dimanche 3 novembre 2024

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Art & Émancipation

Du rose pour égayer

, Céline Mas et Jean-Claude Liehn

Nous avons tous, handicapés ou pas, à donner aux autres dans des échanges. Quand j’ai découvert le travail artistique de Céline Mas, j’ai immédiatement pensé qu’il fallait essayer d’élaborer quelque chose ensemble. Mes photographies et ses toiles sont de styles si opposés qu’elles ne peuvent que s’enrichir mutuellement si l’on parvient à les réunir dans un travail commun.

Je suis un photographe des paysages urbains et de l’architecture vernaculaire, qui aime représenter le monde avec clarté, sobriété et fidélité. J’aime quand les lignes droites sont droites, les angles droits, droits, la balance des blancs juste, c’est-à-dire les couleurs fidèles. Bref, je me place dans la lignée de ce que l’histoire de la photographie a retenu sous le nom de style documentaire [1]. L’américain Stephen Shore qui dans les années 1970 alla poser sa chambre aux quatre coins des USA [2] pour réaliser des images rigoureusement composées et parfaitement lisibles, est mon modèle.

Céline Mas pratique depuis de nombreuses années diverses techniques, entre art et artisanat : pastel, aquarelle, peinture à l’huile, poterie, sculpture. De l’art figuratif le plus souvent. Elle le fait avec une vision du monde très personnelle. Cela s’exprime surtout dans les couleurs, et dans la grande liberté des teintes qu’elle utilise. On pourrait croire qu’elle poursuit le travail des peintres fauves. Céline est porteuse de trisomie 21.

« Le pont du Diable, c’est vrai, je ne croyais pas que j’allais le faire avec du ton rose. C’est pour égayer le pont. Quand je vais voir ma grand-mère, je vois le pont, comme ça, vide, sans rien. J’ai dit en moi-même, Céline, réfléchis à ce que tu vas faire sur le pont. Donc j’ai bien réfléchi, j’ai retravaillé les couleurs. Du vert, du jaune, du rose pour égayer, plus rajouter le portail qui ressort ici et après la route. » Céline Mas

Un premier travail avait abouti à des diptyques juxtaposant mes photographies couleurs et les pastels de Céline. Il portait sur la ville de Pollestres, là où elle vit. La géométrie et les couleurs rigoureuses de mes photographies s’opposaient aux formes déstructurées et aux couleurs fantasques issues de sa vision.
Dans un second travail, qui est présenté ici, nous sommes partis de mes photographies noir et blanc de la ville de Céret, dans les Pyrénées-Orientales ; des images puisées dans mes archives ou faites spécialement pour ce projet. Des photographies précises, réalisées avec un objectif à décentrement, qui permet de corriger les déformations liées à la perspective.

Ces images monochromes, Céline les a colorisées au pastel sec.
Nous avons donc fait revivre une ancienne technique des débuts de la photographie : la colorisation manuelle des photographies monochromes ; une technique que nous connaissons à travers les cartes postales du début du XXe siècle qui sont toujours visibles ici ou là.

Céline n’habite pas Céret et n’a qu’une connaissance très partielle de son architecture. Elle n’a pas tenté de restituer fidèlement les couleurs de la ville. Et, fondamentalement, cela n’était pas son propos. Ses travaux antérieurs nous l’avaient montré ; le réalisme n’est pas son affaire.

On peut cependant penser que la volonté de Céline d’égayer le réel est contraint par sa technique. La saturation limitée des tons pastels la tient à l’écart des teintes criardes qui auraient conduit à tout autre chose ; en ce sens elle s’éloigne du style des fauves. Les tonalités sont le plus souvent obtenues par des mélanges de couleurs et la technique de l’estompage au doigt. Cela conduit à des résultats subtils, bien visibles au niveau des ciels.

Les images finales illustrent parfaitement la tension entre nos techniques et nos styles respectifs.
On peut décrire cette opposition en utilisant les concepts introduits par Heinrich Wölfflin dans ces Principes fondamentaux de l’histoire de l’art [3]. Ce texte classique offre un cadre pour penser la peinture figurative occidentale ; il oppose le style linéaire (les lignes) et le style pictural (les taches colorées). Dans nos photographies colorisées, la photographie, avec sa précision, représenterait le style linéaire et le pastel, avec ses flous, le style pictural.

Détail de l’une des images illustrant la conjonction du linaire et du pictural dans nos œuvres.

L’élément linéaire domine dans certaines compositions architecturales qui sont un clin d’œil au passé cubiste de Céret. La ville, surnommée « La Mecque du cubisme » [4], a vu naître les premières œuvres et la théorie cubistes lors des séjours estivaux de Picasso et Braque, au début du XXe siècle.

Une exposition et un atelier

Suite à ce travail en commun, treize œuvres ont été présentées à la médiathèque de Céret en octobre 2021.
Cette exposition fut une expérience extraordinaire pour Céline, peu habituée à être l’objet d’un accueil si chaleureux.

Un atelier intergénérationnel avait été organisé autour de l’exposition à la médiathèque : les participants, résidents en EHPAD et élèves du primaire, étaient invités à appliquer la technique de colorisation au pastel de tirages noir et blanc. Et Céline fut leur professeur. C’est la première fois qu’elle se trouvait en position d’enseignante, elle qui tout au long de sa vie, s’était vu expliquer comme faire ceci ou cela. Céline s’est ainsi trouvée dans une position singulière, inédite, très gratifiante pour elle. Elle en garde un souvenir ému.

Nous avons vendu quelques-unes des œuvres. Ce fut une des toutes premières et rares fois où Céline, qui n’a jamais eu d’emploi rémunéré, gagnait de l’argent de son travail. Ce qui eut une grande portée symbolique pour elle et son entourage.

Cette expérience artistique et humaine très riche m’offrit personnellement la possibilité de réaliser un travail original, à la fois en continuité et en rupture avec ce qu’avait été jusque-là ma production photographique. Elle montre aussi combien nous pouvons tous profiter des échanges autour des pratiques artistiques. Cette aventure méritait qu’on la connaisse en dehors de la ville de Céret.
Jean-Claude Liehn, octobre 2024.
 

Notes

[1Olivier Lugon, Le Style Documentaire, 2001, Éditions Macula.

[2Stephen Shore, Uncommon Places, 2004. Éditions Aperture.

[3Heinrich Wölffli, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, 2017, Éditions Parenthèses.

[4Yves Duchâteau, La Mecque du cubisme, 2011, Éditions Alter Ego.

Image d’ouverture / photographies colorisées : © Jean-Claude Liehn / Céline Mas (photographies noir & blanc : Jean-Laude LIehn, couleur : Céline Mas)
Photos couleur : © Jean-Claude Liehn.