dimanche 28 mai 2023

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Roman d’exposition

Performance under reading conditions

, Cécile Mainardi

En peignant tu dois tenir un miroir plat et souvent y regarder ton œuvre ; tu la verras alors inversée et elle te semblera de la main d’un autre maître ; ainsi, tu pourras mieux juger ses fautes que de toute autre façon. Léonard de Vinci

Une trouvaille archéologique faite dans un ready-made de Marcel Duchamp datant de 1923 est la matrice de ce ROMAN d’EXPOSITION : une vision née du retournement en miroir de son titre éponyme, Wanted : $2,000 Reward. Une quinzaine de chapitres autonomes décrivent l’étrangeté de cette découverte qui est de l’ordre d’une révélation, et évoquent les possibles déclinaisons plastiques auxquelles elle peut donner lieu.Traité plasticien, auto-essai, qui déplace le texte sur le terrain de l’exposition, ce texte transversal, à la croisée de l’art et de la fiction, se donne aussi à lire comme une chronique singulière, pour reprendre le vocabulaire de W. Benjamin.
Ici, le premier chapitre.

CHAPITRE PREMIER

REMONTÉES DU MONDE RÉEL — LES EAUX STAGNANTES D’AVANT L’IMAGE

Que se passait-il dans mon cerveau au moment où je vis les lettres du mot REWARD (sur la couverture d’un numéro d’Art Press que j’avais sans but précis remonté de la cave) pivoter sur elles-mêmes et s’inverser selon un axe horizontal ? Comment s’étaient-elles retournées pour donner à lire, en miroir, un autre mot à la place ? Distribution de lettres telle une distribution de cartes. Dans ce miroir immatériel, REWARD était devenu DRAWER. Le mot « récompense », celui de « dessinateur ». J’en croyais à peine mes yeux. Il m’avait fallu immédiatement vérifier. Et j’avais aussitôt recompté les lettres en les faisant se correspondre une à une : la première avec la dernière, la deuxième avec l’avant-dernière, la troisième avec l’antépénultième... et cela, dans un va-et-vient halluciné de signes qui m’avait semblé rendre le mot plus court, plus long, en réalité d’une autre longueur, indécidable. Leur chiffre était pair. Leur symétrie parfaite. Elles étaient toutes bien là et dans l’ordre exact. Parfaitement dessinées. La chose s’était produite avec la fulgurance d’une vision. Le mot avait surgi telle une image. Et ce fut comme dans la phrase de Flaubert : une apparition.

Pareil à la saisie de l’image lors du lent développement des polaroïds, le mot était apparu dans un temps cependant assez court. Sur ces clichés polaroïd, quelques secondes suffisent pour que l’on comprenne ce qu’on voit. Il n’est pas besoin d’attendre tout leur temps de développement pour saisir la direction que prend de l’image.

De telles images dormantes qui hibernent dans la latence de leur lait, prennent leur consistance dans une sorte de bain-marie visuel, semblent ne pas en finir de s’extirper du blanc. Et pourtant, elles exhument à un moment précis le fantôme d’une forme et se donnent à saisir d’un coup. La belle au bois dormant n’a besoin que de l’instant d’un baiser pour se réveiller.

Avant cela, on pourrait y expertiser le néant lui-même. Et puis, comme un paysage qui sort de la brume, comme les côtes naissantes du Cap Corse qu’on aborde en bateau et qu’on a beau scruter des yeux sans pouvoir dire si elles sont bien réelles (instant de joie séculaire où l’on comprend que oui, elles le sont, qui faisait jadis crier « Terre ! » aux naufragés), brusquement, le liseré des images se dessine. D’un coup on voit, d’un coup on comprend.

Bien avant que l’image ne soit entièrement révélée. Bien avant que son développement n’ait touché à sa fin. En cours d’assombrissement. Si diaphane et laiteux soit encore le papier. Si fragiles et intangibles les linéaments qui s’y dessinent en appel d’un visage, d’un corps, d’un paysage tout entier, de l’étendue immaîtrisable des choses. La lumière de dehors entre dans celle de l’image, par un passage qui, lui, ne nous est pas donné à voir. Voir ce passage, est-ce cela la vision ?

Remontée du monde réel.
 Eaux stagnantes d’avant l’image. Rizières du visible.

Le monde est plein à craquer d’images, qui se précipitent toutes en une seule. La puissance du jour fait éclater son noyau comme une coque.

Cette image à peine vue, hyper-visible pour cela, d’être à peine vue – on imagine une grange dans un paysage de brume – n’existe jamais autant qu’à ce moment-là. Depuis sa calme étendue au repos, elle demande, elle aspire à être vue. Elle appelle au voir, comme on hurle à la mort. Elle hurle au visible et à l’invisible à la fois. Jamais si invoquante que lorsqu’elle frôle les ruines blanches du non-être, l’effroyable pâleur de ce qui n’aura jamais existé (et n’existera jamais).

La voit-on alors dans sa structure même ? dans sa structure idéelle ? celle même qu’évoque Kafka à la vue d’une maison qui brûle et qui, parce qu’elle brûle, parce qu’elle se voue lentement, inexorablement à sa simplification par le feu, se donne à voir dans sa structure.

Extase ralentie. Démembrement. Image.

Était-ce cela qui s’était passé dans mon cas ? Avais-je vu la structure d’un mot ? Avais-je lu un mot qui brûle ? La structure d’un mot est-elle celle d’un autre mot ? Ou plutôt non. La structure d’un mot est-elle un autre mot ?

Un mot qui brûle.

CHAPITRE DEUXIÈME

RED ROOM/REDRUM

J’avais bien sûr immédiatement voulu dessiner ce mot, m’en faire le drawer, le dessinateur-express, consciente du matériau que je détenais là pour une « mainardise » – les mainardises, je le rappelle, sont à l’art contemporain ce que les mignardises sont à la pâtisserie. La mainardise devait être, allait être ce dessin.

Peu m’importait sa réussite plastique, son rendu artistique. C’est à peine si je m’inquiétais de l’indigence de mon outillage graphique. Il me fallait la faire, c’est tout. La faire sans perdre une minute. J’avais aussitôt téléchargé l’image pour l’imprimer sur une feuille de papier format A4, puis au dos de cette même feuille j’avais illico presto reproduit les lettres par transparence, transformant la console en verre du salon en table lumineuse, commençant à dessiner alors que je tenais entre mes cuisses une lampe de chevet dans un équilibre précaire. Produisant la maquette, quand j’avais la conviction de m’engager directement dans l’œuvre.

La petite fabrication à laquelle je m’attelais-là n’était qu’une loupe pour mieux voir au fond d’une bouteille), que ce mot donc a dû être enregistré par le cerveau comme une la réalité indécelable de ma découverte : elle m’enfonçait plus concrètement dans son immatérialité. Je voulais voir ma vision. Qu’elle fût faite avec les moyens du bord ne changeait rien à la question, n’entamait en rien son pouvoir de révélation (rétrospectivement, je me dis que peut-être elle l’augmentait). Encore une fois, seul comptait à mes yeux qu’elle fût faite. Et si, paradoxalement, à aucun moment mon intention ne fut d’aboutir à un « objet fini » (un « objet fini », le contraire d’un « objet infini » ?), j’étais pourtant bien là en train d’en façonner un.

Le détourage des lettres surtout mobilisait mon attention et retenait mon souffle. Rien d’autre n’aurait pu me donner le sentiment de justesse du dessin, de nécessité dans le dessin, que l’irréductibilité de ces figures connues depuis l’enfance, et auxquelles je confrontais pour la première fois mon crayon. Les barres droites du E, du W, l’incurvé du D. J’y mettais une sorte d’application inspirée qui ne s’expliquait pas davantage dans la simplicité des formes que dans la facilité de leur remplissage. Copier des lettres, simplement les décalquer, puis en colorier l’intérieur (comme les livres de coloriage invitent les enfants à le faire) ne représentaient pas même un enjeu mimétique. Et pourtant, la chose me plongeait dans une forme d’abrutissement halluciné. Il fallait s’appliquer lentement. Je voulais aller vite. Je croyais y reconnaître la ferveur quasi mystique des fresquistes de la Renaissance – cette ferveur de l’acharnement, l’acharnement à cette ferveur. Et plus la ferveur était grande, plus l’effort semblait me coûter. Je ne découvrais qu’après coup les marques laissées sur mes doigts pour les avoir appuyés trop fort et trop longtemps au bout des crayons. Me croyant artiste quand je ne l’étais pas. Ne sachant pas quand je le devenais vraiment.

Frontispice : SAINT-SUAIRE
Format 50 x 70 cm, technique sérigraphie, papier Fedrigoni ultrablack 280 g, 20 exemplaires numérotés de 1 à 20, 300 euros la sérigraphie (il en reste 10).
Cette image cherche à rendre plastiquement justice à la présence subliminale du mot DRAWER à l’intérieur du mot REWARD (dans le fameux ready-made de Duchamp daté de 1923, Wanted : $2.000 Reward.) Le retournement de ce mot se fait ici seulement sur ses deux premières lettres. Mais c’est l’image toute entière qui se trouve emportée dans cette « inversion négatif » telle un Saint-Suaire...

Illustration : RED ROOM, 2023, Série de 7 dessins au format 17x22 cm, Impression laser sur papier d’arche watercolour 300 g.
Cette série de 7 dessins cherche à restituer le mécanisme d’apparition du mot DRAWER dans le mot REWARD. Mais le retournement final du mot engage aussi un retournement chromatique. Ainsi, si le rouge devient blanc, le blanc lui devient rose, comme Sélavy, nom du signataire du ready-made Wanted : $2000 Reward... Tel un jeu de sept erreurs, à vous d’examiner chacun, à vous de jouer !

Chacune de ces deux œuvres sont des « périgraphies » c’est-à-dire des images tout droit sorties de l’écriture d’un livre, ici du Roman d’exposition, auto-essai sur un reday-lde de Duchamp.

Le nom du signataire Cécile MAINARD enregistre une lettre de moins au vrai nom de l’auteur. Un entretien avec J.B Farkas (aux ed. Riots) rend compte du pourquoi de cette soustraction progressive de lettres, soit à chaque nouveau livre.