dimanche 6 octobre 2024

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L’activité du vide en architecture III/III

le vide et les corps flottants

, Christian Ruby

Ce que montre l’anatomie du vide en architecture et urbanisme, telle qu’elle est proposée dans ces articles, ce n’est finalement pas seulement que le vide n’est pas toujours motif d’angoisses. C’est qu’il est même heureusement constitutif de nos existences et de nos activités. Cette analyse souligne aussi que parler d’architecture et de vide implique des descriptions nécessaires, même si selon Stefan Zweig : « Rien n’est moins aisé à décrire que le vide ». Et ce n’est pas tout. Elle implique une leçon éthique et politique, à savoir que l’architecture propose de délimiter sans s’enfermer sur soi, d’identifier sans borner, de disposer sans figer, d’imaginer sans imiter, et se fait par là critique de projets qui négligent la Polis (la cité), sans en faire l’unité par excellence de l’espace social. En un mot, l’architecture et l’urbanisme prouvent la fécondité du vide, ainsi que nous l’étudions dans notre ouvrage : La fécondité du vide [2].

Si les articles I et II de cette série de trois, se sont attachés à montrer que, comme concept autant que comme réalité, le vide constitue un appel, une ouverture et une dynamique grâce auxquels les humains, dans leurs cultures, architecturent un/des mondes (des « chez soi ») ouverts sur la nature et d’autres mondes culturels ; et que la fondation d’une ville devient aménagement d’un vide indéfini en un lieu défini sous principes différents (divins, anthropocentrés, notamment), il reste à évoquer trois points qui nous reconduisent à l’actualité de ces domaines.

Que soient envisagées l’architecture (ou l’urbain) sur terre ou dans l’espace, ainsi que les techniques de conception (du dessin au numérique et à l’Intelligence artificielle (IA)), il est bon de se pencher sur les ouvrages de Henri Maldiney qui associent l’œuvre d’art et le vide, afin de réfléchir à ce lien, voire d’en faire la critique. Pour lui, le vide n’est pas une négation du monde, mais au contraire une condition du rythme, du souffle – par la renaissance du vertige originel suscité –, qui rend possible la manifestation de l’être, la perception sensible du monde. Du vide, écrit-il, émerge la possibilité d’« être le monde » ou de devenir monde. Ce vide constitutif de lieux (physiques et métaphoriques) permettrait une interprétation de ce qui nous est commun. Car les espaces constitués se modèlent en significations. Ils relèvent de « faires » qui se forment en se faisant. C’est à partir de ce vide que les hommes inventent du spatial, du culturel ou de l’imaginaire. C’est par ce vide que les espaces urbains trouvent leur qualité et leur essence publique.

Ces indications, un peu phénoménologiques, de la part d’un philosophe de l’esthétique, prêtent à des questions notamment à l’adresse de trois phénomènes « nouveaux » dans les domaines explorés ici. Chacun(e) sait que l’Intelligence Artificielle (IA) bouleverse depuis quelques années les métiers de l’architecture. Dans cette pratique, elle ouvre, semble-t-il, des frontières inédites dans la conception des formes jusqu’alors retenues. Non seulement des tâches répétitives sont traitées désormais par des machines, mais le cœur de la mission de l’architecte s’en trouve modifié, puisque des formes naissent qui restent à explorer, et les contraintes du métier se transforment. À côté de l’IA, le rôle des drones et le contexte spatial (au sens de l’interstellaire) impliquent des recherches différentes, elles aussi impactant les formes vouées traditionnellement au bâti. Dès lors, dans les trois cas, le rapport au vide prend un autre tour. L’IA et l’interstellaire reconfigurent le rapport des humains à l’espace et au vide.

Le numérique brasse le vide derechef  

Une histoire des tentatives d’utilisation du numérique dans l’architecture et l’urbanisme pourrait être profilée ici. Nous renvoyons le lecteur aux nombreux ouvrages qui la restituent. Les outils numériques sont entrés dans les Écoles d’art et d’architecture et les agences d’urbanisme depuis longtemps. L’usage de ces outils s’est ensuite généralisé. Les premiers effets problématiques se sont produits dans les agences, en modifiant les tâches, défaisant les postes et en recomposant les hiérarchies de la production dessinée des espaces. Les effets suivants furent internes à la conception même de l’espace. Eero Saarinen travaille espaces et lieux des entreprises General Motors et IBM, dès les années 1950. La conception des blobs (Greg Lynn), assez rapidement, s’est imposée dans de nombreuses réalisations. Si le lecteur ou la lectrice ne sont pas spécialistes, signalons que l’ensemble est bien restitué dans l’ouvrage Architecture numérique [3], duquel nous extrayons deux visuels :

Daniel Koehler, avec la participation de Chen Chen, Genmao Li et Zixuan Wang (Bartlett School, Londres)
WanderYards, maquette, 2017-2018,
impression 3D, Paris, MNAM-CCI, inv. AM 2018-2-152.
Gilles Retsin Architecture
Pavillon pour la Biennale d’architecture de Tallinn, 2017.

Au travers de ces deux photos, ce qui est intéressant, c’est la manière dont l’espace est devenu clairement une matière, matière à penser et matière à travailler. Le vide et l’espace ne peuvent plus être dissociés en intérieur et extérieur, les moyens utilisés pour les penser adoptent une structure proche de la bande de Moebius.

C’est la démonstration accomplie par Christophe Le Gac, dans une exposition à Poitiers, en 2021 [4]. Comme l’explique son compte rendu, loin d’en rester à l’art numérique, la première ambition de l’auteur de l’exposition fût de montrer comment l’informatique, au-delà de l’usage des nouvelles technologies, infuse la création contemporaine. Dans cette exposition, les visiteurs ne devaient pas s’attendre à côtoyer des écrans ou des tables numériques. Ils se trouvaient plus proches des arts plastiques et du design que de l’exaltation technologique. De nombreux artistes par ailleurs collaboraient à l’exposition, d’autant qu’eux-mêmes ont à se confronter à ces nouveaux outils. Parfois même ils en font la critique, ainsi que le sculpteur Pierre Besson le montrait en ouverture des lieux, par une « Maison du dé » (2021), soit l’agrandissement d’un composant d’imprimante de bureau. D’autres interventions d’artistes incitaient les visiteurs à animer telle œuvre par leur présence ou leurs gestes.

Dans cette exposition, les œuvres contemporaines étaient les plus nombreuses, certaines produites par des artistes en devenir, des étudiants de l’Esad TALM, membres de l’Atelier Design Game Global d’Angers. Ce qui n’interdisait pas la présence d’oeuvres anciennes. Par exemple, les dessins algorithmiques à l’ordinateur que Manfred Mohr programme dès la fin des années 1960. L’exposition mettait ainsi en regard ères analogique et numérique, comme en témoignait Menace 2 (2010) de Julien Prévieux. Ce meuble en bois était la réplique de la Matchbox (ou Machine) Educable Noughts and Crosses Engine, conçue en 1961 par le chercheur en IA Donald Michie. Initialement constitué de boîtes d’allumettes, l’ordinateur mécanique devait pouvoir jouer au morpion et progresser de partie en partie.

D’une manière ou d’une autre, l’exposition prouvait que l’IA, globalement, permettait aux architectes et urbanistes de lire, penser, rêver les formes, ainsi que de réfléchir à de nouveaux projets. L’auteur de l’exposition l’indiquait ainsi : grâce à l’IA, « la plupart du temps, l’architecte pourra se mettre à distance de son travail de coordination d’activités et retrouvera l’essence même de sa profession : concevoir, et non gérer ». La création architecturale et urbanistique revenait donc en force, par ces moyens, sans s’y soumettre. C’est même la dimension du vide rendue possible par ces moyens qui force les architectes à ne plus concevoir le vide sous forme de cube ou d’espacement linéaire. La part du vide devient celle d’une écriture de l’espace.

Crédit Xrenders

Dans une conférence, Stanislas Chaillou [5], chercheur à la Harvard Graduate School, explique l’apport de la programmation d’une IA pour la création architecturale. Il démontre l’évolution logique de la conception architecturale, de la « modularité » (préfabrication industrielle de modules architectoniques) des années 1920-30 à l’arrivée de la CAO (Conception assistée par ordinateur, en anglais, Computer Aided Design, pour CAD) dans les années 1960-70, en passant par l’avènement du « paramétrisme » (génération de formes architecturales plus ou moins complexes à partir de données prédéfinies et grâce à des programmes informatiques) à la fin des années 1990, pour arriver aujourd’hui, selon lui, à l’accouchement de la quatrième étape, à savoir l’ère de l’IA en architecture.

Il s’est penché (on l’observe sur son site) sur la numérisation d’un ensemble de plans d’un appartement avec d’infimes variables (position de la porte d’entrée selon l’humeur du futur propriétaire, par exemple). En retour, l’IA lui a dessiné une infinité de plans avec d’innombrables variations d’aménagements intérieurs. Dans un espace aux contours donnés, nombre de solutions émergent quant à la position des pièces de jour, de nuit et de service.
Son mantra, entièrement pris dans l’IA : flexibilité, options multiples, analyses en temps réel. Il ajoute : « Plutôt que d’utiliser des machines pour optimiser un ensemble de variables, l’IA permettrait de déterminer, grâce à la machine, les qualités importantes du bâti et de les reproduire tout au long du processus de conception ».

Les drones dans le vide

Un peu en marge de cette rapide exploration des nouveaux rapports à l’espace et au vide, il faut faire place à la question des drones (drônes). En permettant, entre autres choses, des relevés de façades, des explorations d’espaces inaccessibles, ces appareils promettent des données pouvant servir aux architectes et urbanistes, dans leurs rapports avec le vide ou avec ce que l’on croit vide. Traces et évolutions environnementales deviennent des moments centraux de nouvelles recherches ou d’anciennes recherches affinées.
À l’heure actuelle, il existe peu de travaux sur les impacts épistémologiques, architecturaux et urbanistiques, ainsi que philosophiques des nouvelles déterritorialisations technico-spatiales du regard sur les vides par fait de drones. À leur propos, nul ne peut se contenter de ce que nous connaissons depuis longtemps, les déterritorialisations techniques terrestres, du télescope aux jumelles. Ces déterritorialisations-là résultent de médiations conçues pour ‘améliorer le regard sur ou dans l’espace et la sensibilité corporelle. Le sens du regard est délégué à des machines qui voient avec les humains et repèrent le vide à hauteur d’humain. Elles maintiennent l’image à partir de la situation de l’œil humain corporel (se portant vers le ciel ou vers la terre, servant d’axe). Elles restent anthropocentrées, puisque ce sont des regards à hauteur de corps et du sensible et que la société exerce sur elles des disciplines.

Ce qui nous intéresse dans la question des drones, ce sont les médiations qui ‘changent ce que l’on voit habituellement sur la terre, en nous faisant accéder à des perspectives inédites et impossibles sans sortir du champ terrestre (sans le désir icarien de voler), et qui produit encore autre chose, lorsque ce n’est plus la terre qui est regardée mais l’univers. Alors on atteint l’Éther, un milieu de coexistence sans totalisation possible, ni saisie synoptique. En somme, les drones renvoient à des perspectives technico-spatiales, et à leur enveloppement social.

Les caractéristiques de telles déterritorialisations, anciennes et nouvelles, sont triples. Elles sont tributaires de notre rapport à notre corps : prises entre le rêve d’Icare et le désir saturnien de s’alourdir [6]. Elles s’articulent à la délégation du regard à des machines qui extraient le regard de l’attraction horizontale caractérisant le regard humain immédiat (extrait hors du corps humain). Et elles produisent de nouveaux agencements collectifs. En quoi, il faut éviter absolument de croire que l’on pourrait se contenter de parler seulement de machines. Il faut montrer de quels agencements les machines font partie [7]. La révolution numérique provoquée par l’adoption massive des technologies numériques et l’interconnexion mondiale des systèmes d’information et de communication requis connaît une accélération fulgurante depuis deux décennies, qui bouleverse nos économies et nos modes de vie et ouvre de nouveaux horizons de développement encore largement inexplorés, au regard et à la construction.

Qu’est-ce que nous gagnons, qu’est-ce que gagnent alors les architectes et urbanistes ? Un regard sans corps qui fait vaciller les coordonnées habituelles (mais il n’est pas certain qu’il fasse vaciller le système centré de la perspective classique). Un surplomb, des vues en surplomb et en extériorité (par rapport à l’ancien lieu « naturel » de l’humain). Disons plutôt au-delà de l’héritage de l’avion, un geste qui va plus loin, car le regard de l’avion est plutôt lié à l’espace et au temps de voir (un héritage qui aurait donné l’expression : l’œil de Dieu, célébré par Karen Blixen, dans La ferme africaine).

Ce sont bien de nouvelles dimensions. Elles font sentir des mutations chez les humains qui passent d’un univers vécu et vu horizontalement à un univers vu et vécu « sur », de « haut », sans leur présence. Surtout du fait qu’ils sont directement concernés par cet objet d’étude, ils sont aussi spatiaux, ils regardent et sont regardés, ils ne peuvent rester neutres.
Et tous gagnent en voir nouveaux, notamment lors des catastrophes ou afin de prévoir les catastrophes en architecture et urbanisme.

Pour autant, est-ce que nous perdons simultanément quelque chose ? Au moins l’anthropocentrisme et sa philosophie du corps. La question soulevée par ces déterritorialisations spécifiques est que le regard n’est plus seulement aidé (augmenté, dirait Bachelard, ou amélioré), mais remplacé par celui de machines qui alors voient pour nous. Et, si nous y perdons les sociétés disciplinaires (après tout), nous perdons sans doute aussi des agencements sociaux en nous trouvant pris dans de nouveaux agencements, au risque de la surveillance continuelle qu’il faut intégrer à l’architecture.

Mais nous perdons aussi les représentations cinématiques organisant et rendant compossibles une pluralité de représentations possibles, car le survol (en tout cas pour l’heure) s’opère à partir d’un seul œil ? D’autant que l’espace livré par le survol n’est pas libéré des contraintes du point de vue (la caméra, et le montage). Que pouvons-nous créer à partir de là (du surplomb, de la communication instantanée, du contrôle…) ? Mais nous avons aussi à développer la critique d’un sur-regard (au sens d’une super puissance pour dominer, le « surhumain » ?) et la composition d’un sur-regard (au sens d’un jeu sur l’ubiquité).

Le vide intersidéral et l’architecture des corps flottants

Dernière modalité du vide dans cette série d’articles portant sur l’architecture et l’urbanisme : l’espace interstellaire ou intersidéral (mais la dimension de la mer et des Abysses ne saurait être exclue totalement). Une architecture conçue ou à concevoir à partir de cette « première fois », qui nous permet d’observer la terre de l’extérieur, au-delà des drones, par des humains, certes technologisés.

Restons-en cependant à l’intersidéral, et aux projets d’aménagement auxquels se consacrent des architectes, voire des urbanistes. La part du vide y est constante (et sans plaisanterie autour du vide d’idées de distribution et d’équipement qui en saisit beaucoup).
1 – Ces projets obligent à un retour conceptuel sur le vide indéfini à aménager (dont nous sommes partis dans le premier article), un vide sans avoir à démolir. Une sorte de laboratoire pur de ce qu’aurait pu être une architecture première (mais pas primitive), tant dans l’espace interstellaire (donc la station orbitale internationale) que dans l’espace lunaire ;
2 – Ils imposent une réflexion sur le choix des sites et de l’ordonnancement en lieux, dans la mesure où il dépend moins des peuples, et même des ingénieurs et techniciens, que des autorités spatiales ;
3 – Ils inspirent des considérations inédites, tant sur les questions de matériaux que sur les questions d’implantation (que pouvons-nous construire sur place ?), en quoi nous revenons à la dimension du chantier et à de nouvelles hiérarchies entre humains ;

Il faut partir de là pour s’intéresser correctement à l’architecture dans ce cadre. Pour la première fois sans doute, depuis longtemps, il faut construire sans modèle. Et sans fondation terrestre. D’autant que la spatialité interne à une telle architecture n’est plus préconstruite par les habitudes terrestres ;

Nombreux sont ceux qui se penchant sur les sondes, voiles solaires, propulsions nucléaires, et autres cabines habitées.

Nombreux sont aussi les artistes qui jouent des tels projets, par exemple André Robillard (Lille, Lam)
Vaisseau spatial russe Soyouz

Les scénarios cinématographiques de voyages interstellaires ne sont pas en reste.

Néanmoins, en y réfléchissant mieux, ne trouvons-nous pas dans une situation paradoxale sur le plan philosophique, mais aussi écologique. Dans ses « Réflexions sur les vols spatiaux » [8], le philosophe allemand Günther Anders (1902-1992) attire notre attention : « Nous ne serons pas étendus par l’extension de notre monde. Au contraire, cette extension nous rendra encore plus egocentriques, encore plus centripètes. Sans cesse, nous serons forcés de mettre le lointain au service du proche, de domestiquer les planètes capturées, d’utiliser les territoires conquis comme des bases stratégiques, comme des matières premières, comme des instruments de prestige pour l’ici-bas ». Autrement dit, nous ne quitterons jamais la terre, ajoute-t-il en parlant plutôt des cosmonautes.

Ce qu’il remarque encore plus globalement, c’est que les humains ne semblent pas pouvoir inventer des formes inédites, dans des lieux inédits, parce qu’ils sont entièrement pris dans l’analogie permanente. Ce que les architectes, ici plus que les urbanistes, n’envisagent pas vraiment, c’est de produire des formes qui ne soient pas uniquement faites pour assurer le triomphe sur terre des uns ou des autres. Et plus encore, de produire des formes destinées aussi à époustoufler les peuples aux fins de les maintenir dans la distance avec les pouvoirs technologiques. Et c’est dans ce moment où la terre se tient devant le miroir qui la montre de l’extérieur, grâce aux technologies spatiales, où des humains meublent potentiellement l’univers entier que l’on s’aperçoit que d’un côté les techniques poussent à une entreprise aventureuse visant à s’élever au moyen de l’ingéniosité humaine vers une dimension dépassant toute mesure humaine, et que de l’autre nous n’arrivons pas à concevoir autre chose que des architecture et des urbanismes qui peuvent être détruits et disparaître sans retour.

Conclusion générale

Pour l’humour, soulignons brièvement qu’existe une dernière modalité du vide dans les domaines explorés ici. Un peu détournée. Elle joue cette fois sur les mots et les rapports entre ou aux architectes et urbanistes. Ainsi certains se plaignent de n’être pas écouté : Adolf Loos publie un ouvrage intitulé : Paroles dans le vide, 1897-1900. Et parfois juge-t-on que les projets de ses confrères sont « vides ». En un mot, « le vide, c’est l’autre ». La notion de vide devient une injure. Et le vide est traité comme absence de signification. Il est censé dénoncer la grille qui échappe à toute projection de sens… à l’égal de ce que nous avons traité sous les formules de la vacuité dans ce qui s’appelait la société du vide, sans reconnaître que notre modernité elle-même doit énormément à la promesse du vide, comme celle de libérer l’homme de l’accaparement de son temps par les activités productives, afin de lui permettre de vouer son existence aux loisirs, à la culture, à l’instruction.
Hors de ces propos, élargissons la dimension du vide afin de conclure cette succession d’articles. Le vide est bien une notion complexe, puisqu’elle engage des réflexions sur l’angoisse des humains devant le vide, la nature, l’espace, le site, le lieu, le mur (qui fait exister ou borde le vide) et donc la limite, la cosmologie, la matière, l’urbain, etc. Finalement devant eux-mêmes (le faire, l’homo faber) puisqu’elle pousse non moins à des réflexions sur l’enracinement/l’enfermement.

Toutefois, plus largement, nous pourrions considérer le paradoxe de l’architecture quant au vide : mettre quelque chose à la place du vide mais en projetant des démolitions et en recréant d’autres vides maîtrisés… (l’enracinement n’est pas une condition ontologique, c’est le mouvement).
En un mot, l’architecture est fondée sur une culture du vide toujours à aménager, à partager, à cultiver. Le vide hante toute construction humaine comme son principe. Il rend possible le mouvement de mutation. L’architecture se lie au vide en ce qu’elle le structure, en révèle la puissance. Le vide impose à l’humain de créer des lieux, l’humain exige le lieu. Dans l’infini il n’est pas chez lui. Encore peut-il adopter des milliers de règles différentes pour organiser le monde. Manière de rendre le monde abordable, de clarifier son existence, etc.

Notes

[1Paris, MkFÉditions, 2024

[2Paris, MkFÉditions, 2024

[3par Dimitris Kottas, Paris, Eyrolles, 2013

[4résumé de l’entreprise, dans Art Press, Octobre 2021

[5(@stanislaschaillou)

[6cf. Jean-Paul Sartre, Oreste dans ‘Les Mouches : il ne veut plus vivre en l’air, il aspire à descendre

[7ainsi que l’explique la Revue Hérodote, Géopolitique de la datasphère, n° 177-178. Juin 2020

[8Vue de la lune, 1972, Paris, Héros-Limite, 2022