vendredi 30 septembre 2022

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S’accorder à l’horizon — II/IV

Deuxième partie

, Joël Roussiez

En résonance, par assonance souvent, s’est construit ce texte, cette litanie, à l’invitation donc particulièrement de Stimmung, musique de Karlheinz Stockhausen, sous les pensées-concepts de Jakob Von Uexkül et de James J. Gibson, son propos et autour de ma maison son espace, son récit.

Comme sont enfouis des trouvailles, des miracles se produisent, une vielle dame émerge d’un terrier, elle sourit à la sente, près d’elle sautille un pinson qui s’égosille puis se tait surpris tout autant qu’elle de découvrir ce qu’il y a... Une sonnée de cors paraît aussi dans l’aurore, une chasse inattendue dont sursaute le chevreuil qu’estompe bientôt le brouillard où son ombre se grise, furtive et plus foncée, quand un fusil le vise, paraît-il, car il est temps. « Où vas-tu toi qui va là où passe le chevreuil et chasse le chasseur ? » Qui venait donc là interrompre la promenade ? Rien ni personne il y a. Personne, c’est rien et, dans le bois derrière, le chevreuil bien loin déjà gambadait. Ses traces fraîches bougeaient encore de la relève des terres mêlées de feuilles et de fibres de bois sec dont le craquement sous les pieds bien chaussés accompagnaient comme le rythme d’une musique non pas douce mais décidée soudainement à entreprendre une marche, comme forcée du dehors par quelque apparition : et son large visage sortit d’un trou, renard ou blaireau, la dame sourit alors, écoutant le pinson, je prononçai le mot « ouya ! » qui ne veut rien dire, le soleil naissant le souffla, elle répondit : « oui-a ! » ce qui était gentil et puis alors le vent se levant, les branches et les têtes balancées des arbres firent entendre la rumeur de la forêt avec de petits cris qui, comme couinent les troncs bercés l’un contre l’autre, venaient agrémenter d’étrangeté la sourdine dont la cadence à peine audible ralentissait parfois, coulait derrière les choses, feuilles et bois qui semblaient se retirer dans l’ombre tout autour, dans ce milieu qui n’était pas la maison mais un bois bordant un champ où la brume effilochait encore des flocons gris.

Dans la cité des hommes, une petite maison, dans le monde très vaste du cosmos, contre la fenêtre observant un pinson, il se peut que des murmures s’entendent dedans et dehors, un bruissement, quelques articulations de sons peuvent se répandre comme des humeurs. Alors s’épanouit le chant du pinson qui picorant pourtant ne peut chanter, ne chante donc pas, peut-être, mais se trouve secoué comme si, ébroué entre les piquées, regardant à gauche, à droite, au-dessus, ouvrant le bec comme si, puis reprend ses becquées. Dans le petit espace qui est son milieu sa maison non loin de la forêt et dans les haies, il vole bientôt au-dessus du champ avec vivacité et passe comme un point mais un corbeau plus noir, aux ailes de suie, traverse plus haut l’espace sous le ciel gris et va se percher avec souplesse, se retourne, se déplace, observe, s’agite quand le pinson bien en-dessous dans les branchages qui le protègent voleette avec impatience, nerveux peut-être des dangers qui surplombent et somnolent. Qu’entends-je du monde depuis ici, « ta maison », dit une voix douce qui s’ouvre et lâche les sons confus d’un cours de chant où en petits groupes les enfants tentent l’unisson. Mais la vieille dame qui en est le professeur dit : « viens avec ! ». Est-ce avec elle ? « Viens » dit-elle à son tour comme un petit enfant. Alors une nuée de points comme d’étourneaux s’élève, une vague étourdie de jolies fleurs de bouche s’écoule si mélodieusement unies par secousses d’ailes volant, par douces cadences de souffles légers, que, sur mes chaussures très lourdes dans la brume qui s’estompe, la tête me tourne comme sous l’ivresse d’un vin sucré. Non loin de ma maison, abandonnée maintenant, non loin de la forêt, près du champ et de la route passent par instants des véhicules, des comètes, blocs de terre lourdes et légères vrombissant sans lumière, sans feu quand tout autour le monde grésille et « s’exprime ! ». Que dit-il, ce qui m’entoure ? A la fin comme un ruisseau et ses glouglous, il semble dans le terrier que la dame se noie mais péniblement elle émerge tirant sur ses bras, mandibules articulées, pour s’extraire de la gangue de boue qui s’accroche et glisse sans tacher sa capeline de chitine figée. Alors brille étincelante la carapace dans le soleil autour comme revient un miracle à l’aurore quand après avoir dormi une nuit, cent ans ou quatre cents s’écarquillent les yeux devant la lueur sept fois lumineuse dont l’illumination sans paupière dore les choses... Les choses appellent, invitent le petit pinson à secouer les ailes quelque flux nerveux le réclame à la becquée, un flux semblable au-dessus du champ pousse dans l’espace des points noirs, des vols de suie si rapides qu’ils disparaissent comme aspirés par les choses du ciel, brumes et nuages où ils s’enfoncent et se métamorphosent en voix et murmures dans les buissons à l’unisson des feuilles, des herbes, du vent et des bois...

Le bois disparaît par les pieds dans la brume légère et grise qui encombre la lisière comme le ferait une barrière basse qu’il faudrait enjamber avec douceur pour ne pas la détruire tandis qu’en flocons de clarté la lumière s’y repose et vibre autour ; du sol dans le bois confusément des terriers des bras et des museaux émergent, des corps attendus ne naissent pas, sont attendus et restent à demi enfouis occupés à leur affaire comme s’y trouve la bouche quand s’épanouit un bâillement, du fond aux lèvres et puis dans toute la mâchoire au réveil déjà du matin quand la lumière..., quand la lumière comme un sifflet éveille les sens endormis. Puis la pureté d’une voix d’enfant s’éleva et derrière elle son père l’appelait doucement, avec douceur, doucement tandis que la voix..., tandis que la voix continuait en prêtant grande attention à être juste, juste ce qu’il faut dans le feuillage de la forêt quoique cela ne veuille rien dire du tout mais l’unisson était approché comme lorsque la plainte se transforme en chant très doux, en douceur de sons, caresse des bruits et voyage léger dans les brumes évanescentes, faibles et mouvantes à l’horizon.

Comme si l’on cherchait à se taire en chantant, se répète une même parole en bruit de fond qui ne vient d’aucune voix et se mélange, s’écoule dans la cité des bois... Voguait alors un felouque sans voile dehors, les mats entrecroisés comme des cannes ou béquilles pour avancer plus rapidement sur le sol de touffes et d’herbes et parfois d’ornières mais soudain la felouque sans voile s’envole dans les branchages mêlés et s’emmêle à son tour, se perd comme une chance non loin de la maison subitement esseulée, isolée, perdue, la vieille dame s’étant retirée dans la terre ou bien ayant fui loin de la pénombre des sous-bois épais, infranchissables et hostiles. Mais la chasse ne la traque-t-elle pas quand au contraire des appels lointains de petites voix fluettes, charmant murmure, sous l’écorce elle se terre ? Elle ne se montre pas, elle écoute deux ou trois répétitions plus graves au fond de son terrier : « Om’, Omm’, Ommm’ ! Où vas’... », elle entend ce que j’entendis sortir du trou, son de barque-felouque voguant sur le souffle, fleuve émergeant, bulle de son rêve peut-être : « où-vas, om’ ouva ! ». Emporté doucement, lentement vers le ciel dégagé et bien au-dessus des arbres, bien au-delà de ma maison, voguaient ses mats, se laissant faire, s’abandonnant sans retenir de la voile l’envol, moi-homme dessous, sans peser de mes chaussures, lourdes car de neige, léger dans l’atmosphère du matin, clarté sans nuage qui s’élevait encore, j’entendis donc cette suite de mots, phonèmes articulés arrêtés dans leurs suite : O résonnant plusieurs fois sous les m’murmurés, au finale les O. Finalement ou dans « où vas » ou « i-ya » mal-audibles se répétaient machinalement autour, dans le milieu, autour de ma maison, du bois, du champ, de la brume et de la vieille dame enterrée, envolée qui se déplaçait non loin, sa capeline ouverte, dépliée soudain en aile de jais, voile noir à petites brillances s’éloignant jusqu’à n’être qu’un point de suie dans les yeux ouverts. Je m’allongeai sur la terre du champ, visage alors face au ciel soudainement, légèrement, au milieu des herbes doucement. Ainsi la chanson du pinson, petite voix fluette, fut interrompue par de fins crissements de cellulose, infimes voix d’enfants qui sous elle prenaient la rumeur générale des arbres, du vent, de la forêt, des buissons, des touffes, de l’envol, des oiseaux, de celui de la dame, prenaient le tout et le submergeait acquiesçant en crissant : « oui, oui, oui » sans affirmer, lentement, longuement se fondant sans fond doucement dans le champ chantant par-dessus moi allongé ainsi, en long, dans la cité volatile des plantes et me fondant dans le sans fond, m’enfonçant, gisant entre les mottes parmi les herbes...

Et puis entraînant comme une comptine ou bien comme le chant champêtre des semeuses de scarabées sur la sente du bois les ramassant un à un et les jetant en l’air pour qu’il volent et nous sauvent, ouvrent le monde autour, notre milieu sous le ciel, pendant que glapissaient les enfants des lapins, des blaireaux, des renards, eux aussi agis par les voix que leurs oreilles ne peuvent refuser, le son entrant comme harmonie et provoquant les petits cris charmants que les chasseresses de scarabées écoutaient attentivement en les jetant, nacres noires qui retombaient parfois et s’occupaient aussitôt de leurs affaires, s’affairant, fouissant l’herbe autour, leur milieu, dans le champ, les bois... Les chasseresses, mes mains, prenant le scarabée venu, atterri, dans la pièce de la maison, parcourant l’espace, courant au sol et fuyant le jour, le scarabée s’est égaré mais il est à ses affaires quoiqu’elles n’y soient, ici, devant lui dans la pénombre du mur en face sans fenêtre ; il court et n’attend pas, poussé, invité par ce qui ne peut venir à lui puisque la porte est fermée et que la pièce n’offre rien à sa porté ; à moins que parcourant ainsi l’espace des rencontres opportunes viennent et l’emportent tout de même, même l’effacent et le comblent ou bien alors le prennent, le portent, le jettent, comme mes mains, en l’air et propulsent ce corps noir qui vole, s’envole plus loin, pas très loin où bientôt il retombe, reprend sa course affairée, ses affaires l’occupent, à nouveau s’expliquent ainsi sa course, son souffle, son moteur... Obstinée, affolée ainsi sa course ne cesse d’exister où qu’il se trouve, perdu pourtant ici où ses affaires ne peuvent réussir ni se taire. Il va sans atteindre, aveuglément peut-être, avec persévérance c’est certain sous l’obsession de son mouvement, errance d’abondance pour peu, ou rien, à moins ?... A moins que mes mains avec délicatesse l’ayant fait voler plusieurs fois dans la pièce, que lasses ou compatissantes mes mains, l’ayant sorti de ce qui mène nulle part, sorti de la situation fermée, qui le détournent de ce qu’il peut faire, à moins qu’elles ouvrent alors la fenêtre, le jettent en l’air dehors et qu’il rejoigne ainsi, dans l’herbe, au champ enfin, ses affaires qui alors l’invitent, le pressent et se dérobent aussi, souvent, mais sont atteintes parfois et parfois très souvent rejointes, jointes à lui qui s’en occupe, « O, Omm’, Omm’ ! » sous le murmure qui parvient à l’oreille par la fenêtre ouverte tandis qu’il fouit imperturbable dans un bruissement inaudible de foin, de pattes, de carapace...