lundi 29 juillet 2024

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Nous, d’Evgueni Zamiatine

les manuscrits ne brûlent jamais !

, Guillaume Basquin

Je n’avais tout simplement jamais entendu parler de ce livre que beaucoup s’accordent à considérer comme un précurseur du 1984 de George Orwell avant il y a quelques mois. Un simple post sur Facebook a suffi à me mettre sur sa piste, et j’ai compris très vite que ce roman dystopique avait connu de graves difficultés du vivant de l’auteur, et même après (traductions à partir d’une traduction (en anglais)).

Quelle chance que de tomber directement sur cette nouvelle (excellente, autant que j’en puisse juger, ne lisant pas le russe) traduction en collection « L’Imaginaire » (chez Gallimard) par Véronique Patte ! Car, et avant même d’avoir lu le fort appareil critique (préface, notes de la traductrice, postface, etc.) entourant le livre, j’avais senti que la traduction fonctionnait bien, rendant très habilement le langage appauvri d’une dictature collectiviste pour le Bien de tous (le NOUS du titre) : ponctuation simplifiée (beaucoup de tirets et tirets doubles) et phrases comme une écriture en sténo, ou en flash :

Les nuages — et puis, au loin, une tache verte — de plus en plus verte, de plus en plus criarde — nous fonce dessus — fin imminente —
[…]
— Réacteurs de poupe — plein régime !

On devine facilement que la traductrice n’a pas pu inventer une telle ponctuation d’inspiration futuriste : tacatac !
Plus loin, vers la fin du roman, l’écriture devient carrément cubiste :

C’est comme si les lettres noires, nettes, sur cette page - se mettaient soudain à tanguer […] - et plus un seul mot, rien que des inepties : brr — hop — com — Dehors - c’est pareil - une foule pulvérisée, en désordre - qui va en avant, en arrière, de biais, de travers…

On a touché à la syntaxe !

Une pensée qui forme / une forme qui pense

Ce n’est pas souvent, en tout cas dans la littérature traduite, que l’on sent une telle adéquation entre le message d’un livre (son fond) et sa forme. Un miracle ? Une exception, qui confirme la règle (toute traduction est une trahison) ? Il est impossible d’écrire une dystopie imaginant un futur totalitaire en alignant les phrases comme un Proust, ou un Zola. Une société totalitaire ne pouvant fonctionner qu’après avoir réduit le langage (voir 1984 à ce sujet), comment imaginer une société où toute imagination a disparu avec des phrases d’une page emplies d’imparfaits du subjonctif se succédant à l’aide de tout un appareil de conjonctions de coordination et de points-virgules ? La révolution (littéraire) n’est pas un thé de cinq heures (de l’après-midi) !… On ne peut pas vivre que de madeleines et de thé à la bergamote…
Dès le début du livre, première page, le ton est donné :

S’ils ne comprennent pas que nous leur apportons un bonheur mathématiquement infaillible, notre devoir - les contraindre à être heureux. Mais avant les armes – nous utiliserons les mots.

Le Bonheur, Alexandre Medvedkine

Auparavant, l’auteur nous avait prévenu : « Je transcrit simplement – mot à mot – ce qui a été publié aujourd’hui au Journal d’État. » On comprend que l’État Unique (soit l’URSS de l’époque de la rédaction du livre (1920-21), d’où les très nombreux problèmes de l’auteur avec la censure — j’y reviendrai) règne, et que tout doit être soumis « au joug bienfaisant de la raison » (communisme scientifique). On comprend tout de suite que le roman est composé comme une suite de notes (numérotées de 1 à 40), un journal ; l’auteur, ∆-503, constructeur du vaisseau spatial l’INTÉGRALE, s’amusant à en fournir le résumé en tête de chacune d’entre elles : « Ballet. Harmonie carrée. X », « Racine irrationnelle. R-13. Triangle ». L’on sait qu’Evgueni Zamiatine fut d’abord ingénieur (naval)… Parfois, l’humour teinté d’ironie profonde l’emporte, comme chez l’auteur du film Le Bonheur, le cinéaste Alexandre Medvedkine, qui lui aussi eut maille à partir avec le régime soviétique : « Pas de résumé. Impossible », ou bien « Quel résumé ? Je ne sais pas. Un seul peut-être : cigarette jetée ». Tout l’environnement d’une société totalitaire doit être réduit à des choses calculables et rationnelles, même et surtout le bonheur pour tous : « Au nom du Bienfaiteur l’État Unique avise l’ensemble des numéraux [du Journal d’État]. » Je n’ai pas directement connu l’URSS au temps du communisme, mais la société covidiste intégrale sous Olivier Véran & Co, oui ; et je puis dès lors tout à fait visualiser un tel monde : il est interdit d’y critiquer quoi que ce soit, et même les chiffres (bonjour la science !…).

Fini les embrouillaminis avec le bien et le mal : tout est ultrasimple, paradisiaque, d’une simplicité enfantine. Le Bienfaiteur, la Machine, le Cube, la Cloche à vide, les Gardiens – tout ce bien, tout cet univers est majestueux, magnifique, noble, sublime, d’une pureté cristalline. Parce que cela protège notre non-liberté – c’est-à-dire notre bonheur. […] vous comprenez ? Génial, non ?

L’on sait ce que l’ironie profonde de Zamiatine lui couta : censure de son livre en URSS pendant un demi-siècle… exil à Paris, où il mourut, en 1937. Comment ne pas faire le rapprochement avec le programme dit « Agenda-2030 » du WEF (World Economic Forum) ? « Vous ne posséderez plus rien, et vous serez heureux… » Ou bien : « Je me vaccine, et masque, pour protéger les autres… » « Génial », non ? …
Mais il y a plus : même l’attaque des chapitres est « futuriste » : titre principal en italique gras en lettres minuscules ferré à droite ; « RÉSUMÉ » en italique et en lettres majuscules ferré à gauche ; puis sous-titre centré en lettres capitales et en gras. Walter Benjamin l’avait écrit : les possibilités infinies et nouvelles de la typographie allaient permettre un renouvellement de la littérature du futur ; dommage qu’il n’ait pas écrit (eu connaissance de ?) sur Nous… Zamiatine ne se prive pas d’utiliser les lettres capitales dans le texte, comme les dadaïstes ou les futuristes le faisaient, pour souligner un mot : « LE », « LUI », « ILS », « INTÉGRALE », etc. Les noms des personnages eux-mêmes sont ultra-simplifiés ; plus de place pour les noms de saints, comme durant l’époque du culte de l’Être suprême en France révolutionnaire ; mais « I-330 », « O-90 », « R-13 », I-O », « ∆-513 », etc. Fi de la sentimentalité !

Une anti-utopie

Dès la première page du roman, on comprend que l’on va avoir à faire à une dystopie en forme d’anti-utopie (c’est le Journal d’État qui « parle ») :

Dans cent vingt jours va s’achever la construction de l’INTÉGRALE. […] Il y a mille ans, vos héroïques ancêtres ont asservi la Terre entière au pouvoir de l’État Unique. Un exploit plus glorieux vous incombe : intégrer l’équation infinie à l’univers grâce à l’INTÉGRALE […] Il vous incombe de soumettre des créatures inconnues habitant sur d’autres planètes - dans un état de liberté peut-être encore sauvage […]

Le pouvoir soviétique ne pouvait pas ne pas se reconnaître dans cette tendance impérialiste totalitaire… Mille ans : le 3e Reich en a rêvé… l’État Unique de Nous l’a fait ! L’auteur de la préface du livre dans l’édition qui nous intéresse, Giuliano da Empoli, souligne que Nous « n’est pas qu’une critique féroce du système soviétique », mais que « c’est aussi, et peut-être surtout, la description implacable de la ruche digitale d’aujourd’hui ». Qui a traversé la grande crise « Covid-19 » les yeux grands ouverts ne peut qu’en être convaincu… Sans parler du « simple » article 4 du DSA (Digital Services Act) de l’UE instaurant une sorte de Ministère de la Vérité (soit très exactement le MINISTRY OF TRUTH orwellien).
Même la sexualité, c’est l’État qui la régule… L’on sait la fortune de cette idée dans, plus tard, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley.
L’homme nouveau au marteau et à la faucille « n’a cessé d’être un homme sauvage que le jour où nous avons construit la Muraille Verte [le cordon de sécurité de l’époque], le jour où, grâce à elle, nous avons isolé notre monde parfait, mécanisé - du monde informe, irrationnel des arbres, des oiseaux, des bêtes… ». Homme-Machine, tu quitteras ton père, ta mère, et ton Ancienne Maison ridicule, et tu chériras l’INTÉGRALE !…
Pour l’homme nouveau, pas d’échappatoire aux chaînes de la vie collective :

Réfléchissez un peu ! Les deux du paradis - ils ont eu à choisir : ou le bonheur sans liberté - ou la liberté sans bonheur ; point de troisième voie.

Or « ces deux bêtas [Adam et Ève], ils ont choisi la liberté » ; et c’est « nous » qui « avons aidé Dieu à vaincre définitivement le diable [moins catholique, tu meurs !]- c’est lui, en effet, qui avait poussé les hommes à violer l’interdit et à croquer le fruit de la liberté fatale » — le serpent perfide non pas comme arbre de la connaissance, mai comme goût de la liberté. Heureusement, le communisme intégral est arrivé et lui a « flanqué un bon gros coup de godillot sur la tête - bam ! Et l’affaire était réglé : de nouveau le paradis ». Et voilà que les hommes étaient redevenus bienveillants et innocents, et depuis mille ans. Bien mieux que « popu » chez Céline dans son Mea culpa, quoi !… On sait ce qu’un André Gide en dirait en premier dans son Journal de retour d’URSS… Sales écrivains… toujours à mégoter sur le bonheur collectif obligatoire !… des monstres réacs et bourgeois !… Même la poésie a été apprivoisée ; elle « n’a plus rien à voir avec l’arrogant sifflement du rossignol », et est devenue « un service de l’État », « chose utile ». La musique aussi : « l’Usine Musicale », c’est « le bourdonnement matinal des brosses à dent électriques, le crépitement menaçant des étincelles dans la Machine du Bienfaiteur, l’écho de l’Hymne à l’État Unique, le tintement intime du vase de nuit étincelant comme le cristal, le cliquetis émouvant des stores qui s’abaissent » : marteau avec Maître ! Dziga Vertov et sa symphonie filmique L’Homme à la caméra ne sont pas loin…

L’homme à la caméra

Bien sûr, dans un tel monde, l’âme est bannie : ce n’est plus qu’un scorpion, tel « le scorpion légendaire des anciens qui se pique volontairement afin de… ». L’homme nouveau n’a plus besoin d’âme, car « effectivement éduqué par l’État Unique », il a « atteint les plus hauts sommets possible pour l’homme » : l’homo-sovieticus…
L’homme est scientifiquement réglé : « Plus aucun délire, plus aucune métaphore absurde, plus aucun sentiment : seulement des faits. » Les fact-checkers n’ont plus rien à en redire… parce que le narrateur est « sain, complètement, absolument sain ». La raison scientifique a vaincu ! (Derniers mots du livre.) Le monde comme raison et comme science a triomphé. Sans restes.
Des élections ont toujours lieu ; mais le Parti est Unique :

Je vois tout le monde voter pour le Bienfaiteur – et peut-il en être autrement si « tout le monde » et « moi » formons un « NOUS » unique ? C’est tellement plus ennoblissant, sincère, élevé, que les mystères poltrons et crapuleux des anciens !

Ça vous rappelle quelque chose de récent en France ? Bah… vous êtes sûrement complotiste… De toute façon, « même à supposer l’impossible, c’est-à-dire une dissonance quelconque dans la monophonie habituelle, nos Gardiens invisibles sont là, dans nos rangs : ils peuvent immédiatement repérer les numéros tombés dans l’erreur et les sauver de faux pas ultérieurs, et l’État Unique - de toute dissonance ». Ah ! que le bonheur est doux « pieds et poings liés » dans « les rets » du Bienfaiteur… C’est qu’on a inventé une nouvelle opération : « l’ablation de l’imagination » : tout le monde semble heureux… « Vous êtes malade ! Et cette maladie porte un nom : / IMAGINATION ! / C’est un ver qui creuse des rides dans votre front. C’est une fièvre… » « À votre place - j’irais me faire opérer… » En attendant « le Jour de l’Unanimité »…

Les tribulations d’un manuscrit

Résumons. Evgueni Zamiatine participe à la révolution de 1917. Il finit d’écrire Nous en 1921. La censure interdit la publication du livre dès 1923. Les multiples tentatives de Zamiatine pour le faire publier en URSS se soldent toutes par un échec. En 1924, Nous paraît en anglais à New York. En 1927, il est traduit en tchèque. En 1929 Gallimard sort une traduction française… depuis la version anglaise. C’est cette version, à la ponctuation et typographie non respectées du texte original, et expurgée de certains mots et même courts passages, qui fera foi en occident et ailleurs pendant presque un demi-siècle. Zamiatine meurt à Paris en 1937. En Russie, le livre circule sous le manteau sous forme de samizdat jusqu’en 1988 où une version… traduite de l’anglais (sic — depuis la version de 1924) paraît ! Il faut attendre 2011 pour que les éditions Mir fassent paraître enfin une version correcte du texte d’après le manuscrit original. C’est d’après cette édition que la traductrice de « notre » version dans « L’Imaginaire »/Gallimard, Véronique Patte, a intégralement retraduit le roman en restituant le texte complet, avec sa ponctuation, sa typographie, et ses répétitions… originales. Notons que Nous traduit mieux le titre russe original, Mbl, que la précédente traduction, Nous autres… et que donc nous avons eu de la chance de pouvoir accéder directement à celle-ci. Comme dit Woland répondant au Maître dans Le Maître et Marguerite de Boulgakov : « Les manuscrits ne brûlent pas. »

Nous et après ?

Nous ne constitue pas moins une anti-utopie glaçante que 1984, et George Orwell s’en souviendra pour écrire son chef-d’œuvre. L’État Unique y a tellement formaté les âmes, que tout Affranchi qui a fait l’expérience d’une vie oisive et libre sans plus de travail collectif pendant tout un mois ne peut que vouloir mettre fin à ses souffrances en s’enfonçant profondément dans le fleuve : la dictature est parfaite ! Cette histoire devient même un conte qu’on se raconte de génération en génération. Même plus besoin d’un Big Brother et de sa police pour contrôler les déviants : ils se suppriment d’eux-mêmes ; la servitude est complète et volontaire.
On ne peut pas parler de ce livre sans citer l’admirable postface de Jorge Semprun : « Dans Nous, Zamiatine refuse les règles du jeu établi, nie le présent […] ; le dissout même, en projetant sur lui, ‘ironiquement, la lumière d’un avenir lointain et redoutable. Grand connaisseur de Wells, Zamiatine transforme le roman d’anticipation scientifique en une arme de l’esprit critique » (c’est moi qui souligne). En publiant, en 1946, dans l’hebdomadaire Tribune, un article sur Nous, George Orwell (qui avait lu la traduction française de 1929) signalait cette ressemblance entre Nous et Le meilleur des mondes. « Implicitement, il reconnaissait ainsi sa dette envers Zamiatine », conclut Semprun. On attend toujours le grand roman (ou film) de la dystopie pseudo-scientifique « Covid-19 »…

GALLIMARD, coll. L’Imaginaire
Roman, 336 pages, catégorie / prix : 15 €
ISBN : 978-2-07-302678-1
Format : 12,5 x 19,0 cm