vendredi 1er décembre 2023

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Ça marche

Les marches marseillaises

Trois meilleures façons de marcher

, Christophe Galatry

Nicolas Mémain,
 Denis Moreau et 
Hendrik Sturm,
 trois artistes marcheurs, trois parcours, trois cheminements depuis les bords de la Méditerranée et au-delà, jusqu’à la banlieue parisienne et retour.

Nicolas Mémain
Photo ©Christophe Galatry 2022

Nicolas Mémain


Un artiste marcheur métropolitain

Il y a d’abord la déclamation lorsque vous partez avec Nicolas Mémain* dans une de ses balades. Cette impression d’une poésie lorsqu’il déroule les matériaux constitutifs d’une architecture comme essence même des cheminements à travers la ville, surtout celle de Marseille, dont il n’est pas originaire, mais qu’il a adoptée après ses études d’architecture à Bordeaux à la fin des années 1990.

Nicolas Mémain, Photo ©Christophe Galatry 2013

Depuis le début des années 2000, il explore inlassablement cette cité métropolitaine avec cette idée qu’il faut partager, faire découvrir sa connaissance urbaine et des formes architecturales, mais surtout une façon de comprendre la ville et son passé. Porté par sa voix haute et lumineuse, il aime clamer, non sans humour, à travers les quartiers et les cités, l’histoire des barres et courées [1], faisant mentir les règles non écrites d’un impossible passage.
Compréhension des formes urbaines, de celle de Marseille et de sa complexité métropolitaine, de l’est d’Aubagne et son Garlaban [2] jusqu’aux confins ouest vers Port-St-Louis-du-Rhône.
Il cartographie le premier sentier métropolitain nommé GR2013 long de 360 km en un ruban représentant l’infini dont le centre se croise à la gare TGV d’Aix-en-Provence. 

Il aime à s’appeler « Street jockey » ou encore à se qualifier de « montreur d’ours en béton », peut-être aussi pour mieux accentuer son rapport poétique aux différents espaces qu’il articule dans sa passion pour les architectures d’ensembles collectifs des années 1970, lorsque quantité de programmes étatiques sont lancés à Marseille dans les quartiers nord comme à travers la France des grandes villes.

Nicolas Mémain, Photo ©Christophe Galatry 2013

*Nicolas Mémain vit à Marseille. Il a reçu, avec Baptiste Lanaspèze, le prix d’urbanisme 2013 de l’Académie d’architecture pour la création d’un sentier métropolitain, et en tant que spécialiste en urbanisme et architecture du XXe siècle, a participé à un inventaire architectural pour les services du patrimoine des Bouches-du-Rhône.

Denis Moreau

Marcheur invétéré et banlieusard

Denis Moreau en 2013 lors d’explorations de la future métropole marseillaise. ©Christophe Galatry 2013

Denis Moreau est un explorateur, un explorateur des banlieues.
Parce qu’on appelle encore ainsi cette zone intermédiaire, définie à l’époque lointaine où les villes étaient fortifiées, et au-delà de laquelle tous ceux mis au bans, exclus de la société se retrouvaient [3]. Et ainsi Denis Moreau, après avoir suivi un cursus et passé le diplôme d’architecture à l’École d’architecture de La Villette à Paris à la fin des années 1990, décide de tout lâcher pour se plonger dans l’exploration de l’immense périurbain parisien au-delà des fortifs (disparues sous le périphérique dans les années 1960).
Dès le début des années 2000, il part en marchant, écrire, photographier et faire un inventaire critique des territoires de la banlieue parisienne jusqu’aux confins de l’Île-de-France qu’il raconte à travers un blog intitulé [banlieuedeparis.org].

C’est entre 2009 et 2013 que nous explorons ensemble ce qui va devenir la Métropole marseillaise, liée aux industries, et le grand port autonome de Fos-sur-Mer. 
Amoureux des contradictions que peuvent révéler des territoires et leurs politiques d’emménagement, sa posture est assez frontale en général afin de souligner les impasses, mais aussi de qualifier les projets et transformations urbaines dans toutes leurs complexités.

Il crée des étincelles avec des convictions très engagées sur toutes les questions liées aux libertés de passages, de circulations et de la façon dont les politiques peuvent instrumentaliser les questions environnementales proches.
Au fil du temps, il a acquis une grande connaissance de la complexité de tout le tissu urbain et périurbain autour de Paris, au point de devenir un acteur précieux dans la préparation du premier sentier métropolitain du grand Paris (SMGP), aux côtés d’autres artistes marcheurs comme Paul-Hervé Lavessière ou Jens Denissen.

De Conflans-Ste-Honorine à Sannois, avril 2018,
lors d’explorations du sentier métropolitain du Grand Paris. ©photo Christophe Galatry 2018

Chez cet artiste, la carte au vingt-cinq millièmes comme outil de transmission de connaissances visuelles et orales est l’alpha et l’oméga de toute promenade publique, exploration solitaire ou partagée, et un élément essentiel, une façon de mettre à plat sa vision des espaces traversés.

Hendrik Sturm* (1960 - 2023)


sur les traces de…

Hendrik Sturm, Photo ©Christophe Galatry 2013

J’ai rencontré Hendrik Sturm pour la première fois en 2008 lors d’une promenade artistique au Mont Dauphin, ville fortifié par Vauban au contrefort du Queras.
Première rencontre avec un artiste marcheur. Monde que je découvrais, moi venant de la photographie et ayant arpenté jeune pendant des années les rues de Paris. Cette rencontre m’a marqué, tant l’impression a été forte devant cette personne au visage sévère et doux à la fois dans sa voix et sa manière d’expliquer sa démarche. Une démarche qui m’a semblé en même temps tout de suite radicale et complexe.


Si je n’ai jamais participé avec lui à l’élaboration de ses promenades, j’ai eu l’occasion de suivre plusieurs d’entre elles autour de Marseille. Hendrik n’avait pas de limites territoriales et opérait là où on l’invitait à travers les paysages aussi bien urbains que périurbain. 
Sa radicalité, il la concevait et l’exprimait déjà à travers la notion de lignes, de passages, « sur les traces de… » et d’observations. Cette question de transect [4] qu’il aimait poser entre deux points géographiques pour en comprendre les juxtapositions horizontales. 
Ses balades étaient conçues en amont par un travail minutieux d’analyse géographique, urbaine et sociale à travers l’histoire de chaque parcelle de territoire traversé.

Accumulant une grande quantité de données qu’il savait restituer dans une logique d’articulation à celles et ceux qui voulaient bien l’écouter, puisqu’il fallait bien tendre l’oreille et se concentrer pour apprécier l’itinéraire qu’il proposait. On en ressortait plus riche d’une connaissance outre la sensation de la marche à travers des paysages comme celui du plateau de l’Arbois à partir de la gare TGV d’Aix-en-Provence. Vaste zone incertaine et en apparence vide de toute histoire, mis à part une garrigue échevelée et aride et l’installation d’habitats de Roms. En réalité pleine de traces historiques liées à la deuxième guerre mondiale. Le marcheur Hendrik révèle ainsi cet « empilement » des histoires spatio-temporelles dans chacune de ses explorations.

Ses déambulations restent et vont rester dans les mémoires pour beaucoup qui ont vécu l’expérience des promenades partagées avec cet homme très calme et plein d’attention avec chacun marchant avec lui.

L’image qui me guide est celle du mille-feuille des couches cartographiques thématiques d’un système d’information géographique. Il correspond, du moins en partie, à ce que les géographes nomment co-spatialité, c’est-à-dire à « la superposition des territoires et des réseaux ». L’analyse de la co-spatialité des territoires me fournit la matière et les arguments pour construire un itinéraire précis : existe-t-il des interactions entre ces couches co-présentes et où se situent alors les « micro-fentes » qui les relient ? Hendrik Sturm

Une promenade avec Hendrik Sturm, sur le plateau de l’Arbois,
mai 2013 ©Christophe Galatry 2013

*D’origine allemande, Hendrik Sturm était installé à Marseille depuis 1994. Après une thèse en neurobiologie et une formation de sculpteur à l’école des Beaux-Arts de Düsseldorf. Il a enseigné à l’école des Beaux-Arts de Toulon. Il est brutalement décédé en septembre 2023.

Balade Plateau de l’Arbois avec Hendrik Sturm, Photo ©Christophe Galatry

Notes

[1La courée est le nom que l’on donne à l’urbanisation en cœur d’îlot dans les quartiers industriels, comportant généralement une ou deux rangées de petites maisons basses dans une ruelle privée à laquelle on accède par un passage étroit. Beaucoup de courées sont très étroites donc assez sombres.

[2sommet qui surplombe la ville et la plaine d’Aubagne et qui culmine à 714 mètres d’altitude.

[3La banlieue est l’espace, d’une lieue, autour de la ville où l’on publiait les bans de la cité (proclamation de lois) et donc où s’exerce l’autorité du seigneur - maire - intendant…
Les bannis étaient rejetés au-delà de cette lieue. C’est donc la zone intermédiaire où l’on vit en n’étant ni citadin (de la cité) ni banni.

[4Le transect désigne la traversée, selon une ligne imaginaire, d’un espace géographique afin d’en analyser les composantes paysagères