mardi 24 juin 2014

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Avec sa série de photographies Les Figures du désordre, prises en 1988 dans le Dépôt de sculptures de la ville de Paris à Ivry, Gaëtan Viaris de Lesegno offre des images d’un monde inconnu, amputé et friable. Il plonge dans l’énigme du désordre de la sculpture.


Pour Michel Serres, le désordre, c’est ce qui rend impossible le regard [1]. À Ivry, au fond d’une ancienne usine de traitement des eaux, plus de mille quatre cents moulages de plâtre se sont amoncelés.

C’est le Dépôt des sculptures de la Ville de Paris. Face à cette foule confuse de statues amassées, Gaëtan Viaris de Lesegno, comme mû par l’injonction de Brancusi qui enjoignait « Regardez les sculptures jusqu’à ce que vous les voyiez [2] a su regarder le désordre jusqu’à le voir. Il a su attendre, c’est-à-dire s’appuyer sur la durée, jusqu’à ce que la lumière trace des chemins dans l’entrepôt, et qu’apparaisse par exemple la bouche fumant de fureur oratoire d’un Danton, le visage cabossé, à demi mangé d’ombre, le torse tronqué, crispé du spasme de la rhétorique, nimbé des rabats de sa redingote.

Les photographies de Viaris ont alors donné figure au désordre en y prélevant pour nous des silhouettes, des gestes, des visages, des configurations, et des rencontres.
Les Figures du désordre. Formes, matières, lumière, fantasme. Ce titre programmatique offre beaucoup à songer car à l’origine la figure (du verbe latin fingere), c’est ce qui a été façonné dans la terre, et ici, c’est que ce l’œil constamment en mouvement du photographe a modelé dans l’argile du désordre. Ces formes arrachées sont autant d’appels au rêve : fingere, c’est aussi représenter, imaginer, inventer des fictions.

Gaëtan Viaris isole des anecdotes. Il révèle les voisinages incongrus et énigmatiques qui surgissent dès que plusieurs effigies coexistent dans le même espace. Ses photographies présentent des fragments d’histoires que le regardeur doit chercher à transformer en récits.

Il montre les numéros d’inventaires suspendus au cou des plus fières allégories. Il attrape le faisceau des regards parallèles dardés par sept ou huit Marianne alignées sur une planche, ou au contraire les prunelles obliques de deux mystérieuses Républiques, qui se croisent avec connivence.

Les statues nous échappent : elles ne nous regardent pas et ce qu’elles contemplent nous est à jamais dérobé.

Les photographies de Gaëtan Viaris saisissent des rimes entre les corps. Ainsi, dans l’entremêlement désordonné des figures, Viaris prélève sur le vif un bal populaire du 14 juillet. Une figure se cambre, bras sur les hanches, tandis qu’une autre s’enroule en avant. Le cadrage en contre-plongée et en biais, décentré, s’empare du moment où les dos se répondent, pour qu’une courbe convexe s’inscrive dans l’espace dessiné par une courbe concave, comme en contrepoint. Les danseurs ne se voient pas, et pourtant la réponse de leurs formes et l’usure de leurs deux corps les désignent comme partenaires, pris dans une même musique.

À côté d’eux, un tronc aux membres brisés pousse de toute son énergie sur une perche, comme pour propulser on ne sait quel canot invisible.
Ainsi encore, Résignation d’Alexandre-Mathurin Pêche (1906) montre une manière d’ermite nu, une sorte de Job sorti d’un tableau espagnol, assis impuissant dans sa chair discrètement affaissée de vieillard. La vision en plongée ne fait qu’accentuer sa faiblesse. Son crâne chauve réplique à d’autres crânes, plus mystérieux, de bustes anonymes que Gaëtan Viaris débusque sur des étagères. Ces formes difficiles à identifier, à dater peuvent désormais êtres appréhendées par leur calvitie.

Que se passe-t-il dans ces lieux escamotés, où les statues sont déposées, c’est-à-dire se précipitent comme les sédiments et alluvions de notre société ? Si Gaëtan Viaris de Lesegno a intitulé ses photographies « fantasmes », c’est qu’elles répondent à un désir imaginaire, qu’elles satisfont une curiosité tout en l’aiguillonnant. Il est difficile d’imaginer le Dépôt autrement que comme un lieu souterrain, un monde sous le monde, une catacombe en forme de dédale. Viaris y opère une descente photographique, une plongée vers l’origine, dans une démarche presque archéologique, pour inhumer ce qui gît, brisé et mélangé, au soubassement de notre société : les monuments, images des fondations sur lesquelles nous nous édifions. Les photographies font apparaître que la Révolution française a longtemps constitué le gisement principal où notre société puisait les images sous l’égide desquelles elle désirait croître. En 1889, Paris, pour commémorer la Révolution française, se proposait d’élever un monument à Danton et à la défense nationale. Quatre-vingt-dix-neuf ans plus tard, quand Viaris entre dans le Dépôt, Paris prépare cette fois les festivités du bicentenaire en restaurant les monuments qui célébrèrent la Révolution au siècle précédent. Sous l’œil du photographe, l’entrepôt d’Ivry devient peut-être aussi le reflet secret d’une autre Wunderkammer, le Musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir, aux Petits-Augustins, où à partir de 1791 furent déposés dans un chaos hétéroclite les statues et tombeaux confisqués au clergé, à la couronne française et à la noblesse émigrée.

Si cette incursion dans le secret est émouvante, c’est qu’elle montre des constellations précaires. Les sentiers défrichés par Gaëtan Viaris de Lesegno ne sont pas seulement jonchés de morceaux d’anecdotes et de rêves, on y rencontre aussi une méditation sur la destinée de la matière vouée à s’altérer. Le Dépôt d’Ivry abrite des monuments endommagés, en cours de restauration, « des statues sous les langes », selon une belle expression de Colette [3].
Viaris capture les splendeurs d’un plâtre émoussé, feuilleté de lichen, rendu à l’organique. Il confronte les froissures somptueuses d’une matière érodée à la fierté du profil d’un député, qui, le cou enroulé d’une cravate altière, dote en 1848 sa patrie du suffrage universel. Ces sculptures ne sont pas des ruines, elles ne se dressent pas encore au seuil du néant, ni n’hésitent entre la forme et l’informe. Pour le moment, elles n’ont fait qu’un seul pas vers leur dissolution, et c’est ce qui les rend touchantes. Les monuments avaient promis d’être forts et de durer toujours, et voici qu’ils révèlent leur faiblesse « À peine moins mortel que la chair jeune et chaude » [4].

L’émotion face aux images de Viaris provient encore de ce qu’elles donnent à voir l’inadvenu, les possibles jamais réalisés. Nombre de ces modèles de plâtres furent proposés dans les concours d’une IIIe République friande de sculpture publique, mais ne devinrent jamais des monuments définitifs, érigés fièrement de par les rues et les carrefours [5]. Ces images sont d’autant plus précaires qu’un jour viendra bientôt où cette accumulation éphémère disparaîtra. Le dépôt, doit être déménagé, son riche et joyeux chaos sera remis en ordre et les rencontres cesseront. Ce qui nous touche ici, c’est l’alliance du furtif, du fortuit et du fragile.

Le travail de Gaëtan Viaris déploie un imaginaire statuaire. Il a continué, photographiant la sculpture en plein air, mais aussi faisant subir à de nombreux tableaux, par un processus de solarisation, une métamorphose paradoxale de la peinture en statues afin d’en extraire des danses, des buées de mouvements, des sillages diaphanes. Daniel Arasse y voyait des « bas-reliefs radiographiques ». La jambe de l’Adam de Guido Reni, se tenait ferme, appuyant, de toute sa force charnelle, massive et musculaire sur une pierre plate. Soudain sur la photographie, elle s’allège et esquisse comme un pas de gavotte. Elle s’avance transparente pour entrer dans la danse qui a déjà saisi de ses volutes le corps sinueux d’Éve. Les Figures du désordre et Les Figures dansantes sont des travaux très différents. La sculpture en est cependant le point de tangence.

Notes

[1Michel Serres, Statues, le second livre des fondations, p. 332 : « le chaos peut se définir comme une variété où le désordre empêche l’apparition d’un lieu. [...] Pas de lieu, pas de porte, pas de regard. À la question où ?, le chaos ne répond pas »

[2Cité dans Murielle Tabart et Isabelle Monod-Fontaine, Brancusi photographe, 1977, p. 11. Cette formule est tronquée car Brancusi avait enjoint « Ne cherchez pas de formules obscures ou de mystère. C’est de la joie pure que je vous donne. Regardez les sculptures jusqu’à ce que vous les voyiez. Les plus près de Dieu les ont vues. » Le fragment extrait n’en énonce pas moins une vérité forte. On pourrait adjoindre à cette requête la citation de Malebranche chère à Gaëtan Viaris de Lesegno, comme Michel Melot l’a récemment rappelé dans les pages de cette même revue : le regard doit « s’installer dans un vide dans lequel l’artiste laisse son esprit sortir par les yeux pour aller se promener dans les choses dans lesquelles il ne cesse d’ajuster sa voyance. »

[3Colette, « Impressions d’Italie », Les Heures longues [1915], Œuvres complètes, t. IV, Édition du Centenaire, Flammarion, 1974, p. 394. Colette décrit ici les sculptures de Venise renforcées de sacs de sable en 1915 pour les protéger des bombardements.

[4Marguerite Yourcenar, « L’Idolino » [1925], Les Charités d’Alcippe, Gallimard, 1984, p. 62.

[5La plupart des œuvres conservées au dépôt d’Ivry sont donc des modèles de plâtre, parfois classés en deuxième ou troisième position dans ces concours, et dont la ville est restée légalement propriétaire.

Ce texte a été rédigé suite à la discussion qui eut lieu entre Gaëtan Viaris de Lesegno et Michel Melot lors de la journée d’études organisée à l’INHA le 3 mai 2014 par le CES20 : « Du volume au plan / du plan au volume. Les représentations de la sculpture en question ».
Claire Gheerardyn est doctorante en littérature comparée à l’Université de Strasbourg. Son travail porte sur l’intensité des rencontres avec les statues et monuments dans la ville, telles que les relatent la poésie et la prose russes, européennes et américaines.