mercredi 1er novembre 2023

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L’art et le sang

Ana Mendieta

, Jean-Paul Gavard-Perret

La mort d’Ana Mendieta reste une énigme, son œuvre elle aussi renvoie à un mystère que les auteurs réunis dans ce livre éclairent. Née en 1948 à La Havane, exilée, l’artiste sera trouvée défenestrée en 1985 à New-York. Entre-temps elle aura laissé une œuvre inclassable marquée du sceau de la douleur et de ce sang mis en scène à travers le film vidéo, la performance, à travers aussi diverses suites de "sculptures" ou plutôt de traces et d’empreintes avant que l’artiste ne se tourne durant les dernières dix années de sa vie vers une dérive géographique.

Cette errance programmée aura amené l’artiste au sein des deux continents américains dans un seul but : se fondre, s’incorporer à une nature sauvage. L’artiste la perçoit peu à peu comme une extension de son corps selon une perspective que n’aurait pas reniée Antonin Artaud lors de son voyage au pays de Tarahumaras. Ana Mendieta rêva d’y disparaître mais aussi d’y imprimer les marques primitives de sa féminité.

De la créatrice on retient les séries de performances macabres (On giving life de 1975 où elle s’accouple à un squelette) et sanguinaires. Dans Mutilated on Landscape (1973), Body Tracks (1975), face à un mur, les mains enduites de peinture rouge, l’artiste se laisse glisser jusqu’à terre. Ces performances clôturent la série des Blood Signs avec une économie de moyens qui concentre au plus fort sa démarche.

On aurait tendance à placer "naturellement" ou par réflexe conditionné cette recherche dans la mouvance du body-art puis du land-art. Pourtant les perspectives qui président à ce travail l’éloignent radicalement de tels mouvements. Contre ceux-ci ou contre l’art conceptuel qui sévit à l’époque et dans lequel l’artiste ne voit qu’une « idée d’hommes capables de ne faire que des choses qui étaient très propres », l’artiste cubaine ne va pas chercher un trop simple contre-pied (à savoir un art "sale").

Le sang n’est plus traité (comme dans le body-art) tel un "matériau" de déconstruction ou de provocation. L’artiste retient dans la substance son pouvoir magique. Elle ne voit aucune force négative dans le fait de le répandre, de l’exposer, d’en faire un liquide ludique. Par lui il s’agit de rechercher une identité perdue (jamais venue) à travers une vision mythique et magique du monde et de l’existence.

Cette vision prend son origine lorsque qu’à douze ans, elle se retrouve comme elle le dit « déplacée mais non détachée » de la terre matricielle. Elle fait de l’artiste une éternelle orpheline non seulement socialement, mais à elle-même. L’arrachement à la terre matricielle demeurera impossible. Elle reviendra d’ailleurs plusieurs fois sur ce sacrifice imposé, sur cette blessure qui la plonge dans un sentiment de solitude et de culpabilité. En renouant avec des rites animistes que le régime castriste ne put d’ailleurs jamais éradiquer, Ana Mendieta donne une dimension mythique à toutes ces cérémonies sacrificielles (plus que pures performances) qu’elle propose.

Ces rituels répondent aussi par la violence à la violence. Avec Rape scene (1973) l’artiste confronte ses spectateurs à la reconstitution d’un viol fomenté sur un campus. Elle reprend cette performance quelques jours plus tard en répandant du sang sur le trottoir qui jouxte son appartement (People looking at Blood Moffit). Dans ses célèbres Glass on body de 1972, en comprimant simplement son visage sur une vitre, au point de lui faire subir des défigurations extrêmes, l’artiste crée une autre forme de violence.

Pour autant dans cette œuvre authentiquement et purement autobiographique, du visage de l’artiste, il ne sera jamais question. Il demeurera soit défiguré soit photographié ou filmé de l’arrière, comme si l’identité restait insaisissable. Ana Mendieta remplace l’art de la représentation figurale par celui des glissements, des traces, des stigmates. Ces traces sautent à la tête, assaillent et crient. S’entend la voix d’une enfant piégée mais habitée, d’une voix détimbrée qui ne peut — ni pouvait — plus mentir, qui ne peut — ni pouvait — plus contenir ce silence intérieur que tout être porte en lui.

Dans les différents « miroirs » que propose l’artiste plus que le rouge sang, il faut retenir le blanc. Certes lorsque les diapositives qui découpent les performances circulent en boucle on retient d’abord le rouge insupportable de leur sang. Mais le rouge premier s’estompe pour laisser place — avec la douleur qui lui est concomitante — au blanc rayonnant de silence de mort comme dans le film unique de l’artiste vers lequel toute l’œuvre converge.

Chez Mendieta l’image concentre — comme le langage chez Artaud — une énergie potentielle mais elle ne peut qu’entraîner dans un processus d’auto dissipation. En bout de course l’image semble irrécupérable et prouve qu’en conséquence aucune identité n’est repérable. Le livre publié par la Galerie Lelong permet de suivre les méandres de ce fleuve de sang lourd d’une douleur insoutenable. Née de la perte des repères, elle n’ouvre qu’à l’insaisissable. L’œuvre en sublime la rage même si au bout de ce voyage l’Histoire a raison de l’histoire.

Ana Mendieta, « Aux commencements », exposition au Mo.Co Montpellier (3 juin-10 septembre 2023) et catalogue : https://www.moco.art/fr/exposition/ana-mendieta