dimanche 1er octobre 2023

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Lieux, Photographie, Fantôme

Hiroshi Sugimoto : Impermanence et temps de l’Après

, Denis Schmite

Avec son œil augmenté de ses antiques boîtes photographiques, Hiroshi Sugimoto a développé presque tous les thèmes abordés jusqu’à présent autour de la question de l’image, la Beauté, les images habitées par des fantômes, des images fantômes, la trace mémorielle ou mnémonique, l’illusion bien sûr, la dualité ombre / lumière, l’entropie, la Mort, et il a complètement décortiqué l’espace-temps, mais il n’a jamais réalisé d’autoportraits à moins de considérer que tout ce que produit un créateur de cette envergure, un photographe d’exception, soit autoportrait, un autoportrait psychique. Pourquoi pas ? C’est à partir de la série « Architecture » que Sugimoto expose la majorité de ces thèmes.

Pour entrer dans l’architecture moderne et postmoderne, celle qui l’intéresse, Sugimoto emprunte une porte tout à fait inattendue, l’une des portes du temple hathorique de Dendérah en Haute-Égypte, une image floutée, voilée, peut-être pour souligner le fait qu’il va fouiller en profondeur la mémoire, car ce qui l’intéresse c’est la trace que l’architecture a laissée dans le psychisme, sa trace mnésique. Pour lui, la porte du temple de Dendérah est l’origine de tout ce qui va suivre, un peu le Big-Bang de l’architecture moderne et postmoderne. Il va ainsi passer en revue une bonne partie des icônes architecturales du vingtième siècle mais pas du tout avec un œil d’architecte, ni même avec celui d’un amateur éclairé d’architecture. Il s’agira plutôt de sensations rétiniennes fortement intériorisées, d’impressions ne faisant pas appel à l’intellect et gravées au niveau du subconscient, des traces mnésiques.

Il y a des silhouettes qui percent à travers un quasi-brouillard, des formes très vagues qui assurent une vraie présence quand même et qui font dire oui c’est bien cela, car ce qui est retenu ici c’est vraiment l’essentiel, l’esprit de la chose plus que la chose elle-même, l’essence de la chose. Tout y est, ou presque, et parfois bien au-delà aussi. La lumière qui signale, qui souligne, qui désigne, qui révèle. Des taches de lumière sur les écailles ou le rostre des flèches des gratte-ciels de New-York, Chrysler Building, Empire State Building, des convergences ou des ondes de lumière dans les nefs des églises ou des chapelles, Chiesa Rossa de Milan, Chapelle Saint Benedict de Sumvigt, des nébuleuses descendues du ciel ou des soleils accrochés au-dessus des autels, Woodland Chapel de Stockholm, Chapelle de Notre-Dame du Haut, une croix de lumière seulement pour la Chapelle de Ibaraki, lumière géométrique, comme découpée à l’emporte-pièce, portes et fenêtres intérieures du siège de D.E. Shaw and Company, vibrations des facettes de l’atrium de verre du Tokyo International Forum ou du Kunsthaus de Bregenz, Rockfeller Center saisi de nuit comme une fusée géante « Saturn » s’arrachant du sol, trois verticales de lumière, ou une large bande horizontale pour résumer la maison Schindler de West Hollywood, lumière toujours dessinant les fenêtres buccales à colonnes d’os de la Casa Batlló à Barcelone…

Hiroshi Sugimoto, Chrysler Building, 1997

Il y a des masses obscures aussi et ô combien plus inquiétantes, avec parfois comme des lueurs d’incendie en leur cœur. L’usine de turbines AEG à Berlin, par exemple, gigantesque hangar aux murs de verre, ou le bâtiment Fagus de l’usine de formes pour chaussures de Alfeld, ou la tour-observatoire Einstein à Postdam, tour surréalisante qui se découpe sur un ciel en feu. Blocs obscurs dans lesquels peuvent s’ouvrir des portes plus obscures encore, tels le barrage à voûtes multiples de Honen’ike Dam à Onohara, la basilique San Pietro e Paolo de Rome et ce bunker de béton qu’est la maison Azuma à Sumiyoshi, ou strictement aucune, tels les tours satellites de Naucalpan, lames d’obsidienne aux angles agressifs, le Seagram Building surgissant de l’ombre et qui paraît se refléter sur un miroir d’acier poli, le Pacific Design center, surtout, bloc totalement noir dont une espèce de tête pointe vers un ciel nocturne, le World Trade Center enfin avec ses jumelles déjà fantômes.

Les images d’architecture d’Hiroshi Sugimoto sont toujours des spectres ou des fragments de spectres qui sont figés dans une espèce de gelée grisâtre, profondeurs mnémoniques où la lumière, quand elle n’est pas voulue surnaturelle, paraît être en phase d’absorption, et où toute référence au temps est bannie. Il y a aussi une volonté morbide d’effacer la moindre trace, ou plutôt le moindre soupçon de couleur, pourtant l’un des arguments majeurs, la matière sculpturale, de nombre d’architectes contemporains, Steven Holl, Peter Zumtor, Luis Barragán, César Pelli.

Autre bizarrerie, une provocation quand il s’agit d’architecture, c’est le quasi-rejet du volume. L’objet est un assemblage de formes géométriques à angle vif, des plans juxtaposés et brouillés, particulièrement lorsque cet objet est emblématique, mythique, tels le café De Unie à Rotterdam, signature de De Stijl, la maison Schröder à Utrecht, De Stijl encore, la Villa Savoye à Poissy (Le Corbusier), la Sturges House à Los Angeles (Frank Lloyd Wright), la maison-atelier Barragán à Mexico (Luis barragán), la Farnsworth House à Chicago (Ludwig Mies van der Rohe).

Et puis il y a comme des coups de projecteurs donnés sur des fragments signifiants, les bandes de béton constituant la volute extérieure du grand bol de Central Park, le Guggenheim, l’enchevêtrement des courbes de titane de Bilbao, le Guggenheim encore, les rangées d’alvéoles superposées du Palazzo della Civilta à Rome, la partie élancée de la carapace de crabe que Le Corbusier a posée sur les murs de béton blanc à Notre-Dame du Haut, les murs de marbre et les cloisons de verre du Pavillon allemand de Barcelone, vision autre que celle qu’avait eu Jeff Wall.

On pourrait dire que Hiroshi Sugimoto, à l’instar de Goya, a livré des « peintures noires » de l’architecture moderne et postmoderne, si ce n’est des éclairs de lumière voulue surnaturelle, mais son noir n’est pas le noir d’encre utilisé traditionnellement par les photographes japonais, tel Daïdo Moriyama, un autre explorateur ambigu des profondeurs psychiques. C’est plutôt un brouillard, plus ou moins épais, émergeant quelquefois de gouffres abyssaux, et qui ne permet aucune forme de vie. Dans ses photos le soleil s’éteint comme une bougie, lentement et en fumant. L’univers photographique d’Hiroshi Sugimoto est un espace inhabité et inhabitable. Du mouvement, il y en a pourtant, parfois. Une Tour Eiffel toute vibrante qui semble s’élancer vers le ciel, peut-être celle « sidérale » de Blaise Cendrars, l’escalier magique que Antoni Gaudi a fait reposer sur rien et qui semble parcouru par une forme ectoplasmique, la très belle danseuse que Mies van der Rohe a délicatement posée au milieu d’un petit bassin à l’abri des murs de marbre coloré dans son pavillon catalan.

On trouve aussi deux citations curieuses, l’une aveugle et massive, l’autre bourrée de nostalgie. La Signal box, que Herzog et de Meuron ont dressé au pied d’un pont routier et en bordure des voies en pleine gare de Bâle, est une sorte de polyèdre assez symétrique cerclé de fines bandes de cuivre. C’est un bâtiment qui se fond totalement dans le paysage ferroviaire et que personne ne remarque vraiment, hormis les photographes, tel Thomas Ruff qui en a déjà donné une image vraiment électrisante. Avec Sugimoto, c’est un bloc sombre et menaçant, complètement fermé, et qui occupe presque toute la surface de la photo.

La maison Wittgenstein, elle, comme son nom l’indique, a été réalisée par le philosophe et mathématicien Ludwig Wittgenstein, l’un des esprits les plus brillants de son siècle, l’auteur du fameux Tractatus logico philosophicus. Plus précisément, Wittgenstein, au sortir d’une profonde dépression, a assisté l’un de ses amis architecte pour la conception de cette maison d’un style tout à fait moderniste destinée à sa sœur Margaret. Sugimoto donne à voir de cette maison une seule et unique fenêtre prise de l’intérieur et de trois-quarts avec des ombres portées sur le sol. Dans la pénombre on peut deviner un radiateur en fonte pour le placement duquel, dit-on, Wittgenstein lui-même aurait apporté le plus grand soin. Un hommage touchant rendu à un logicien sur la base de la dualité ombre / lumière.

Enfin, pour clore la série, il reste deux images tout à fait étranges car elles ne montrent pas des architectures ou des fragments d’architectures mais ce qui les entoure et les justifie, leur donne sens. Woodland Cemetery : dans une sorte de crépuscule vaporeux, Sugimoto fait emprunter un long chemin dallé de pierres irrégulières passant au milieu d’une pelouse et bordé sur un côté d’un muret qui semble retenir un groupe de petits arbres en boules. Il y a un point de fuite qui dirige le regard vers ce qui pourrait être un calvaire. Egerstrom House : l’image est divisée en deux parties par un mur assez haut sur lequel se découpe la silhouette d’un cheval, une ombre, tenue à la longe par quelqu’un, un simple trait ombré. Au-dessus du mur dépasse la cime de deux ou trois arbres qui se détache sur un ciel beaucoup moins gris que dans les autres images de Sugimoto. Il y a même quelques nuages. Au premier plan, sur une bande plus claire est posée une espèce de banc ou de mangeoire pour les chevaux. On ne sait pas trop car la photo est volontairement floue. Il s’agit d’un ailleurs. Il y a dans tout ceci beaucoup de signes renvoyant au memento mori, à la Vanité. Les architectures de Sugimoto, ses icônes, sont des ruines de lendemain de catastrophe. Impermanence.

Hiroshi Sugimoto, Proctor’s theatre, New York, 1996

Hiroshi Sugimoto parcourt le vaste territoire des États-Unis du nord de l’Amérique à la recherche des salles de cinéma improbables et puis aussi des drive-in oubliés, tous vestiges d’une Amérique sûre d’elle-même et conquérante, aujourd’hui presque ruines d’un temps révolu, d’un temps d’avant le numérique. Les « Theaters » : U.A. Walker, Paramount Oakland, Canton Palace, Metropolitan Orpheum, Cinema Dome, Avalon Theater, South Bay Drive-in, Radio City Music-Hall, Orinda Theater, TRI City Drive-in, Hollywood Cinerama, Orange Drive-in, La Paloma Encinitas, Canton Palace Ohio… Dans chacun de ces lieux il installe sa boîte, toujours dans la même position, même distance de l’écran et légère plongée, et règle le temps de pose sur la durée du film projeté avec une ouverture de diaphragme maximum.

Que reste-t-il à la fin de la séance, après que la machine a été déclenchée, que la photographie a été prise, que le tirage a été réalisé ? Un rectangle de lumière blanche aveuglante dans un cadre noir et sculpté, comme un écrin baroque qui aurait perdu ses ors, comme un reliquaire ciselé dans un bloc de charbon renfermant un morceau de suaire sacré, image unique qui contient toutes les images mêlées et indémêlables. Entropie. Ce qu’a photographié Sugimoto ici, c’est à la fois l’équilibre parfait et le désordre absolu, l’entropie poussé à son plus haut degré, la Mort, et pas seulement celle du cinéma états-unien, celle de la suite d’images, bien plus que cela sans doute aucun…

La flèche du temps s’est arrêtée lorsque la projection s’est terminée et que la photographie a été prise, qu’elle a mémorisé tout ce qui s’était déroulé pendant cette durée. Le temps ne peut pas être remonté et le film passé à l’envers ou rembobiné. Le blanc éblouissant de l’écran contient toutes les images. Il y a eu fusion de toutes les images en une seule. Fin de la représentation dans un Malevitch inversé, carré (ou rectangle) blanc sur fond noir, carré (ou rectangle) blanc encadré de tentures funéraires. La flèche du temps ne peut pas s’inverser, elle. Quoique…Toutes les équations de la physique étant réversibles, certains scientifiques estiment que si l’on attend suffisamment longtemps, peut-être un milliard d’années, ou plus, la flèche pourrait repartir dans l’autre sens et le désordre redevenir ordre, le dentifrice rentré dans son tube qui avait pourtant été fortement pressé. Mais le peut-elle, le peuvent-ils, de façon spontanée ? Quoi qu’il en soit, ce blanc entropique, tout inquiétant qu’il puisse être, exerce une indéniable fascination, et même une certaine attraction, tout comme le tunnel blanc peint par Jérôme Bosch pour les âmes des bienheureux dans leur Montée vers l’empyrée. Expérience de mort imminente vécue ou recueillie par le peintre ?

Retour aux origines, mer et ciel, air et eau, lumière et obscurité, jour et nuit. Sugimoto parcourt le monde et ses rivages pour saisir ses « Seascapes », ses paysages marins, Caraïbes, Baltique, mer Égée, Méditerranée, Atlantique nord, Pacifique sud, mer du Japon, toutes les mers et tous les océans en fait, tous les rivages, absolument tous. Noir et blanc. Toujours le même plan strictement divisé en deux, le ciel en haut, la mer en bas, c’est logique, plutôt plate la mer, aucun point de repère terrestre. Minimalisme diront beaucoup. Certains verront même une référence à Mark Rothko là-dedans. Pour eux, deux simples aplats, deux "Fields". Moi, je dirai peut-être mais où sont les couleurs ? Et depuis quand Rothko est-il un peintre minimaliste ? Ils me répondront les peintures noires de la Chapelle de Houston et puis Rothko était davantage un représentant du Minimalisme que de l’Action Painting. Alors moi, je répondrai à mon tour qu’il n’était ni l’un ni l’autre, qu’il se refusait même d’être rattaché à quelque mouvement que ce soit, que tout était couleurs chez lui et que même le noir des peintures de Houston est fait de couleurs.

Hiroshi Sugimoto, English Channel, Etretat, 1989

Donc pas de Rothko chez Sugimoto, et pas de minimalisme non plus d’ailleurs…L’espace est parfaitement circonscrit, délimité, je dirai même neutralisé puisqu’il est strictement le même sur chaque photographie. Le facteur lieu est lui-même neutralisé puisqu’il n’y a pas de repère terrestre. Ce qui se joue ici c’est le rapport au temps, le rapport de la mer au ciel, la mer étant bien plus que le simple miroir du ciel, le rapport de l’ombre à la lumière, tant d’un point de vue esthétique que métaphysique. On peut dire qu’à conditions météorologiques égales, ce facteur étant aussi neutralisé, le rapport évolue selon l’heure de la journée ce qui est une tautologie. La lumière et l’ombre ne se répartissent pas uniformément dans l’un ou l’autre champ. Il y a des modulations, selon le grain de la mer, selon la transparence de l’air, le mot éther serait plus approprié en raison du caractère diaphane de l’élément, de sa subtilité, sachant que les ciels sont absolument sans nuage, selon la distance marine où porte le regard car il y a tout de même un effet de perspective. Il y a comme un polissage de la matière marine au fur et à mesure que l’on se rapproche du ciel. L’horizon qui délimite parfaitement les deux plans est comme marqué par un trait de crayon léger, non appuyé, ou par une bande ombrée plus ou moins large, ou plus simplement par la différence nette des teintes des deux champs, celui de la mer et celui du ciel.

Même au cœur de la nuit la plus ténébreuse, dans une obscurité quasi-totale, l’horizon signale sa présence, parfois par une sorte de phosphorescence. C’est une invitation à la contemplation, à la méditation sur les origines, cette fois-ci sur la permanence des choses, sur l’intemporalité ou l’atemporalité, sur l’harmonie dans le sens de la musicalité de l’univers, les variations sur un même thème comme dans les ragas de l’Inde, développement spiralé, sur les racines et les constituants de la Beauté.

La question qui est soulevée aussi, me semble-t-il, est celle de la circularité du temps. Les choses sont-elles susceptibles de se répéter ? Pourra-t-on, sous certaines conditions, météo, état de la mer, retrouver à une heure donnée exactement le même rapport entre la mer et le ciel, entre l’ombre et la lumière, entre les différentes nuances de gris ? En fait, ce qu’expérimente Hiroshi Sugimoto c’est la vieille dialectique d’Héraclite l’obscur : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. On ne regarde jamais deux fois la même mer. On ne parcourra jamais plus le ciel d’Icare. Enfin, mais au début aussi, On the beach. Dans la mer, puis sur une plage, ont commencé les choses, je veux dire le biologique. Sur la plage, baignées, léchées et rongées par la mer, finissent certaines choses. « It is placid, serene, indifferent ». La mer ? Elle est placide, sereine et indifférente. Sugimoto raconte qu’en se promenant sur une plage de sable en Nouvelle-Zélande, il a découvert des objets vraiment bizarres, des dizaines et des dizaines de pièces, ou plutôt des fragments de pièces, d’automobiles anciennes abandonnées ici et tellement rongées par la rouille qu’elles finissaient par se confondre avec le sable. Ceci l’a renvoyé bien sûr à la thématique de la catastrophe et de la fin de l’humanité. Ses photographies d’objets peu ou non identifiables, comme des squelettes de métal se dissolvant sur un fond de sable noir, bouts de carrosserie, morceaux de châssis et fragments de bloc-cylindres en état de décomposition avancée, l’ont conduit à des considérations sur l’inexorable retour à la nature du vivant et du manufacturé, sur le samsara, le cycle des renaissances commun à toutes les religions orientales, avec des variantes, et sur la récapitulation de la phylogenèse par l’ontogenèse dans une accélération et un rappel merveilleux du temps.

Denis Schmite, 2013