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Les Débusquages
Frédéric Atlan, Une esthétique de la perturbation
, et
La performance du « mouton-vélo », conduite pendant 10 ans de l’Est Parisien au XVe arrondissement (cf. les reportages Arte Radio, France Inter) [1], a été le point de départ de ce travail. Le bêlement bruyant produit sans discontinuer tandis qu’il circulait à vélo dans Paris créait une disjonction momentanée, une déconcentration qui arrachait les passants à leurs préoccupations : violent et incongru, il les amenait à se positionner du ressentiment au rire, en passant à l’agressivité, opérant comme un révélateur des états psychologiques.
Il recherche aujourd’hui ces moments de déconcentration, de perturbation, par des méthodes moins intrusives. Chasseur patient, il intègre le temps à son jeu, ce qui l’a amené à utiliser de plus en plus la vidéo, pour de courtes séquences de débusquages mises en musique sur des compositions expérimental-noise.
Étymologiquement, le débusquage s’applique à ce qui est caché. En milieu naturel, c’est la puissance de la nature qui se cache, derrière la grande banalité par exemple des paysages de campagne, comme ces buissons évocateurs de divinités animales sous couvert végétal.
Série Stabula, photographie numérique, 2015En ville, le débusquage joue un jeu plus complexe : là aussi il fait émerger la présence forte, animale et massive, tragique parfois, des corps déambulant dans la ville.
Mais souvent, parce que le débusqueur ne se cache pas, il amène les personnes saisies comme objet à percevoir cette instrumentalisation, jusqu’au point de tension où elles fixent l’objectif, se dirigent vers le photographe, pour l’interpeller ou le frapper peut-être.
A Paris cette pratique l’a amené à constater un curieux phénomène de provocation/évitement de la part des sujets filmés : beaucoup viennent vers lui, le regardent très ostensiblement, sans oser aller au bout de leur mouvement, et au dernier moment évitent la confrontation. Moment grisant où la proie tente de sortir de l’image...
Au fond, la problématique qui sous-tend le débusquage est celle des normes sociales, telles qu’elles gèrent la confrontation des corps dans un espace partagé. On pourrait la rattacher aux analyses des pragmatistes sur les normes conversationnelles et notamment le principe de coopération de Grice, qui organise un cadre de co-existence sociale – qui se trouve perturbé –, mais aussi la théorie des faces de Goffman, qui tracent les limites entre attention et intrusion. En effet cette pratique enfreint délibérément ce principe de coopération que le langage courant appelle « politesse », puisque le vidéaste s’arroge un droit de préhension sur l’image d’autrui, créant un sentiment d’intrusion, d’atteinte à la personne intime. Cette rupture de coopération interroge les individus sur ce qui se passe et la façon dont ils doivent ou peuvent agir lorsque la norme est brisée : s’en affranchir à leur tour ? céder au contraire la place devant ce coup de force ? ou jouer avec, en se faisant acteur, en venant se mettre en scène devant l’objectif et reprendre donc le contrôle ?
Débusquage "La défense", Frédéric Atlan from TK-21 on Vimeo.
Un de ces moments où l’objet filmé redevient sujet, et hésite entre faire face ou fuir... les vitres-miroirs révèlent le jeu de regards entre homme et caméra. La musique est composée en partie à partir du son d’ambiance, amplifié et modifié.