mercredi 30 juillet 2014

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L’image-absolument-image

Note sur Panthéo-Vortex, un ensemble d’images récentes de Richard Texier

, Jean-Louis Poitevin et Richard Texier

En pénétrant dans l’atelier de Richard Texier où sont actuellement accrochées quelques-unes des images de Panthéo-Vortex, cet ensemble d’œuvres en cours de formation - comme on le dirait si l’on assistait à la naissance d’une galaxie - il est immédiatement manifeste que quelque chose de puissant s’avance vers nous, mais aussi nous enlace, nous étreint et aussitôt commence de nous transformer.

Sensation

Appelons sensation ce fait d’éprouver, face à une « image », ce mouvement qui, dans un même élan, fait qu’elle vient à nous, nous parle directement et nous envoie un paquet d’ondes qui résonnent comme les échos anticipateurs d’une attente immémoriale, alors qu’il semble qu’elle ne cesse en même temps de se retirer dans le lointain dont elle émerge.

Mots

Non, les mots ne manquent pas pour dire une sensation, fut-elle incomparable. Il y a simplement qu’ils l’écrasent lorsqu’elle se défie de leur injonction et de cette pression obligeante d’un partage dont ils se croient porteurs. Ils doivent accepter de se retirer dans leur nuit pour revenir, oublieux du contrat auquel ils se croient tenus, et s’approcher de la puissance transitoire de ce qui vient les troubler à travers le regard enlacé par l’image.
Alors laissons-les se retirer dans cette courte nuit d’un effacement sécurisé, ces mots qui voudraient ici s’imposer et avec eux ces notions et ces concepts qui, s’ils ne nous font pas souffrir, nous plongent dans un effarement proche de la catatonie.

Absence

Quand Sartre impliquait dans l’image la notion d’absence, puisque l’image est « la façon dont l’objet se donne, absent, à travers une présence » (L’imaginaire, p.170), il ne visait pas l’absente de tout bouquet, mais s’opposait implicitement, malgré la ressemblance des mots employés, à ce que déjà la théologie chrétienne avait accrédité au moins depuis le concile de Nicée II, à savoir que ce qui était absent parce que représenté « sur » l’image était cependant présent « en » elle et, quoique non saisi par elle dans sa matérialité, était rendu magiquement actif par elle.
Quelque chose s’est en effet perdu en cours de route, durant ces siècles de tergiversations sur cette absence-présence déconnectée de sa source, une chose que seule la théologie permet encore de concevoir, l’activité de l’image par ce qui est dans l’image.

Aura

Il est vrai, un peu du souvenir de cette magie puissante d’une révélation dans le partage des regards, lorsque bien sûr l’image est celle d’un visage, — en tant que visée, elle porte de toute façon celui que le photographe a porté sur ce qu’il a photographié – se retrouve dans la notion d’aura de Walter Benjamin, si belle et si vainement utilisée par ses commentateurs.
Cette notion a en effet servi, par une erreur volontaire et réitérée d’interprétation, pour maintenir en survie artificielle la croyance surannée en une ontologie depuis longtemps inopérante.
L’aura ne désigne en rien un quantum ontologique qui serait inhérent à l’œuvre d’art comme le quantum de divinité censé être inhérent à l’image du dieu et qu’une multiplication incontrôlée sous forme d’images userait prématurément à la vitesse de la lumière.
Benjamin dit tout autre chose dans sa Petite histoire de la photographie. L’aura est un phénomène de rencontre ou si l’on veut de coïncidence entre une technique et un sujet, et bien avant de devenir l’objet d’une utilisation frauduleuse, – puissance magique transformée en artifice de foire –, la photographie elle-même a été pourvoyeuse d’aura.
L’aura, c’est un « il y a », ou si l’on veut ce qui a lieu au moment où une technique nouvelle rencontre son sujet, l’une appelant l’autre et lui conférant sa consistance à mesure qu’il lui répond, chacun trouvant en l’autre la confirmation de ses potentialités et la possibilité de sa réalisation. C’est la rencontre même, lorsque l’une est dans une relation de résonance avec l’autre. Mais la résonance ne dit pas tout. La relation entre une technique et un sujet est en fait le fruit d’un engendrement réciproque.
C’est ce qui a lieu avec les images de Panthéo-Vortex.

Genèse

Créer, c’est s’insérer en l’accomplissant dans la genèse continuée du monde. Il faut pour cela être capable de concevoir et d’accepter qu’il existe une ou des dimensions, réelles, psychiques, imaginaires, plus immenses que le possible. Le geste créateur consiste à établir des connexions entre des registres et des dimensions apparemment hétérogènes. Il ne peut qu’être l’accomplissement d’une genèse et non l’imposition d’un sens sur une matière supposée vierge.
« Le véritable principe d’individuation est la genèse elle-même en train de s’opérer, c’est-à-dire le système en train de devenir, pendant que l’énergie s’actualise…/… Le principe d’individuation est une opération. Ce qui fait qu’un être est lui-même, différent de tous les autres, ce n’est ni sa matière, ni sa forme, mais c’est l’opération par laquelle sa matière a pris forme dans un certain système de résonance interne. » Ces remarques de Gilbert Simondon à la page 48 de L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, nous permettent de faire un pas décisif vers les œuvres de Panthéo-Vortex.

Ce corpus en cours d’invention est conçu comme une genèse continuée dont on peut prendre la mesure à travers la prise en compte du dispositif même qui le porte et l’actualise. Dans sa phase actuelle, ce dispositif est tourné essentiellement vers la genèse d’images, mais il a aussi déjà permis de réaliser des sculptures singulières puisque destinées à flotter dans l’espace.
Le mot de genèse doit ici être appliqué à ces images dans la mesure même où elles ne sont en rien des photographies, même si le point de départ est non pas un mais une accumulation de clichés, retravaillés de telle manière que tout en conservant leur statut d’élément visuel, ils perdent leur statut de photographie.
Chacune de ces images n’est ni une photographie, ni une œuvre, mais une entité prise dans le mouvement lent mais décisif d’une translation, d’un changement d’état. Ici, ce que nous voyons, ce sont des êtres en train de venir au monde.

Dispositif

Créer, c’est mettre en relation des ordres de grandeur et des états de la matière et de la pensée apparemment hétérogènes. Il y a création lorsque leur rapprochement donne lieu à des productions qui sont à la fois processus génétique et incarnation de cette intuition.
Pour Richard Texier, aujourd’hui, il s’agit de rien moins que de faire exister une relation au monde qui ne soit pas ou qui ne soit plus plombée par les avatars de la pensée classique, hylémorphique et subjectiviste.
Dans le champ de l’image, un nouveau mode de pensée implique d’échapper au double piège de l’indicialité et de la reconnaissance. Il aurait pu passer par la peinture, mais l’identification du médium aurait été trop puissante.
Passer par l’image en utilisant au départ un appareil photographique est paradoxalement plus pertinent pour échapper à ce piège, ce qui ne constitue pas un but, mais bien un effet en retour d’une pratique orientée dans une autre direction que celle à laquelle est contraint l’usage stéréotypé de la photographie.
Le travail à l’ordinateur, étape inévitable, ne constitue quant à lui en rien une garantie de produire des images d’un nouveau genre. Ce n’est qu’associé à deux autres aspects qui sont à la fois esthétiques et gnoséologiques que ces aspects techniques peuvent permettre de parvenir à la production d’images d’un nouveau genre. L’ensemble constitue un dispositif au sens plein du terme et ouvre sur une efficacité renouvelée.

Esthétiquement, le parti pris est celui de la présentation d’une seule entité, un seul objet, une seule forme suffisamment étrange pour être appréhendée comme monde. Le fond blanc et l’ombre ou le limbe légèrement gris accentuent cette individualisation de la forme. Le cadre en résine organique blanche redouble et fait écho au blanc du papier porcelaine spécialement requis pour ces images. Ce dispositif provoque un double mouvement de l’image, de projection vers l’arrière-plan d’une blancheur spectrale et simultanément de projection vers le dehors coloré du vivant.

Connaissance

L’objet qui est présent sur l’image a donc, ici, un statut particulier. Le travail sur l’ensemble des prises de vues de départ change ce statut. Certaines des planètes que Panthéo-Vortex nous donne à voir ne sont en fait ni des images, ni des planètes, ni donc des images de planètes, mais des « images-absolument-images ». En effet elles sont constituées en l’occurrence de la superposition de plus de soixante-dix couches successives d’éléments plastiques distincts et hétérogènes. De cette collection de calques, non visibles dans l’image finale, émerge, comme le dit Jean-Pierre Changeux, une totalité nouvelle, qui « par la stabilité de ses images, par sa puissance évocatrice, nous arrache aux déchirements du quotidien, nous détourne des conflits incessants de l’espèce et réaccorde les multiples couches emboîtées de notre cerveau » (Raison et plaisir, p. 105).
Le dispositif fait partie intégrante de l’œuvre et l’objet visible n’existe finalement que comme une image d’un genre inédit.
En parvenant à produire des images qui ne sont ni des représentations d’objet, ni des objets, mais des « images-absolument-images », Richard Texier ouvre la porte à une opération gnoséologique fondamentale en ce qu’il offre un nouvel objet à notre faculté de connaissance et non plus à la strate réflexe de la reconnaissance, strate hyper développée chez des regardeurs vivants dans des sociétés culturellement avancées mais devenues mortifères.

Choc

Face à ces œuvres, ce qui a lieu est un choc, un choc visuel. Nous sommes de plein pied dans l’ordre de la sensation, d’une sensation qui se rapprocherait de ce que Francis Bacon cherchait lorsqu’il disait dans ses Entretiens avec David Sylvester : « C’est une affaire très, très serrée et difficile que de savoir pourquoi une peinture touche directement le système nerveux, alors qu’une autre peinture vous raconte l’histoire en un long discours qui passe par le cerveau. » (op. cit., p. 24).
Ce choc s’accompagne inévitablement d’une tentative, d’un trouble, et d’un désir de compréhension qui ne peut se déployer que d’une manière analogique puisque l’objet échappe aux filets que tend devant lui notre tendance à l’identification immédiate.
Il nous faut donc, ici, impérativement rejeter l’image, ou l’accueillir pour ce qu’elle est, une « image-absolument-image », c’est-à-dire un être pour nous partiellement inconnu, ou du moins inédit et nouveau, au sens de non-immédiatement intégré et acceptable dans notre territoire mental.

Phénomène

Dans l’entretien qu’il a accordé à Raphaël Cuir dans le numéro spécial que la revue Art Press vient de lui consacrer, Richard Texier dit, parlant de ses images : « J’ai voulu faire quelque chose que j’ai appelé phénoménologie : quand j’ai commencé à saisir le réel – je préfère le dire ainsi – je ne savais pas le faire. » (op. cit., p. 38)
Il faut évoquer ici directement ces images. Elles ont une particularité : elles avancent vers ceux qui les regardent. Elles avancent, mais d’une manière non agressive, plutôt comme le font les personnages dans les icônes et dans certains tableaux de Picasso ou de Braque de la période cubiste, en ce qu’ils mettent en œuvre une perspective inversée.

Ce mouvement de l’image vers le dehors est l’effet le plus important de ce dispositif en ce qu’il offre à la fois une inscription immédiate dans le territoire mental de celui qui regarde et reçoit, et en ce qu’il renverse la procédure implicite théorisée par la phénoménologie classique de la levée d’un objet sur l’horizon de la conscience.
Le paradoxe n’en est pas un. Du point de vue de celui qui les crée, leur invention suppose et implique une conscience capable d’accueillir le plus grand qu’elle, comme il doit le faire face à l’immensité cosmique.
« Un artiste qui regarde les choses avec passion, ivresse, mais aussi modestie, est dans le même état de conscience qu’un astrophysicien qui observe le cosmos, c’est-à-dire un objet dont il ne connaît ni les dimensions, ni les limites » dit encore Richard Texier à Raphaël Cuir (op. cit., p. 39).
Du point de vue de celui qui reçoit, cela implique comme effet immédiat la modification de son angle perceptif. Il est contraint de changer de perspective.
La puissance des images, ces objets non identifiés qui s’avancent comme une offrande faite par une main invisible, leur étrangeté qui s’accompagne d’une sorte de douceur intense, tout tend à faire du regard un mouvement intime de réponse à l’attraction qu’exercent les images.
Ainsi voit-on là encore se renforcer le parallélisme généralisé qui est au cœur de cette démarche puisqu’il y a non seulement un parallèle entre méthode et objet, mais entre production et réception.

Renversement

Nous ne pouvons nous empêcher de tenter de savoir ce que sont ces êtres mystérieux, objets, fossiles, être vivants, planètes, eux qui apparaissent au sens le plus exact du terme sur les fonds nimbés de blanc des images de Panthéo-Vortex.
Il faudra bien accepter, non pas d’avoir été piégés, mais de reconnaître que cette emprise fonctionne à l’envers. Elle nous étreint pour mieux nous conduire à reconnaître non l’évidence du connu mais la présence énigmatique de l’inconnu ou de l’insondable dans la matérialité visible d’un être singulier.
Robert Musil a formulé sous les termes de ratioïde et de non ratioïde la possibilité d’une position décentrée dans la relation entre connu et inconnu à l’intérieur même du fonctionnement mental. Il notait, il y a près d’un siècle dans un essai de 1918, La connaissance chez l’écrivain. Esquisse, la chose suivante : « Si le domaine du ratioïde était celui de la règle avec exception, le domaine du non ratioïde est celui où les exceptions l’emportent sur la règle. Peut-être n’y a-t-il qu’une différence de degrés ; mais quoi qu’il en soit, si capitale qu’elle nécessite un renversement complet de la position du sujet connaissant. » (Essais, p. 82)

Faire un pas en direction des êtres hybrides qui peuplent Panthéo-Vortex et qui s’avancent vers nous en tant qu’images-absolument-images, c’est les accueillir. C’est aussi comprendre qu’il en va pour Richard Texier comme pour nous. Il accueille ces êtres comme il nous propose de le faire, car ils viennent à lui, certes sur un autre mode, mais « comme » ils viennent à nous.
Faire ce pas, c’est inévitablement accomplir ce renversement de position à l’intérieur de nous-mêmes et conférer à sa propre psyché une respiration lui permettant d’accomplir ce voyage sensuel et spirituel auquel, invariablement, elle aspire.

Richard Texier
PANTHEO-VORTEX
27 juillet 7 septembre
Galerie Guy Pieters
chemin des trious
06570 Saint Paul de Vence
www.guypietersgallery.com
+334 93 32 68 04
Pantheo-Vortex et le travail actuel de Richard Texier viennent de faire l’objet d’un numéro spécial d’Art Press, N 413, Juillet Août 2014