dimanche 30 janvier 2022

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Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907)

Musée d’Orsay 28 septembre 2021 au 16 janvier 2022

, Suzanne Anger

Initialement venue au Musée d’Orsay pour une simple découverte culturelle, je me trouve finalement face à une exposition qui semble animer cet édifice longtemps resté figé.

« Enfin le cinéma ! » offre la possibilité de vivre et percevoir de nombreuses œuvres d’art sous un nouvel angle. Par son nom, cette exposition temporaire laisse entrevoir une énième présentation des prémices du cinéma. Dès lors, nous pouvons, avant même l’avoir visitée, imaginer sa composition : une étude chronologique de son histoire, un éventail des premiers films, les méthodes de diffusion… Pourtant, une fois sur place, nous comprenons que cette exposition n’a rien d’une fouille archéologique et rétrospective du 7ème art.

Dominique Païni, commissaire général de l’exposition, souligne, dès la brochure : « le cinéma est un « balcon » depuis lequel nous pouvons comprendre les lois d’accommodation optique, psychologique et sociale qui ont vu naître le spectateur des images en mouvement [1] ». Il est alors évident, avec l’appui de cette citation, que la dénomination de cette exposition ne fait pas écho à l’émergence de ce nouveau média qu’est la projection, mais au contexte qui a donné lieu à une « urgence technologique et esthétique nouvelle : la cinématographie [2]. » La singularité de cette exposition repose alors dans sa nouvelle approche du 7ème art. En somme, ce qui est exposé n’est pas le cinéma, mais « ce que le cinéma a inventé : le spectateur moderne [3]. » Un spectateur en mouvement, qui change avec son temps. Au fil de la visite, nous assistons à l’affirmation d’un 7ème art qui a eu du mal à trouver sa place auprès des autres disciplines artistiques, mais qui est de plus en plus présent dans sa singularité. La fin de l’exposition illustre les nouveaux comportements induits par la caméra, une attention portée sur le cadrage ou encore une nouvelle forme d’érotisme portée par le voyeurisme de la caméra. Aussi, le spectateur moderne est un ouvrier. Il ne vient plus d’une élite instruite mais d’un milieu modeste, et comprend ce qui lui est montré : des scènes du quotidien et des thématiques banales. Elle agit comme une mise en contexte de la ville, mais surtout de la vie moderne au moment de l’invention du cinéma, à l’aube du XXe siècle. Nous y percevons ainsi l’amorce d’un passage à l’ère de la technique, la transition d’un monde artisanal à un monde industriel. Le cinéma serait, au travers de cette exposition, le résultat d’une quête de l’artiste afin d’arriver à saisir le monde moderne : sa vie, ses acteurs, ses machines, mais surtout son mouvement.

Un parcours dynamique, le regard toujours en mouvement

Le mouvement se ressent non seulement dans les œuvres présentées, mais aussi dans la mise en place de l’exposition.

Tout d’abord, la visite est rendue dynamique par le nombre important d’œuvres – près de 300 œuvres sont sollicitées –, la diversité des médiums et des courants artistiques ainsi que les cartels détaillés. Nous ne manquons pas d’éléments visuels à observer durant notre avancée dans l’exposition. La recherche de mouvement et de dynamisme se retrouve sur les murs, les œuvres étant placées de façon à reproduire la trame d’une pellicule de cinéma qui semble se dérouler.

Dispositif de présentation respectant une ligne d’horizon rompue par le placement déséquilibré des œuvres, exposition « Enfin le cinéma ! »
Musée d’Orsay, Paris, photographie de M. Ricci.

Tout cet ensemble offre alors une trame logique dans la visite. Le parcours thématique permet ainsi au visiteur de trouver sa propre cohérence et son rythme dans la déambulation. Nous sommes plongés dans un dispositif expographique comme des acteurs du film « Enfin le cinéma ! ». Ce parti-pris est accentué par le choix des couleurs murales faisant écho au monde du cinéma et du spectacle : rouge, gris très foncé ou noir. L’entrée de l’exposition nous permet d’être immédiatement imprégnés dans le thème. Plongés dans un noir quasi-total, il nous semble pénétrer dans une salle de cinéma où le film s’apprête à commencer. Un calme plat qui marque une rupture forte avec le hall de gare bruyant et baigné dans la lumière. Nous devenons, à cet instant précis, acteurs de ce dispositif, comme immergés dans un documentaire filmique.

L’art à l’époque de sa reproductibilité technique

Cette exposition illustre le changement de temporalité qu’a connu l’art à l’époque post-industrielle. « Enfin le cinéma ! », comme précédemment souligné, n’est pas fondamentalement basée sur le cinéma, mais agit comme une mise en contexte de la ville et de la vie au moment de son invention. Cela se retrouve surtout dans les premières salles, qui mettent en place un contexte social, scientifique et économique lié à l’apparition du cinéma. Le début de la visite présente les grands chantiers parisiens du XIXe siècle et les différentes expositions universelles à travers les prémices de la photographie, de la projection et du spectacle vivant. Avant le cinéma, d’autres inventions ont vu le jour. D’abord la photographie qui s’est rapidement fait sa place parmi les arts, mais aussi, moins connu, le diorama. Avec deux œuvres en une, le Campo Santo de Pise de Louis Daguerre [4] capte tous les regards. Il représente à la fois un espace intérieur et extérieur. L’éclairage change progressivement sur le tableau, comme une boucle, modifiant les couleurs et donnant aussi des temporalités différentes à la scène. Il s’agit d’une retranscription de mouvement dans une seule et même œuvre en deux dimensions. Un principe simple : la toile très fine est peinte des deux côtés, ainsi, lorsque la luminosité est modifiée, les couleurs du tableau changent pour donner une impression d’évolution. La scène peinte se retrouve alors soit en plein jour, soit au coucher du soleil.

Louis Daguerre (1787-1851) et Charles-Marie Bouton (1781-1853), Le Campo Santo de Pise
Huile sur toile, 92 x 152 cm, Musée d’Orsay, Paris, photographies de M. Ricci.
Louis Daguerre (1787-1851) et Charles-Marie Bouton (1781-1853), Le Campo Santo de Pise
Huile sur toile, 92 x 152 cm, Musée d’Orsay, Paris, photographies de M. Ricci.

L’exposition propose un parcours thématique et non chronologique, favorisant les dialogues entre médiums. Les différentes techniques se répondent et viennent se compléter. Le cinéma vient dialoguer avec ses contemporains pour apporter un regard différent sur un même sujet. L’image ci dessous montre les similarités de couleurs et de motifs entre le mobilier, les affiches, le cinéma : des mondes distincts qui se retrouvent dans les tendances visuelles d’une époque.

Photo de Laurent P. prise sur sortiraparis.com

Cette confrontation de médiums pose une question de hiérarchie entre les arts : les arts reproductibles ont-ils leur place aux côtés des beaux-arts ? La photographie a-t-elle sa place aux côtés de la peinture ? Si cette exposition, 120 ans après l’apparition du cinéma, tend à montrer une cohabitation possible et cohérente, cette juxtaposition aurait soulevé l’indignation chez de nombreux théoriciens et artistes de l’époque. Dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [5], Walter Benjamin appuie sur les différences de sens entre les différents arts. La reproductibilité a eu un impact quantitatif mais aussi qualitatif sur l’art. S’il est fondamental de ne pas faire aujourd’hui de hiérarchie entre les arts, il est aussi important de noter que la reproduction a fait perdre non seulement le côté rituel donné à l’art, mais aussi son aura. Ainsi, le support de reproduction change la nature de l’œuvre et son rapport à l’homme.

« Enfin le cinéma ! » illustre ce nouveau rapport, avec une exposition ouverte et accessible à tous. Loin de la rétrospective nostalgique, Dominique Païni montre le changement de regard qui s’est opéré sur la ville et sur la société à travers le cinéma. Le visiteur est le véritable sujet de l’exposition, invité à s’imprégner d’un contexte sociétal profond et décisif pour l’ère contemporaine, de la même manière que le cinéma met en évidence un nouveau type de spectateur moderne, qui n’a plus le temps de s’arrêter pour contempler et doit être encapsulé dans une salle obscure pour observer.

Notes

[1Dominique Païni, Enfin le cinéma !, brochure de l’exposition, 2021, p. 1.

[2Dominique Païni, Enfin le cinéma !, op. cit., p. 1.

[3Ibid., p. 1.

[4Louis Daguerre (1787-1851) et Charles-Marie Bouton (1781-1853), Le Campo Santo de Pise, Huile sur toile, 92 x 152 cm, Musée d’Orsay, Paris.

[5Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2012.

L’exposition « Enfin le cinéma ! » a eu lieu du 28 septembre 2021 au 16 janvier 2022 au Musée d’Orsay.

Frontispice : Léonce cinématographiste, mai 1913, © Léonce Perret (1880-1935)