samedi 2 mars 2024

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Rencontre avec Isabelle Brochard

réalisatrice du film Madame de Sévigné

, Anne-Marie Poucet

« Madame de Sévigné », qui sort en salles le 28 février, questionne la relation fusionnelle et dévastatrice entre la marquise et sa fille, Madame de Grignan. Entretien avec la réalisatrice du film, Isabelle Brochard.

Milieu du XVIIe siècle, la marquise de Sévigné veut faire de sa fille une femme brillante et indépendante, à son image. Mais plus elle tente d’avoir une emprise sur le destin de la jeune femme, plus celle-ci se rebelle. Mère et fille expérimentent alors les tourments d’une relation fusionnelle et dévastatrice. De ce ravage, va naître une œuvre majeure de la littérature française.

Anne-Marie Poucet : Vous renouvelez dans votre film « Madame de Sévigné » l’approche de la relation mère-fille. Vos précédentes expériences filmiques ou l’atelier que vous menez avec des enfants « aidants », qui se trouvent en situation de prendre en charge leurs parents, ont influé sur votre vision ?

Isabelle Brochard : Quand un sujet ou une histoire me parle, je ne me demande pas pourquoi cela arrive. Mais il est évident que si je repense à mes films précédents, il y a une forme de constante dans le regard avec lequel je tente de décrire des relations familiales ou des substituts de relations familiales, comme dans Ma Compagne de Nuit, où le personnage joué par Hafsia Herzi devient à la fois la fille et la mère de celui joué par Emmanuelle Béart qui est en fin de vie. Ce sont des relations où les questions de co-dépendance, voire d’aliénation allant parfois jusqu’à des troubles pathologiques, m’intéressent parce qu’elles parlent d’amour et de liberté et finalement de la difficulté, peut-être même de l’impossibilité, de faire cohabiter les deux. Mais les personnes et les personnages que je filme tentent d’y parvenir.

AMP : Le fait d’être vous-même mère a-t-il joué dans votre manière d’aborder la relation entre les personnages ?

IB : On met forcément de soi partout quand on fait des films, et plus généralement quand on crée. Dans les personnages de ce film, il y a de moi en tant que fille, en tant que mère, mais aussi en tant qu’autrice puisque je raconte la naissance d’un écrivain, et il y a aussi de moi à plein d’autres endroits forcément.

AMP : La mise à distance spatiale mais surtout temporelle ne permet-elle pas une vision plus distanciée, n’en retenant que ce qui est universel ?

IB : Oui, bien sûr, je crois que lorsqu’on regarde une autre époque que la nôtre, on voit avec une forme de recul critique ce qui nous parle encore aujourd’hui. Cela s’est toujours fait. Il y a une lecture de la Princesse de Clèves dans le film à un moment. Il faut penser qu’à l’époque où elle écrit ce roman Madame de Lafayette le situe un siècle avant le sien pour y parler d’un sujet très « actuel » pour elle. Eh bien moi je voulais montrer à quel point une relation mère-fille qu’on dirait aujourd’hui toxique est nourrie, en partie générée, par une société patriarcale. Les contraintes qui pèsent sur le corps, le destin, la liberté des femmes, sont en partie à l’origine de cette relation « ravageante ».

AMP : La deuxième partie du XVIIe siècle, que l’on peut considérer comme l’acmé de l’absolutisme, n’exacerbe-t-elle pas les relations de pouvoir, que celui-ci s’exerce dans la société ou dans l’intimité ?

IB : C’est l’invention de la « société de cour », telle que la décrit le sociologue allemand Norbert Elias, qui permet à Louis XIV de régner en maître sur l’aristocratie ; c’est aussi une époque de guerres et de famines. Le personnage de Louis XIV est puissant dans son absence, il règne en creux, presque dans chaque scène les personnages sont sous son emprise de manière plus ou moins directe. Comme le dit à un moment le personnage de l’adolescente que Madame de Sévigné prend sous son aile : « Mon père sait que le Roi a tout pouvoir sur lui, ma mère que mon père a tout pouvoir sur elle et moi je n’ai de pouvoir que sur moi ».

AMP : Vous décrivez une forme de parcours initiatique avec ce film, mais toute maternité n’est-elle pas, d’une certaine façon, un parcours initiatique ?

IB : Bien sûr mais être fille-fils est un parcours initiatique aussi… Pour vivre il faut savoir se séparer et c’est plus ou moins difficile, douloureux. Madame de Sévigné doit laisser sa fille partir, exister par elle-même, accepter sa différence, cesser d’être juge de ses comportements et de ses choix, la laisser libre peut-être de ne pas l’aimer aussi… En faisant cela, en se séparant de sa fille, elle se confronte à elle-même et en ce sens c’est très initiatique.

AMP : Ne peut-on voir les comportements de Madame de Sévigné et de sa fille Françoise de Grignan, comme les deux aspects d’une condition féminine qui, quoiqu’exacerbée par l’époque où elle se déploie, est toujours actuelle en ce début de XXIe siècle ?

IB : Au XVIIe siècle une forme d’indépendance et de liberté s’invente pour les femmes de l’aristocratie. C’est l’époque des Précieuses, des salons, de la Fronde à laquelle les femmes ont beaucoup participé. Madame de Sévigné n’imagine pas que cette évolution de la condition féminine va être progressivement muselée au fur et à mesure que s’annonce le début du XVIIIe siècle. Et elle n’imagine surtout pas que sa fille puisse avoir d’autres aspirations qu’elle. Mais quelle mère, dans les années 1970, pouvait envisager que l’égalité hommes-femmes ne serait pas définitivement acquise lorsque sa propre fille serait adulte ? Avec #MeToo on s’est rendu compte en 2017 qu’on était encore très loin du compte. Et puis même si la plupart des mères souhaitent aujourd’hui que leur fille soit autonome, il y a toujours des femmes qui veulent d’abord être des amoureuses, des mères, avant tout être indépendantes.

« Madame de Sévigné »
Film en salle à partir du 28 février 2024 | 1h 32 min | Drame, Historique
De Isabelle Brocard
Par Isabelle Brocard, Yves Thomas
Avec Karin Viard, Ana Girardot, Cédric Kahn.

Madame de Sévigné, Isabelle Brochart
©Killian Bridoux