lundi 31 décembre 2018

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Logiconochronie — XXXIII

Un cube, le cube

, Jean-Louis Poitevin

Clé, poignée, poussée, pas d’effort, pied, jambe, ventre, tête, tout d’un coup, puis refermer la porte aussitôt. En gros, c’est blanc, blanc et gris et transparent.

Clé, poignée, poussée, pas d’effort, pied, jambe, ventre, tête, tout d’un coup, puis refermer la porte aussitôt. En gros, c’est blanc, blanc et gris et transparent. Blanc, ce sont les murs, gris, c’est le sol et transparent, c’est la baie vitrée qui coupe le cube en deux, en son milieu. Le ciel, bleu, élève le gris et le blanc, jusqu’à la transparence du verre de la baie aveuglée par le mur blanc qui lui fait face. La chaise longue était blanche. Elle est sale. Des feuilles y font coussin. Clé, poignée, un effort cette fois pour faire coulisser la baie vitrée. Là, lit, placard, évier, plaques chauffantes, frigo. C’est une habitation.

En gros, c’est un gros cube, un cube blanc, un cube de béton et de parpaings couverts de peinture blanche qui s’écaille laissant par endroits affleurer du gris qui tombe sur le sol en petits bouts de peau inutiles, un cube dont on ne peut faire le tour que dans un seul sens à cause d’un mur qui le prolonge sur un côté. Masquant la porte en bois jusqu’au moment où l’on vient la heurter du regard, un pin. Autour, une forêt dont les arbres ne s’aventurent pas au-delà d’une hauteur presqu’humaine, bruisse avec une tortueuse application. Le vent ne la laisse pas en paix ou, si l’on veut, lui insuffle une paix mouvante, excitée, un peu sauvage, une paix dans laquelle, elle, la forêt, semble reposer, frémissante.

Le cube, ce cube, se trouve à quelques coups d’ailes du Ventoux, ce mont de plaine gardien des Alpes comme le dit Giono. Proche toujours, il reste bien sûr invisible si l’on reste dans le cube blanc et aveugle. Si l’on en sort et à condition aussi de faire plus que quelques pas et de descendre la pente douce de la route qui conduit sur la terrasse du Crestet, il devient visible, inévitablement. Aller vers lui, le Ventoux ou rester enfermé, cependant c’est tout un. Dans un cas on peut prétendre, émule de Pétrarque, se porter à sa hauteur, dans l’autre accomplir un voyage à embarquement immédiat qui conduit jusqu’à son ventre inexploré. On peut aussi s’inspirer de la méthode de Canetti : « Ai descendu en rêve, un grand nombre d’escaliers pour déboucher sur le sommet du Ventoux ».

Au matin, il y a une voix, presque, qui s’extrait des arcanes du vent et dit :

« Lève la tête. Regarde. Tu ne reconnais pas ? Regarde bien et surtout écoute. C’est ta voix embrumée par le froid, croquant sous ses dents de lait le soleil du matin et se grisant des tourbillons qui entortillent les cimes et les toits. Toi, l’engeance bancale, tendue au-dessus du vide, héros d’un instant inutile, crachat d’un silence ennuyé, pelure d’un nuage perdu, vois ! Tu es là, écharde graniteuse entre deux mondes, tendu à te rompre jusqu’à briser tes chaînes, ne les brisant jamais, sinon pour choir et te briser encore. Tu es là, n’atteignant jamais que le seuil sans fard de l’horizon d’un rêve perdu. Tu es là, sexe enturbanné cherchant à se farder aux couleurs du destin, incapable de rien, sinon cracher des larmes lourdes qui tombent, tombent, tombent et ne te relèvent pas. C’est cela, oui, malgré ta tête lourde, lourde, lourde, vois ces dents pierreuses dévorant le ciel. »

Libre et quoi, sinon cette nuit plus sombre que la nuit, sinon ces tremblements qu’engendrent l’appartenance à cette engeance sans avenir et la cataracte des trous dans les cheveux de la mémoire ?

Libre pour quoi, sinon pour aller au dedans de cette nuit blottie dans le cœur de la nuit, pour traquer dans ces tremblements les ondes de choc d’une guerre indécise, pour glisser sur le toboggan de l’ivresse jusqu’à atteindre l’extrémité nord de l’abandon ?

Cette terre que tu arpentes, rageur, toi le passant de lune mal dégrossi par les vagues du temps, qu’est-elle pour toi ?

Ici, personne. Pas d’homme. Rien. Rien que ce rire muet, voix du silence cherchant à s’enfuir par l’orifice carbonisé de son cri sans écho. Ce monde d’avant l’homme excite, en l’homme, ce désir, toujours insatisfait, de donner vie à ce qui traverse son œil. Ce qu’il regarde n’est pas ce qu’il voit. Cette évidence, il la laisse sombrer dans l’un des trous de sa mémoire, puis s’assoit dessus pour empêcher qu’elle remonte à la surface, là où ce désir pourtant réussi à associer les courbures acérées des montagnes et les lignes fluides que suivent les nuages.

« L’œil est une imagerie illusoire qui donne vie au tableau », remarquait Burroughs dans ses Lettres du Yagé. Il ajoutait : « Tu ne peux montrer à personne ce qu’il n’a pas vu. »

L’imagerie illusoire est devenue autonome rendant pour beaucoup inopérant le laser du regard. Mais ce que trop de personnes voient, disparaît et parfois, sont effacées d’un coup de torchon de l’évidence, des zones qui s’offrent au doute et que l’affirmation ne réussit plus à contrôler. Y repoussent parfois des herbes pour l’ivresse.

La singularité du cube tient donc en ceci qu’il se divise en deux moitiés. La première, à ciel ouvert forme une sorte de terrasse. La seconde, couverte, abrite lit, cuisine et autres nécessités. Entre les deux, la baie vitrée offre, lorsque l’on vient de pousser la petite porte en bois qui assure la communication entre le cube et le monde, une vue sur l’intérieur et lorsque l’on se trouve à l’intérieur, allongé sur le lit par exemple, une vue sur le mur blanc. Il y a aussi les branches que les arbres lancent par-dessus le mur, comme s’ils tentaient de palper un étrange vide qu’ils ne connaissent pas.

Enfermé dans ce cube blanc au milieu d’une pinède, légèrement à l’écart d’un bâtiment aux terrasses emboîtées, il n’est pas possible d’opposer la rugueuse extériorité d’une nature à l’inflexible rigueur du béton dans lequel trouverait refuge une intériorité perméable et fragile. En effet, à peine l’installation dans cet univers censément clos couvert d’un blanc sali par les intempéries, il fut impossible, outre les ravages du temps sur les murs de la cour intérieure, d’ignorer le combat incessant que se livrent le vent et les arbres. Dans cette chambre d’écho, il se démultiplie et fait du monde d’avant l’homme le double de ce monde blanc peuplé d’écailles fragiles et tenaces.

Arpenter routes et sillons, chemins et sentiers ou rester dans le cube, rien ne pourra abolir le fait que partout où l’on se trouve, on porte avec soi, en guise de viatique, ses mots, ses rages, ses soupirs.

Ici, c’est le tableau qui donne vie à l’œil. Dans le cube, il apparaît que le blanc des murs permet aux images impalpables de l’esprit de se projeter comme sur l’écran d’un rêve inachevé. Dans cette chambre d’écho du monde d’avant l’homme, on se retrouve en train d’errer dans les plis à vif de la montagne et de creuser la nuit jusqu’à ce qu’elle blanchisse, métal en fusion épris de sa chaleur radieuse.

De même qu’il n’existe pas un songe unique clignotant derrière les paupières closes de l’espérance, de même, dans le cube, l’idée d’un soi apparaît sous les traits d’une forme du temps. Ici, dans le cube, le sang rouge sombre bat les heures de ce temps qui passant se passera du soi. Ici dans le cube, le temps se recueille dans le silence de son envers.

Déjà l’aube pointait.

Quoi d’autre ? La tragédie ne naît plus de l’écart et du contretemps mais de la ressemblance et le bonheur, lui, de ces hoquets du cœur qui chantent pour rien entre deux battements. Ou est-ce l’oubli qui entre deux battements dessine cette figure du temps, une pupille un peu voilée que l’on distingue parfois dans le regard des étoiles mortes ?

La robe bleue du ciel craquelle et ses dessous s’exposent, sources, ravines, vagues nues, protubérances arrondies, tons pâles souvent, le gris dominant parfois, d’autres fois non. Ces valeurs à l’exactitude transpercée aiguisent de leur charme l’insouciance minérale.

Pendant vingt-quatre heures, il pleut. Les pieds, en s’enfonçant dans la terre ocre et détrempée, prennent un bain de jouvence.

La moitié du cube à ciel ouvert devenue bassin, un long moment se tenir debout, pieds nus, là. Les jambes font tronc et quelque chose remonte jusqu’à la tête, sueur d’oracle, l’onde impalpable de la salive des mots.

Ce ne sont pas des voix, plutôt des courants qui traversant la chair du temps, dessinent des chemins par où l’énigme de la langue rejoint le souffre de la réalité minée par les arcanes de la croyance. Des mots se séparent, d’autres se rejoignent, chaque chemin est un axe mortel, éclat de la fleur, nervure de la foudre au sommet de la tige.

Nul ne se déplace, ne s’enferme, sans emporter avec lui sa boule d’outrages, son sac de haine, sa panoplie de silences, ses réserves de vengeances, ses stocks de palabres. Quoiqu’enfermé dans le cube, il apparaît que de l’autre côté du mur rugissent aussi des outrages, se brisent des silences, s’exécutent de sombres vengeances, s’accumulent des stocks d’invendus. Cela peut se situer loin du cube, dans des mondes que le fait d’habiter le cube éloigne mais n’abolit pas. Impossible d’ignorer que de l’autre côté du temps, là où il se rejoint dans sa continuité sans partage, leur vengeance se prépare et qu’elle sera implacable. Cela s’impose, certitude blessée et cela est sans importance, sinon que disparaît la bienséance, sinon que s’empare de l’air ambiant une sauvagerie inconciliable. Une part de ce qui arrivera là-bas plus tard est bien due à ce qui ici aura été conçu. Ils ne pardonnent pas au miroir pourtant sans tain qui leur renvoie l’image absurde de la situation dans laquelle les met leur croyance farouche en la légitimité de leurs attaches, de leurs manières, de leur loi.

Aucun éclair n’est nécessaire pour qu’un regard se voile.

Mont Ventoux / Jean-Louis Poitevin & David Hébert
aux Éditions DES VANNEAUX
64 rue de la vallée de Crème
60480 MONTREUIL-sur-BRECHE
Tél.  : 03 44 04 21 82
c.odartchenko@wanadoo.fr
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15,00 €
ISBN : 9 782916071893