mercredi 1er novembre 2023

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Éclairs, vacillements et perdition

, Denis Schmite

Pour sa série des « Lightning fields », les champs d’éclairs, Hiroshi Sugimoto a photographié des arcs électriques, des étincelles de lumière éclatante. La capture et la domination des quatre forces de la Nature est l’une des préoccupations et occupations de ces bien vilaines personnes que sont les ultralibéraux, transhumanistes et autres « amodernes ». En l’occurrence ici, c’est la force électromagnétique qui est concernée. Je dirai que tout a commencé au niveau artistique avec Walter De Maria, même si le grand inspirateur de tout cela c’est Nikola Tesla.

Walter De Maria a beaucoup en commun avec Robert Smithson, notamment son goût profond pour la « catastrophe tranquille » et son travail non-écologiste sur l’espace. Hormis Smithson, on ne peut pas être plus incrusté dans l’espace, les territoires, que De Maria.

C’était un sculpteur-géomètre de la démesure qui voulait éprouver la terre dans toutes ses dimensions, quitte à la persécuter, la sentir frémir en s’étendant dessus ou en la respirant à pleines narines. Il était prêt à creuser des galeries dans les volcans pour atteindre le magma ou à relier les continents avec des signes cabalistiques gigantesques. Il traçait des lignes droites d’un kilomètre ou plus à la craie ou à coups de bulldozer dans le désert Mojave et dans le Nevada, enfonçait tout droit dans le sol de Cassel un cylindre de cuivre d’un kilomètre de longueur et de cinq centimètres de diamètre juste devant la porte de ce lieu mythique de l’Art contemporain qu’est le Fridericianum, remplissait de cent-vingt-sept tonnes de terre le volume d’une galerie new-yorkaise, enfin installait dans le désert du Nouveau-Mexique le Lightning Field fondateur.

Un jour donc, Walter De Maria plante quatre cents mâts d’acier, des paratonnerres, sur un vaste terrain au Nouveau-Mexique, mais il ne les plante pas n’importe comment, seize rangées en largeur et vingt-cinq en longueur, et tous les mâts strictement à la même hauteur. Il faut deux heures pour en faire le tour. C’est une gigantesque sculpture dont l’apparence varie avec la lumière du jour et dont les pointes capturent les éclairs, soumet la foudre à la volonté de l’Art. Volonté démiurgique, construction prométhéenne, mais pour la bonne cause.

Sugimoto, lui, inscrit ses champs d’éclairs dans des espaces à la fois beaucoup plus petits et beaucoup plus vastes que les déserts, le plan de la photographie et l’espace de l’imagination. Les arcs électriques miniatures qu’il crée et saisit dans l’instant même sont des feux d’artifice en réduction, étincelles de vie errantes ou âmes qui vagabondent, parfois phosphorescences d’animalcules en bouillons de culture ou de poissons abyssaux, rubans ou cordons de lumière qui s’effilochent, invasions d’étranges créatures étrangères, faune et flore évadées de soleils en perdition, tensions de mains de damnés vers un impossible salut, déploiement de feuilles aux nervures de feux, buissons ardents tout frissonnants mais silencieux, têtes irradiantes et tridents des mille bodhisattvas du Sanjûsangendô, illumination du Satori, collision et fusion de galaxies, éclats de la matière surchauffée dans le Grand Collisionneur, inflammation des synapses du Grand Cerveau, éblouissement d’Icare.

Nikola Tesla était un génie. Il a tout inventé ou presque autour de la mise en œuvre de l’énergie électrique et des communications à longue distance, les machines synchrones et asynchrones, et en gros tous les équipements qui permettent l’utilisation du courant alternatif dont il est le promoteur absolu, le radar et tout un tas de matériels tournant autour de la haute fréquence, les engins télécommandés, donc les robots ; et il a postulé l’existence d’une énergie spatiale, l’énergie libre, susceptible de résoudre tous les problèmes énergétiques de l’humanité. Énergie d’orgone, source de la libido et de bien d’autres choses encore, étudiée par Wilhelm Reich, ou bien déjà hypothèse de l’énergie noire assimilable ou substituable à la constante cosmologique d’Einstein ? Nikola Tesla était un génie et ça agaçait beaucoup. Beauté de l’intelligence pure.

Nikola Tesla dans son laboratoire de Colorado Springs

Dans le cadre de ses recherches sur la transmission par onde radio, il a mis au point une machine, la bobine Tesla, qui est un transformateur sous courant alternatif de basse tension en très hautes tensions, plusieurs centaines de milliers de volts. Sur certaines photographies on voit Tesla dans son laboratoire de Colorado Springs entouré de langues de feux et de boules de foudre terrifiantes, des arcs électriques géants. Un australien, Peter Terren, utilise la bobine de Tesla pour créer de véritables sculptures faites de ces arcs électriques géants, en utilisant n’importe quel ustensile comme résonateur, des escabeaux métalliques, des paniers de basket, des voitures, des cages de fer dans lesquelles il s’enferme lui-même, ou des cercles de feu, véritables barbelés aux couleurs dégoulinantes, bleu, jaune, rouge, avec une lisière de blanc, et Terren au milieu de cette enceinte et d’un bruit de fin du monde. Impressionnant ! Mais là s’arrête l’Art lorsque commence le spectacle brutal et que l’on s’éloigne à si grand pas, des pas de géant en fait, de la poésie glissée de Hiroshi Sugimoto, car il y a bien glissement là encore, glissement de la lumière à l’ombre, du jour aux siècles, de l’illusion de l’infinitude à l’irrémédiable perdition. Impermanence. La Beauté toujours et des jeux d’ombre et de lumière sur des murailles d’acier courbé.

La série « Joe » de Hiroshi Sugimoto peut par certains aspects renvoyer à l’Architecture. A l’origine, Sugimoto envisageait de réaliser une série photographique sur le bâtiment de la Pulitzer Arts Foundation conçu par l’architecte japonais Tadao Ando à Saint-Louis, Missouri, mais il est tombé amoureux de la sculpture que Richard Serra avait installée dans la cour, la première de ses « Torqued Spirals », une spirale intitulée « Joe » en hommage au patron de presse Joseph Pulitzer.

Richard Serra maltraite l’acier, le courbe jusqu’aux extrêmes limites de sa résistance, le soumet aux assauts des éléments, l’amène à défier en permanence les lois de la gravitation. Richard Serra maltraite son visiteur. Quand ce dernier pénètre dans l’espace que lui, Serra, lui a imparti, quand il emprunte le chemin que lui, Serra, a tracé à l’intérieur de son œuvre, il est immédiatement plongé dans l’angoisse d’un déséquilibre, il a l’impression d’un vacillement, d’un écrasement possible, tout coincé qu’il se sent entre les hautes et épaisses murailles d’acier oxydé qui paraissent d’un côté se pencher sur lui et de l’autre se dérober. Alors le visiteur presse le pas pour échapper à ce péril, il veut accélérer le temps pour éviter l’écrasement.

Richard Serra, « Curves », Berlin Junction, 1986

Avec ses sculptures Serra rajoute des dimensions à l’espace-temps et joue avec son visiteur. Il oriente aussi son regard, lui impose un angle de vue sur l’environnement de la sculpture, édifice ou paysage, sur ce que lui, Serra, estime pertinent ou simplement beau, sur ce que l’autre sans lui ne verra probablement jamais. Richard Serra veut réapprendre à son visiteur à voir et à percevoir. Ses spirales d’acier sont une forme particulière d’accélérateur de particules humaines. Le spectateur qui accélère son pas du fait de l’angoisse ressentie prend la tangente dans l’environnement qu’il appréhende sous un angle différent, avec un autre œil.

Hiroshi Sugimoto a lui aussi été happé par la spirale de Serra, et pour vaincre l’angoisse ressentie, car quelque part cette sculpture pourrait bien être une métaphore du déséquilibre actuel du monde, de la perdition inéluctable de l’humanité, dans l’esprit de Sugimoto tout du moins, il a pris le parti de rejeter la représentation traditionnelle et simpliste, montrer la spirale, et d’en livrer plutôt des images totalement fragmentaires et abstraites. « Look at what I’m thinking », regarde ce à quoi je suis en train de penser. De la sculpture de Serra, Sugimoto tire plus que des photographies, plus que des peintures, d’autres sculptures, par le mouvement que l’on est amené à faire dedans, par le mouvement qui les anime, par l’opposition de larges aplats très sombres et de gris plus ou moins doux, et surtout par des courbes qui s’entrecroisent et se perdent dans des zones obscures ou des élancements de blocs et de plaques sombres vers le gris le plus tendre, un ciel ?

Sugimoto parcoure la spirale et ce à quoi il assiste c’est à un combat entre le haut et le bas, une lutte sauvage entre des forces obscures et des bataillons d’anges, un fracas terrible entre le Mal et ce qui pourrait se rapprocher du Bien parce que pas totalement blanc, ou par touches duveteuses, ou quand l’épée de lumière d’un archange tranche la masse sombre. Il y a des lames et des crocs qui se plantent, des tranchants de haches qui se dressent et s’abattent, des ruées et des ruades, des tentatives de contournement, des avancées et des retraites, des esquives et des replis, et une submersion progressive du presque blanc par le franchement noir. La progression de Sugimoto dans la spirale se lit comme un film, un long plan-séquence au milieu de deux troupes guerrières, la thèse et l’antithèse, dialectique sans synthèse possible, le blanc contre le noir.

Sugimoto est traversé, tourmenté, par une véritable obsession de la catastrophe. La catastrophe est présente tout le temps et dans tout, car tout est fragile et la puissance illusoire. Impermanence. Il arrive que Sugimoto réalise de très grandes installations, installations labyrinthiques mêlant certaines de ses œuvres photographiques, bien sûr, mais aussi ses collections personnelles faites de fossiles géants, de statues antiques, de morceaux de météorites, d’affiches de propagandes délavées, d’aliments desséchés de spationautes, de récipients et boîtes divers et variés et de tous les âges, de morceaux de métal de toutes les tailles, des outils et des armes du néolithique, des ready-made à la Duchamp ou une revisite de son « Etant donnés » (La mariée ou Suzanne après le viol ?), un prisme de cristal longiligne qui décompose la lumière, un formidable cabinet de curiosités en vérité, ou une ruine à l’échelle muséale, et des textes à lui sur l’humanité en perdition ou déjà perdue et sur la fin du monde.