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Gustave Moreau : du sentiment de la peinture
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Comme le prouvent ses textes, Gustave Moreau a toujours su outrepasser le bien pensé « Assez de toutes ces réflexions critiques, de ces blâmes, de cette sincérité théorique chez tous ces imbéciles dont l’intelligence en Art, comme en tout du reste, ne dépasse pas celle d’un concierge ou d’un charcutier », écrivait-il. C’est un peu dur pour les concierges et les charcutiers mais cela possède le mérite de la clarté. Même dans ses travaux décoratifs et monumentaux, l’artiste a toujours tenté de mettre en scène des aspirations poétiques et douloureuses.
Il a choisi pour cela diverses figures tirées plus particulièrement de l’Antiquité parce que « l’intelligence et la poésie sont bien mieux personnifiées dans ces époques d’art et d’imagination que dans la Bible, toutes de sentiments et de religiosité ». Sa peinture voulut atteindre ainsi « la prière supérieure ». Celle qui l’emporte sur tout et qui l’emporte sur la simple dévotion religieuse. L’objectif resta simple et outrageusement ambitieux : déplacer le spectateur vers l’éther d’un art où l’être demeure saisi dans ses tensions existentielles et abyssales mais aussi dans ses aspirations d’absolu.
Mais l’œuvre de Gustave Moreau reste lourde de bien des malentendus. Elle ne correspondait en rien aux critères de la mode du temps, pas plus d’ailleurs qu’à ceux de notre époque. Mais l’artiste n’a jamais suivi la logique de l’esprit ou du jugement de son temps. À travers ses allégories archéologiques, par le recours à l’anachronisme, il a trouvé le moyen de fondre périodes et civilisations. Il créa une vie par-delà le souci du vrai, du logique admissible, et ce, par une série « d’entraînements féconds » qui l’ont poussé « vers la vérité relative du sentiment, la logique sublime de l’imagination pure, si distante de la logique du bon sens et de la raison ».
C’est pourquoi chez lui le mythe n’a rien d’ « historique » : il préfère ce qu’il appela la « chronologie de l’esprit : donner aux mythes toute l’intensité qu’ils peuvent avoir, en ne les resserrant pas dans des époques, dans des moules de styles et d’époque ». C’est pour cela qu’il existe dans son œuvre encore aujourd’hui une étrange modernité. Gustave Moreau a toujours choisi une voie particulière. Réduisant les colorations à deux ou trois tons de base, réduisant les harmonies à des camaïeux (de bleu, de rouge), il a voulu rendre compte de valeurs dont les objets ou les sujets représentés détournent si souvent la vue de l’essentiel.
Son œuvre ne cesse donc d’étonner. Les reproches qui lui sont encore parfois assénés (pastiche, imitation, absence d’originalité, servitude à la tradition) tombent d’eux-mêmes à qui se confronte à un tel travail. Certes le peintre savait de quoi il en retourne : « Vouer Poussin, Ingres et les vieux maîtres qui passent tous à l’état de fossile et de vieil imbécile aussitôt qu’apparaît une audace nouvelle vraie ou fausse » n’est pour lui qu’une ineptie. La mode ne peut se passer sans doute de nouveautés,
Gustave Moreau prouve par sa postérité que sa peinture « tient ». Elle n’est ni jeune, ni vieille. Elle donne un autre point de vue sur la beauté. Elle demeure un filtre qui a su livrer goutte à goutte et en résistance contre les évolutions à la mode « une liqueur paradoxale ». Face à « tant de farceurs qui cherchent à attirer l’attention et les suffrages de la foule et des connaisseurs niais », il a préféré cette recherche du « sublime » qui lui a tant fait de mal jusque dans sa postérité.
Gustave Moreau, Écrits sur l’art - Sur ses œuvres et sur lui-même. Théorie et critique d’art, textes établis, présentés et annotés par Peter Cooke, préface de Geneviève Lacambre, coll. Bibliothèque artistique et littéraire ; Fata Morgana, Fontfroide le Haut, avril 2024, 384 p., 30 €