lundi 28 avril 2014

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Le cinéma mental de Perrine Lamy-Quique

Discussion autour des installations « Usure » et « Limons »

, Perrine Lamy-Quique et Yannick Vigouroux

L’installation « Usure » de Perrine Lamy-Quique, découverte en décembre 2013 à la La(b) Galerie Artyfact à Paris mélangeait objets, lettres, vêtements dans un espace sombre, baigné par une voix âgée et pénétrante... Au cœur de cet étrange amoncellement, confronté à ces fragments si familiers en apparence et si difficiles à identifier en même temps, j’ai éprouvé des sentiments contradictoires, un sentiment rassurant d’intimité sans cesse contrebalancé par une sourde angoisse. Que faisais-je là ? Je me sentais comme un clandestin dans cet espace sensoriel inattendu, et pourtant j’avais envie de rester. J’ai eu envie d’interroger l’artiste...

de la série LIMONS

Tes rares autoportraits te montrent le plus souvent floue ? Et pourtant ils sont bien présents dans tes films et photographies, ça et là... Pourquoi ?

Cela peut paraître étrange, en effet... Pourquoi se donner à voir si c’est pour rester indistincte ? C’est sans doute parce que je suis très myope. Petite, j’abîmais volontairement mes yeux pour porter des lunettes... Mes parents étaient opticiens et j’adorais que mon père examine ma vue. Le net et le flou ne sont donc pas pour moi des questions techniques. Le flou, c’est ma vision normale, intime. C’est ainsi que je perçois mon univers familier, depuis l’enfance, c’est ma vision domestique. Le net, c’est l’extérieur, l’étranger : il faut voir net pour affronter le monde. Je me suis perdue une fois dans le métro « sans mes yeux », j’ai cru que j’allais y passer, comme le personnage de Boudjedra dans Topographie idéale pour une agression caractérisée... ! Mais parfois, dans mes images, net et flou s’entremêlent, de la même manière que la découverte de l’étranger me ramène souvent au familier...

de la série LIMONS

Tes photographies me donnent en effet le sentiment d’un changement constant de focale, de distance, ce qui rend particulièrement dynamique leur succession. Elles sont très narratives, comme autant de fragments éclatés d’une fiction auto-biographique. Une image de la série en cours « Limons » m’intrigue beaucoup : celle du canard posé sur une télévision. Dans quelles conditions as-tu réalisé cette image ?

Il y a cinq ans, j’ai trouvé la photo d’une villa abandonnée, une magnifique villa néo-gothique en décomposition, perforée par la végétation, sublime. C’est comme ça que tout a commencé. Cette image s’est mise à m’obséder et, après plusieurs semaines de recherches, j’ai fini par la localiser dans la région des lacs italiens... Je suis partie sur un coup de tête, j’ai roulé des heures, tétanisée à l’idée qu’on l’ait détruite... Juste avant la nuit, au bout d’une route de montagne, à la sortie d’un tunnel, elle a fini par apparaître, un vrai miracle ! C’est devenu mon premier lieu photographique, mon premier lieu de tournage aussi... Depuis, je recherche ces lieux abandonnés, menacés de destruction. C’est dans une vieille ferme italienne que j’ai fait la photo dont tu parles, pendant le tournage de mon documentaire.

de la série LIMONS

Ton travail mêle écriture, photographie et vidéo. Dans l’installation « Usure » que j’ai découverte à La(b) Galerie Artyfact à Paris en décembre 2013, une bande sonore jouait un rôle important. Les personnes enregistrées et photographiées sont-elles des proches, ou au contraire des inconnus ? Les photos de famille amoncelées dans cette pièce noire, où j’ai découvert des objets et ces images à l’aide d’une lampe-torche, un peu désorienté, appartiennent-elles à ta propre famille ?

« Usure » a une belle histoire. L’automne dernier, les filles de La(b) Galerie Artyfact m’ont invitée à exposer sur la thématique « noir(s) » et je leur ai proposé une installation en lien avec le court-métrage documentaire (du même nom) sur lequel je travaillais depuis deux ans et demi. Ce film est un essai sur la perte de mémoire et les relations manquées. A la suite d’une banale opération du genoux, mon grand-père a perdu la mémoire. Nous n’avions jamais vraiment eu de relation lui et moi, je n’ai aucune image de nous deux. Après plusieurs mois d’hospitalisation, on l’a finalement renvoyé chez lui et il a recommencé à parler. Il ne m’a jamais reconnue, il me vouvoyait, m’appelait « monsieur », mais pour la première fois de sa vie, il s’est mis à me parler. Alors, j’ai commencé à enregistrer sa voix, sans trop savoir où j’allais. Ces entretiens sont devenus un film. Partant du son, j’ai façonné une trajectoire d’errance dans un dédale de lieux oubliés. Je sortais de deux années de tournage plutôt éprouvantes quand les galeristes m’ont contactée. Elles ont mis à ma disposition une petite pièce noire dans laquelle j’ai reconstitué un intérieur abandonné à partir d’objets trouvés sur les lieux de tournage du film (photos, lettres, vêtements...), un intérieur familier baigné par la voix mentale de mon grand-père, que les visiteurs exploraient librement à la lampe de poche. Ces objets n’appartenaient donc pas directement à la voix, mais plutôt à l’univers du film. Ils constituent pour moi une sorte de patrimoine affectif, d’héritage choisi. L’impact inattendu de l’installation sur les visiteurs m’a vraiment donné la force de finir le film.

« USURE », installation à LAB Galerie Artyfact, novembre 2013

C’est en effet une belle histoire familiale, inattendue, sinueuse, qui s’est développée grâce à la volonté de galeristes par ailleurs artistes : cet espace confiné de la galerie ressemblant à un placard profond est devenu pour toi (et le public) une sorte de camera obscura, de chambre intime, qui condensait tant de sensations simples et complexes à la fois.
J’aime beaucoup l’idée de la « mémoire choisie ». Cela me fait penser à ce que Gabriel Garcia Marquès écrit dans la préface de son livre Vivre pour la raconter (2002), « la vie, ce n’est pas ce qu’on a vécu, mais ce dont on se souvient pour le raconter. » Je pense que l’on peut parler aussi du présent et du futur dans les mêmes termes...
Je reviens aux photos de famille présentées dans l’installation : des « photos trouvées » (pour reprendre le titre d’un livre publié par Michel Frizot), ou « Anonymes » (pour reprendre le titre d’un Photo Poche publié par Anne-Marie Garrat en 2013). Il y a aujourd’hui ce phénomène à la fois choquant et réconfortant : alors que les familles se débarrassent de plus en plus de leurs albums, des gens au contraire s’approprient ces photos comme matrices de fictions, ou plus prosaïquement, et légitimement, en font le commerce... Pour nommer cette belle problématique, j’ai eu recours dans mon blog à l’oxymore « Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? » Possèdes-tu des images de tes aïeux, les montres-tu dans tes expositions, ou montres-tu celles d’ « anonymes » qui feraient partie d’une famille d’adoption ? Ou, pourquoi pas, un mélange des deux ?

Oui, j’ai cette tendance. J’ai commencé la généalogie à douze ans, fascinée par la figure d’une arrière-grand mère experte en la matière. J’ai prolongé sa quête et je « plafonne » aujourd’hui vers 1690... Dernièrement, la mise en ligne des archives du Haut-Rhin m’a valu quelques nuits blanches, mais en épluchant les registres latins, j’ai retrouvé la trace de mes aïeux Allheilig, Hürstel, Dreÿer (pas rien pour une cinéphile !), des pêcheurs de rivière sur l’Ill... Je me rends parfois sur les lieux, je filme, je rencontre des gens. Je viens d’une famille de militaires pleine de papiers et ces documents me ramènent souvent aux énigmes de la colonisation et de la seconde guerre mondiale. Je commence à les utiliser, associées à d’autres images, mots, ou fictions qui ne m’appartiennent pas. Pour l’instant, c’est surtout un support d’inspiration dans mon travail d’écriture. Nordeney, mon premier brouillon, raconte l’histoire d’une jeune fille qui découvre dans une maison abandonnée le certificat de décès d’un dénommé Samuel Wolff, jeune soldat mort à vingt-cinq ans de gangrène de la face à Mostaganem, en Algérie, en 1867. Mythes familiaux, images trouvées, fictions collectives et archives de guerre sont venus se confondre dans l’écriture de cette trajectoire elliptique.... L’écriture a pour moi un caractère archéologique, généalogique, profondément fusionnel. Pour rejoindre tes réflexions, c’est fascinant de voir comme on s’approprie l’image d’autrui dès lors qu’elle nous parle, comme on finit par la croire sienne.

« USURE », installation à LAB Galerie Artyfact, novembre 2013

Mémoire et oubli, souvenirs et petites amnésies, ces termes sont tellement liés. Sur ton site tu écris : « Cette installation tente de porter la voix déclinante de mon grand-père maternel. Elle interroge également la notion d’appropriation : le spectateur, libre de toucher, saisir, voire dérober les objets, est amené à s’interroger sur les limites de la propriété, question centrale dans la réalisation du film. Essayer de comprendre l’autre, n’est-ce pas toujours lui prendre quelque chose ? même si ce n’est que sa voix... » Dans ton installation, les objets exposés, ainsi que les photographies de famille, pouvaient être touchés (j’avoue que j’ai hésité, et finalement ne l’ai pas fait...), dérobés (j’ai hésité aussi et ne l’ai pas fait non plus) : ce parti pris permet de pallier l’un des grands manques – et la force aussi, en creux – du langage photographique, de l’écriture (à moins qu’elle ne soit publiée en braille...), et du son : l’absence de la 3D. A la voix de plus en plus affaiblie de ton grand-père, l’effacement progressif des souvenirs, ton dispositif, dans un mouvement contraire, a l’originalité de proposer une alternative : on peut littéralement se saisir des tirages et des objets, les prendre dans la main et en faire les siens, sentimentalement, subjectivement, comme des fragments de notre vécu.
Tu viens de terminer, on en a parlé ensemble, un film qui est l’un des volets, sinon l’aboutissement de ce travail. As-tu pensé à la manière de le présenter ? A une installation très particulière à nouveau ?...

Pour moi, « Usure » est avant tout un film. Mais j’avoue avoir découvert un nouveau langage assez excitant en improvisant cette installation. Si elle « parle » aux gens, j’imagine que c’est parce qu’elle repose sur une liberté offerte et un partage d’émotion assumé... Ma conception de l’oeuvre est sans doute dépassée, mais pour moi l’émotion reste au centre. On m’a dit qu’avec cette lampe de poche, on avait la sensation de créer son propre film, en sélectionnant par le regard une trajectoire intime à travers les traces... Certains ont mené l’enquête, en véritables détectives, cherchant à démêler les liens perdus entre la voix et les objets, en parcourant toutes les lettres... D’autres se sont allongés sur la couverture pour se laisser divaguer avec la voix... Je voulais placer les gens dans ma situation au tournage et au montage du film : quelle image pour cette voix ? Quel son sur cette image ? En ce moment, je travaille à la diffusion du documentaire. J’espère une diffusion en festivals, ce film a un « format cinéma » avec un début, un milieu, une fin. Une galerie me propose aujourd’hui d’exposer le film avec l’installation mais je n’aime pas bien l’idée, je ne crois pas le cinéma soit fait pour les musées...

« USURE », installation à LAB Galerie Artyfact, novembre 2013

Je pense que privilégier l’émotion n’est pas du tout une conception dépassée de l’oeuvre, au contraire... Pourquoi ne pas montrer ton film dans un musée, à condition qu’il permette la même liberté et la même interactivité que ce que t’as offert l’espace de la La(b) Galerie Artyfact ?

L’installation et le film agissent en l’occurrence différemment sur le spectateur, son corps... Errance libre d’un côté, fixité et concentration de l’autre. Je reste attachée à la notion de « direction de spectateurs » développée par Hitchcock. Par son montage, un film dirige le spectateur, jusque sur de fausses pistes... Le spectateur est en « liberté conditionnelle » si l’on veut, au cinéma... C’est rare qu’un film conçu pour le cinéma fonctionne vraiment en galerie ou en musée... Pour une rétrospective - comme celle de Pasolini à la Cinémathèque - ce n’est pas gênant, parce qu’on ne vise pas la connaissance exhaustive des oeuvres et que des extraits suffisent. Mais pour un court-métrage, c’est plus problématique. Seules les œuvres qui intègrent le format d’exposition au fondement du projet – comme l’installation Murs en cinq écrans de Mehdi Meddaci par exemple - sont vraiment captivantes je trouve, parce qu’elles intègrent le « passage » du spectateur comme règle de réception. Non, ce que j’aimerais vraiment faire ensuite, c’est une émission de radio avec la matière sonore inexploitée. Radio et salle de cinéma m’apparaissent, aujourd’hui, comme les derniers refuges d’écoute.

de la série LIMONS

Voir en ligne : Le site de Perrine Lamy-Quique