lundi 30 octobre 2017

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Le rêve dans la zone rouge

Six photographes iraniens présentés par la galerie Silk Road de Téhéran

, Jean-Louis Poitevin

Avec la présentation de six photographes iraniens, dont les œuvres seront exposées lors de Paris Photo à la Silk Road Gallery, nous poursuivons ce long voyage à travers les images photographiques produites dans ce pays à la culture millénaire, à l’histoire récente mouvementée, au présent écartelé mais d’un dynamisme rare qui lui permet de se retrouver au premier plan de la scène artistique, dans le domaine de la photographie en tout cas.

Deux femmes, Shadi Ghadirian et Tahmineh Monzavi et quatre hommes, Babak Kazemi, Ebrahim Noroozi, Jalal Sepehr, Jassem Ghazbanpour, forment cet ensemble représentatif de la diversité des points de vue et de l’unité profonde des préoccupations et de l’approche qui prévaut dans la photographie iranienne contemporaine. Ces images nous emportent, en même temps, dans les contrées du rêve et dans celles d’une réalité hantée par tant de fantômes qu’elle se métamorphose sous nos yeux en un pays de cocagne, âpre mais conscient de sa profonde beauté.

Ebrahim Noroozi, Lake Urmia
- 80 x 120 cm

Souffle

Il y a, perceptible à l’œil nu pourrait-on dire, un souffle qui traverse les images que la photographie iranienne contemporaine nous donne à voir. Ce souffle se manifeste à travers quelques éléments singuliers, évidemment changeant avec les auteurs, mais dont on comprend, en regardant ces images, qu’il naît de la différence de température entre les zones chaudes ou brûlantes et les zones fraîches ou glacées qui hantent les lieux et les esprits. De leur frottement constant, dans la vie de chacun et de chacune, naît ce vent aussi étrange que puissant qui emporte tout ce que l’on tient pour réel et le déforme, l’accomplit, l’embellit, et le métamorphose en le projetant dans ce monde du visible qui a ici pour nom l’imaginaire.

Jalal Sepehr - 70 x 100 cm

Ce souffle naît de l’inversion de l’équation habituelle qui constitue, dit-on, la photographie, l’enregistrement indéniable « du réel » et sa transformation en plus que réel par son assomption en tant qu’image. Ici, elle devient une pratique d’enregistrement des strates de l’imaginaire qui hante chaque situation vécue, aussi douloureuse ou violente soit-elle, et qui fait de la réalité non pas le point de départ et d’aboutissement de toute image, mais le réservoir dans lequel piocher pour construire des scènes qui soient à la hauteur du rêve.

Jalal Sepehr - 70 x 100 cm

Tapis persans, tapis volants

On ne pourra que constater combien ces images sont toutes ou presque soulevées par la tentation du décor. Il faut donner à ce terme, ici, un acception positive, déterminante même, et entendre qu’un décor, c’est le support même du rêve. Autant dire qu’un tapis, même si certains sont posés au sol, est par définition volant, et que lorsqu’il n’est pas, en tant qu’objet, en lévitation, il est, en tant que support ou fond par exemple, ce sur quoi reposent inévitablement les objets et les corps. Le décor, ici, est ce qui rend possible le visible et son exhibition et donc rend possible son devenir image. Il est la marque d’une connaissance aussi profonde que partagée, comme d’une conscience flottante mais efficace, de l’existence de cette faille inchoative qui traverse chaque être humain dont le langage active la présence en nous et qui fait de chacun, aussi réaliste pense-t-il être, un rêveur.

Babak Kazemi - 80 x 120 cm

Ici, on sait que la réalité est seconde, inévitablement, parce que l’on sait que le rêve est premier, et cela de toute éternité.

Babak Kazemi - 80 x 120 cm

Voyager par l’esprit

Le drame de la pensée occidentale, c’est de croire qu’elle saurait ce qu’est le réel, sans doute parce qu’elle a su imposer ses normes à la planète depuis deux siècles et qu’elle croit qu’il en ira ainsi éternellement. Le champ de pensée qui concerne les images apparaît, lui, comme le lieu d’émergence le plus emblématique d’une différence entre les tenants d’une philosophie basée sur l’acceptation du réel comme d’une évidence partagée et le nom de l’incontournable tourment de l’existence, acceptation qui se traduit en fait par une guerre concrète pour imposer cette « vision du monde », et les cultures ou les traditions, vivantes ou disparues, qui « savent », elles, qu’il ne peut y avoir quelque chose qui ressemblerait à notre réel qu’au prix de l’invention permanente de son irréalité.

Jassem Ghazbanpour - 30 x 70 cm

Ainsi, que ce soit la manière de montrer les femmes ou les signes de la guerre, le quotidien ou l’amour, tout dans les images qui nous proviennent de la photographie iranienne, parle la langue du voyage, celui de la traversée du désert comme de la traversée des apparences. Ce voyage est celui de l’esprit, entendons, ici, celui que chacun de nous peut faire puisqu’il est esprit. Comment l’esprit voyage, c’est sans doute ce que nous avons largement oublié en Europe et c’est manifestement ce que les photographes iraniens, témoins et porte-parole de leur culture, eux, n’ont pas oublié. Au contraire même, puisque toutes les images qu’ils fabriquent mettent en scène une distanciation, un écart entre perçu et rêve, écart à partir duquel ce que nous appelons le « réel » devient et visible et pensable, mais précisément comme « image ».

Jassem Ghazbanpour - 25 x 60 cm

Cet écart est sensible par exemple dans la délocalisation d’une chaussure, la forme d’une île minuscule, l’immensité banalement extraordinaire d’un pan de mur au milieu des champs. Mais ce qui importe ce n’est pas que cet écart soit sensible, c’est qu’il permette à l’image qui le met en jeu et de dire qu’il est sa source absolue et d’en jouer pour faire que ce qui est donné à voir semble à la fois plus vrai que nature et plus improbable qu’un songe.

Shadi Ghadirian - Like Everyday - 50 x 50 cm

Inventer voir

Le monde « est » cette arche de Noé bizarrement calcinée abandonnée au milieu des eaux qui se sont retirées. On n’oubliera jamais trop que l’Iran est la patrie de Hassan-Ibn-El-Sabbah, fondateur de la secte des haschischins, le premier à avoir résumé de façon irréversiblement critique la situation de l’homme par la formule devenue célèbre : « rien n’est vrai tout est permis ». Il a ainsi installé non pas le geste de croire au fondement d’une religion, mais le fait de pouvoir ne pas croire à la source de l’action, entendons à la source de la vie vécue comme étant l’une des dimensions du rêve.

Shadi Ghadirian - Like Everyday - 50 x 50 cm

Ce qui caractérise le rêve, ce n’est pas seulement ou pas tant le fait que ce qu’il s’y produit peut ne pas obéir à la loi du tiers exclu, mais encore qu’il est multiple pour ne pas dire infini ou du moins porteur d’une infinité de strates à travers lesquelles, en effet, nous errons. Que nous tentions de nous accrocher à l’une d’elle en la nommant réalité ne regarde que ceux qui ont peur. Les autres, « hardis amants de la démence fuyant le grand troupeau parqué par le destin » comme le signalait déjà Baudelaire à la fin des Fleurs du mal, n’ont rien de mieux à faire qu’à démentir par leur existence même, l’existence de la loi.

Tahmineh Monzavi - 40 x 60 cm - Past Continuous

Il n’est donc pas exagéré d’inscrire la photographie iranienne, dont nous aborderons d’autres aspects dans les mois à venir, dans cette tradition spirituelle qui innerve le pensable autant que le vécu et qui est tout entière portée par cette prééminence du rêve en tant qu’il signifie pluralité des mondes et insignifiance de la croyance en une vie et une réalité qui ne connaîtraient qu’une seule dimension.

Tahmineh Monzavi 2 - 80 x 120 cm - Past Continuous

Frontispice : Ebrahim Noroozi - Lake Urmia - 40 x 60 cm