mercredi 26 septembre 2018

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Rêve général – Gil Joseph Wolman

Mai 68 : c’était 50 ans sur une proposition de Frédéric Acquaviva

, Natalie Seroussi

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TK-21 LaRevue ne peut manquer l’occasion de rendre un hommage à Gil Joseph Wolman en reprenant le journal publié par la Galerie Natalie Seroussi lors de l’exposition qu’elle a présentée cet été. Ce travail constitue l’une des plus radicales mises en œuvre de le complexité de la relation entre image et texte. Ici, la fêlure devient signe, le mot disparaît pour devenir image et l’image se rêve puissance signifiante capable de fendre le cœur les mots.
C’est aussi un voyage dans un passé qui nous hante. Les passions qui s’y sont manifestées ne sont pas près de s’éteindre !

Comment raconter Mai 68 ?

Sortir des clichés de la légende dorée (l’étudiant gauchiste Cohn-Bendit dressé sur les barricades) ou de l’historiographie noire (Mai 68 responsable de tous les maux) qui marque les discours portés sur cet épisode de l’histoire. Retrouver la dimension collective et mobilisatrice d’une époque où l’État se voit déstabilisé par une jeunesse qui entraîne à sa suite tous les secteurs de la société : ouvriers, paysans, infirmières, chauffeurs de taxi etc.

En Mai 68, Gil Joseph Wolman a 39 ans. Il aurait été, selon ses dires, successivement et en toute hâte, journaliste à Combat, membre des Jeunesses Communistes, capitaine sur la « Rose Bayadère » (péniche ancrée à Paris), tricoteur, chasseur d’Afrique dans l’Allemagne occupée, poète au Comité National des Écrivains, traquant dans la casbah d’Alger, routier dans les environs du Cap Nord, barman à Pompéi. On sait surtout qu’il a accompagné Isidore Isou, auteur visionnaire du soulèvement de la Jeunesse en 1949, puis Guy Debord au sein de l’Internationale Lettriste.

Gil Joseph Wolman – attentat, 1987 « peinture cachée » collage : Canson, page de magazine, papier calque, journal 30 x 30 cm

Intitulée en référence au livre d’artiste éponyme de Gil Joseph Wolman, l’exposition « rêve général » révèle qu’il est l’un des rares artistes à avoir su saisir artistiquement Mai 68. Alors que les Nouveaux Réalistes recyclent le réel poétiquement, Wolman réalise dès 1963, à travers sa pratique de « l’art scotch », une synthèse entre l’écrit et le visuel capable de donner au politique un équivalent formel.

Les portraits déchirés des représentants de l’État, ceux de De Gaulle, de Mitterrand ou de Mao, donnent à voir la faille provoquée par mai 68, surtout lorsqu’ils sont mis vis à vis des photographies de foules compactes réalisées par Wolman. De même, les distorsions visuelles du mot « Vietnam », arrachées sur les différents journaux de l’époque, rendent compte, sur la toile, d’une attaque au Napalm.

Sans porter de discours politique explicite, Wolman a su capter l’énergie révolutionnaire de Mai 68, aussi bien dans sa dimension sociale, celle de la « grève générale », que dans sa dimension culturelle, celle d’une jeunesse qui « rêve » de porter l’imagination au pouvoir.

L’exposition « rêve général » met l’accent sur les affinités entre la rupture historique ouverte par Mai 68 et les « séparations » accomplies par Wolman à partir 1976. Dans son travail, Gil Joseph Wolman n’essayait-il pas, tout comme les révolutionnaires de Mai, de « provoquer un espace dans une surface atteinte par les limites » ?

Gil Joseph Wolman – capitalisme, 1987 peinture cachée collage : Canson, page de magazine, papier calque, journal 30 x 30 cm

Un homme

Gil J Wolman fait son entrée dans l’histoire de l’art par la poésie sonore. Ses mégapneumes font sensation dans les salons lettristes des années 50. Dans ses récitals, il fait entendre la matérialité de la langue, avant de proposer de la représenter dans son travail de plasticien commencé en 1960.

Pour découvrir les matériaux entrant dans la composition du langage, Gil J Wolman invente des procédés originaux. Dans les « peintures d’écriture », il explore l’univers des inscriptions, rejetant le plan du sens derrière celui du support, en composant des graffitis au stylet à la limite de la lisibilité, ou encore en isolant les bulles des bandes dessinées dans La bande à Canson, 1962.

Au cœur de cette exploration de la plasticité du langage, la question des transferts d’un support à l’autre s’impose naturellement. Avec « l’Art scotch », il effectue des prélèvements sur les journaux et les magazines qu’il recompose sur de grandes baguettes en bois puis sur des toiles, poursuivant avec des inscriptions ce que Rauschenberg tente de son côté avec les images.

Mais les expériences formelles tentées par Gil J Wolman ne l’ont jamais éloigné du souci de la réalité politique et sociale. Conceptualisée avec Guy Debord dans Mode d’emploi du détournement en 1956, une réflexion politique sur l’œuvre d’art a toujours accompagné son travail de plasticien. Les reports formels sur toile pratiqués dans l’Art scotch sont aussi des reportages sur le cours du monde : les tableaux de Wolman se lisent autant qu’ils se regardent.

Avec « les séparations » réalisées à partir des années 80, il simplifie son geste artistique à mesure qu’il élargit son champ d’intervention à de nouveaux objets. Dans des séries très hautes en couleurs, il rompt la toile en deux, découpe les mannequins, massicote de la poésie comme les textes sacrés, mais fait également l’expérience de la séparation par occultation des contenus.

En 1995, Gil J Wolman n’est pas mort ; il s’est séparé de la vie.

Gil Joseph Wolman – conjoncture, 1987 peinture cachée collage : Canson, page de magazine, papier calque, journal 30 x 30 cm

La Mégapneumie

Premier coup d’éclat de Wolman en 1950 : il invente la mégapneumie, une poésie du « grand souffle », devenu élément structurel après la désintégration des voyelles et des consonnes, pour une poésie physique.

Gil Joseph Wolman – expulsion, 1987 "peinture cachée" collage : Canson, page de magazine, papier calque, journal 30 x 30 cm

L’anticoncept

En 1951, âgé de 22 ans, il réalise en 35mm L’Anticoncept, son manifeste artistique majeur, interdit par la censure : nulle image dans ce film, sinon des flashes de ronds blancs alternant avec du noir complet, le tout projeté sur un ballon gonflé à l’hélium en guise d’écran. La destruction du cinéma est engagée, il réduit le film « à l’utilisation de sa quintessence : le mouvement ».

Gil Joseph Wolman – réfugiés, 1987 "peinture cachée" collage : Canson, page de magazine, papier calque, journal 30 x 30 cm

L’internationale lettrisme

En 1952, Wolman rompt avec Isidore Isou, chef de le du lettrisme et entraîne à sa suite Guy Debord avec qui il fonde l’Internationale Lettriste. Outre un Relevé d’ambiances urbaines au moyen de la dérive, il rédige avec lui en 1956 le Mode d’emploi du détournement qui fait suite à ses travaux de découpage de textes préexistants pour composer ses propres œuvres (J’écris propre, 1956). Wolman réalise ses premières métagraphies influentielles exposées aux côtés de celles de Debord, collages qu’ils réalisent à partir d’éléments de journaux, de magazines.

Exclu de l’Internationale Lettriste en 1957, Wolman entreprend en 1959 un nouveau travail plus pictural, incluant des matières plastiques, des cirages, des papiers mâchés dans lesquels il inscrit des écritures et des graffitis.

Gil Joseph Wolman – révolution, 1987 peinture cachée collage : Canson, page de magazine, papier, calque 30 x 30 cm

L’art-scotch

Avec l’art-scotch commence, en 1963, la période la plus prolifique du travail de Gil Joseph Wolman : il s’agit pour l’artiste d’utiliser des bandes adhésives pour arracher dans les journaux, les bandes dessinées, les revues, des fragments de textes et d’images qui restent inscrits dans la colle. Celle-ci est alors reportée sur divers supports (toiles, planches de bois) en lignes superposées qui posent autant la question de la constitution du tableau dans sa relation au monde que la « dissolution et la constitution du mouvement » (titre de l’exposition Wolman à la galerie Valérie Schmidt en 1968). Wolman réalisera en 1963 – 1964, une centaine de ces « premières peintures en longueur » comme les appellera Isou. Cherchant à faire évoluer leur forme, il finira par maroufler le contenu des baguettes sur de la toile, puis enfin de coller directement ses bandes de scotch sur les toiles.

« à l’aide d’un ruban adhésif scotch j’arrache les impressions d’une page de journal. j’obtiens une écriture ordonné sur la surface plane d’une nouvelle dimension effective. je découvre le devenir de ce que j’appelle l’art-scotch dans le choix des divers faits quotidiens, les modes d’impression et la qualité des encres, le choix des impulsions communiquées par le geste qui fixe et arrache… »

Gil Joseph Wolman – séparatisme, 1987 "peinture cachée" collage : Canson, page de magazine, papier calque, journal 30 x 30 cm

Séparation

Wolman franchit une nouvelle étape en créant le mouvement séparatiste – le terme mouvement est à entendre au sens de « geste » car il n’est plus question de faire groupe. Wolman refuse l’esthétique de la déchirure et sépare tout simplement n’importe quoi afin de « provoquer un espace dans une surface atteinte par les limites ». C’est cet espace qu’il nomme « Wolman’s land », cet interstice qu’il convient de prendre en considération et non l’éventuelle jouissance qui en résulte.

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II.L’exposition

Première présentation thématique de l’œuvre de Wolman – autour de Mai 68, mais aussi des représentations du pouvoir à l’œuvre –, cette exposition témoigne de la diversité des techniques employées tout au long de sa vie. Les « Art scotch » et « Séparations » – et notamment ces portraits « truffés » de Chirac ou Giscard qui semblent accoucher d‘un « Alien » –, annoncent les effacements ou recouvrements de textes et d’images sous une couche de peinture blanche de cette série réalisée quelques temps avant sa disparition, les « Inhumations », et qui laissent ici apparaître le fantôme de Malraux.

À l’évidence, Wolman pourrait être perçu comme l’un des artistes les plus politiques de sa génération, comme en témoigne ces visions de foules ou d’insurgés dont l’action se déroule autant en Asie qu’en France. Mais à y regarder de plus près – ce que son œuvre aussi simple que complexe nous invite à faire –, ne pourrait-il pas s’agir d’une nouvelle fausse piste, tant Wolman se plaît à pulvériser Mao, Mitterand ou De Gaulle comme ailleurs dans son œuvre Freud, La Callas, Jerry Lewis ou Bourvil ?

De même, brouillant tout repère temporel, Wolman s’empare à vif des évènements de Mai 68, comme avec l’art scotch Nouvelle grève générale qu’on jurerait contemporain alors que ses « Ex-positions » recyclent cinq années plus tard des tracts de Mai 68, avec cette distance absente du traitement des faits-divers et constitutive de l’œuvre d’art. En 1982, les fameux « mots d’ordres » de Mai seront massicotés avant de se mouvoir en liberté – quoiqu’insérés entre deux plaques de Plexiglas – dans son iconique série W la libertà, qui liquidera de la même façon La Bible ou d’aucuns livres de poche.

En 1970, le décès de De Gaulle sera prétexte à une de ses plus grandes toiles d’art scotch, où, selon une technique de composition qui n’est pas sans évoquer celle de la musique concrète ou du sample, les « polices » de caractère prélevées dans le journal France Soir s’étirent jusqu’à la dissolution, laissant apparaître des zones de silence, face aux déflagrations du mot « attentat » – attentat contre l’art ou même contre le « dépassement de l’art » – et que l’on retrouve au milieu d’une Peinture cachée.

Comme en témoigne cette paisible éventration d’un Nixon séparé, Wolman aimait à relever que « plus c’est facile, plus c’est beau ». Wolman, lettriste ou non, situationniste ou non, semble incarner aujourd’hui encore ce « réfugié » de l’histoire de l’art, visible et invisible, exposant ses Peintures cachées, et qui avait su comprendre en 1964 avant Robert Filliou que « le génie, c’est refuser d’avoir du talent ». Ainsi qu’il l’écrira en couverture de son ouvrage Duhring Duhring : « nous étions contre le pouvoir des mots, contre le pouvoir ».

Rêve général
exposition de Gil Joseph Wolman
26 avril 23 juin 18
sur une proposition de Frédéric Aquaviva

Galerie Natalie Seroussi
34 rue de Seine 75006 Paris
T +33 (0)1 46 34 05 84
F +33 (0)1 46 33 03 37
galerie@natalieseroussi.com
www.natalieseroussi.com

Illustration couverture : Gil Joseph Wolman – votez Mitterrand, ca. 1966 art scotch sur isorel 22 x 27 cm