accusées d’une Méditerranée vive, ni les couleurs et ni les troubles des sinuosités gardées de Tunis, ce noyau de nos vies se formait cependant, s’éployait, existait parfois comme un monde nouveau, comme une vie des pôles et des places larges, immenses et sans foules, celles des routes, des trottoirs, des personnes aussi, scintillantes parfois, des voix, des silhouettes, des regards, des voitures, des hangars et des personnes encore.

Il y avait les avions au loin, formes protubérantes, mais dont je goûtais peu l’attrait si je songe aujourd’hui, après toutes ces années et tous les lieux quittés, à leur présence si grande, certes dans le lointain, mais qui était la sorte de fondement et d’essence de la base militaire. Les arêtes rigides et linéaires des ailes, immenses, lisses de tôle et d’acier me frappaient. Elles décevaient la sorte de courbe que j’aimais dans le fuselage de baleine et d’immense poisson gonflé des avions, ainsi que la tour absente du lointain dans le groupe des constructions basses et rectilignes de la « tour de contrôle » me faisait l’étrange deuil des jeux, des plaisirs et des histoires contées tandis que l’on parlait avec joie et bonheur des avions tout autour. J’en entendais les noms, les différences connues, tout comme des fiertés lancées dans l’air, et les admirations. Mais d’instinct cependant je ne parvenais pas à aimer leur impression pour moi d’un univers « pratique ».

Les routes étaient droites, prolongements des hangars, des maisons, des places goudronnées aux voitures et aux camions garés. Parfois des cars s’ébranlaient, gorgés de familles et de rires ainsi que des parades. Et il montait de la poussière, des moteurs chauds et du goudron, une chaleur de plus, comme un foyer d’activités infinies des humains et des vies, et qui pour moi un instant faisait corps à nouveau avec la cité de Tunis, les mondes d’Arabie, la chaleur, les marchés traversés de Tunis où parfois nous nous rendions encore.

Beya est arrivée brusquement à la maison sur la base militaire, rouge d’agitation et de colère dans son large vêtement drapé de bleu nuit et ses parures d’argent. Ce fut l’étrangeté terrible d’un jour, difficile à cerner après toutes ces années, et dont nul jamais n’a reparlé, ni ma mère. Je revois les mouvements de vaisseau de Beya, ses tremblements de stupeur et de fureur contenue. Sa colère tournoie, affleure, tandis que ma mère stupéfaite et malheureuse elle aussi la regarde et l’écoute, silencieuse et semblant si perdue. Et Beya peut à peine respirer sous l’outrage, elle explose, le souffle entrecoupé, elle livre d’un trait devant moi à ma mère toute l’horreur, toute l’humiliation de la reine des Nabatéens brisée, de Pétra et des mondes, de l’Arabie, de la chaleur, de l’immensité de Tunis et de l’air. Elle vient d’être contrôlée, et a été fouillée au barrage militaire des Français. Sa terreur est immense, supplante même le bel orgueil dressé des draperies, des colliers, des bracelets et des bijoux d’argent, cette tranquillité souveraine et aimée sur la grande avenue, où je fendais dans son sillage sûr les atours des pays et les mondes, et où le seul « barrage » était celui chatoyant et flottant du rang des jeunes filles rieuses, s’avançant vers nous dans leurs robes légères, dans les senteurs du jour, le jasmin, l’air doux et les arbres odorants.

Or ces jours heureux de la Médina, de Tunis et de la Manouba avec Beya, des petites filles du lavoir et des femmes arabes, s’estompent à jamais là pour moi, tant Beya sans doute ne revint plus. Ils s’éloignent à partir de cette époque à Al-Aouina, et prirent fin ainsi avec notre installation sur la base militaire.

Les maisons sur la base avaient elles-mêmes des jardins à l’arrière, des murets, des arbres et des plantations neuves des militaires et des Français, des amandiers, du jasmin, des poiriers, des oliviers parfois, et même au loin se dressaient de grands arbres, chênes verts ou chênes lièges, des palmiers élancés, aux troncs courbes et longs, accidentés de ciselures jaunies et comme de fins crochets.

Les maisons rayonnaient d’une vie de la langue française et de nos voisins « de France », si le monde de Beya, de la Médina et du feu de bois que j’aimais tant, semblait si éloigné pour moi. Mais avec les uniformes parfois, les tenues et les préparatifs de défilés militaires, les trompettes à l’éclat vif et doré, les tambours, ronds et blancs chamarrés de cordes fines et de brandebourgs, ces volumes neufs et rectilignes furent chargés bientôt de formes et de couleurs de nos vies, de fruits, de voix, de drapeaux bariolés et d’incessantes agitations ainsi que des jeux nouveaux, comme la forme, les dessins, les couleurs et le pourtour, les surfaces longues et lisses, le charme et le secret parfois de cartes à jouer.

Les jours anciens de Tunis sont demeurés dormants, dans un autre corps, dans un halo de poudre et de poussière, dans le miel de l’halva sur mes doigts tandis que je traversais jadis le marché de la place d’Espagne dans les odeurs de cuivre chaud. C’était étrange. Comme si les vivants, les sourires, les voix, les impressions et les idées des choses étaient un prolongement des lieux, et qu’ils étaient changeants, toujours uniques et immenses, toujours différents, et que j’étais situé moi aussi dans leur brusque, changeante et brève immensité. Et cette immensité de vivre, telle une Méditerranée antique demeurée à soi-seule en réalité un pays, semblait exister avant de commencer soi-même, avant d’en être moi aussi un des morceaux changeants.