dimanche 30 septembre 2012

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Je suis une chose mentale

Philippe Soussan et Pascale Geoffrois

, Pascale Geoffrois et Philippe Soussan

La mise en scène de l’objet artistique quand elle remet en question les conventions qui lui sont généralement attachées, se donne pour vocation de nous alerter sur un nouveau mode d’identification du Vrai. Sur ce qui est conforme à ce qu’il paraît être. Sur ce qui ne l’est pas.

La grande fabrique générale des images consent-elle à nous laisser distinguer les critères qui nous permettraient, une fois connus, de détecter le faux, le mensonge, l’illusion ? La vérité est-elle une modalité spécifique appartenant en propre au connaisseur ? Au connu ? À la connaissance ? Philippe Soussan est photographe. Il a de ce fait pour volonté de figurer le réel.

chaise mentale et br­ique

Le réel et ses multiples réalités… Pour ce faire, il convoque l’art, la philosophie et la science afin de les interroger ensemble sur l’alchimie à l’œuvre lors de l’observation d’une image. Comment, dès lors que l’on regarde un objet photographié, se coordonne un ensemble de fonctions du cerveau, qui par des connexions, des liens et un éventail de gestes précis révèle notre capacité à voir ? Il pose la question singulière et complexe de la perception, de la réception, du symbole et celle aussi, causale, de l’universalité. Le cadre qui crée le rapport à l’horizon, à l’espace, le rapport au sol et au ciel, le vide, le plein, le visible et l’invisible, fait, généralement, que l’objet existe aussi par ce qui l’entoure. Le sujet photographié, néanmoins, peut-il être soumis à interprétation ?

deux chaises

Telles les nuées dissimulant les héros troyens menacés d’un danger, se peut-il qu’un écran de fumée puisse abuser nos sens ? L’ image est-elle “universelle”, en ceci qu’elle doit par essence et parce qu’on lui donne tout crédit, exister pour tous et de la même façon ? Fait-elle d’emblée autorité ? Qu’est-ce que “l’universel” dans ce monde qui est le nôtre, aujourd’hui, interpelle Philippe Soussan ? Si la notion n’a plus rien en commun avec la définition qu’en donnait le Quattrocento, se pourrait-il que l’universel soit entièrement contenu dans les fonctionnalités d’un appareil photo ? L’artiste cherche à produire une image de ce qui se passe dans son cerveau quand il regarde. Ce ne sont ni la psychologie, ni la psychanalyse, pas davantage que le surréalisme qui interviennent ici.

chaise regardant une table

Mais ce sont plus sûrement les constats de la recherche scientifique sur le cerveau — dont l’on découvre le fonctionnement par bribes —, qui servent de base aux réflexions de l’artiste. Il s’agit avant tout de comprendre les mécanismes qui se jouent sur le plan mental, tout en utilisant des matériaux neuroscientifiques associés à des moyens d’expression dits universels. Lorsque nous regardons une image, quelle qu’elle soit, nous le faisons à travers nos prismes personnels, sortes de moules individuels, chargés de nos souvenirs, de nos cognitions, de nos connaissances, opinions ou croyances, de nos dissonances, sur lesquels, aussi nombreux et variés qu’il existe d’individus, se conforment les choses. Ainsi se crée la “chose mentale”. Ainsi est née la « chaise mentale ».

L’art est par excellence le domaine où se rencontrent le matériel et le moral, le physique et le psychique. Il est à la fois chose mentale et chose physique, il est l’union des deux. Lorsque l’on regarde une chaise ou une table, on ne voit pas uniquement la chaise ou la table présente. On ne peut s’empêcher d’y projeter, dans une archéologie de fictions superposées, une autre table, celle de la salle à manger, une autre chaise, celle de l’écolier… L’objet n’est jamais uniquement ce qu’il prétend être. Toute image nous ramène à notre vécu. Proust appelle cela la mémoire involontaire. La théorie pythagoricienne de la métempsycose selon laquelle nos idées seraient contenues dans une souvenance se rapportant à nos existences antérieures, ou à notre état embryonnaire, nous y introduit aussi. Descartes, Jung, s’en font ailleurs l’écho.

triple chaise mentale

La « chaise mentale » de Philippe Soussan est donc précisément ce conglomérat d’images de chaises réelles et imaginaires que re-fabriquent mentalement nos deux yeux, nos deux cerveaux. Si l’on considère la position assise, il semble évident que la chaise fut préexistante en l’être humain. Sans doute l’humanité n’aurait pu exister sans elle. « On est si bien tout nu dans une large chaise » disait Musset. Quatre pieds, un dossier, pas de bras. Or, quand soudain, l’artiste l’expose dans une position qui lui serait plus qu’improbable dans la réalité — en glissant une brique sous l’un de ses pieds —, il nous précipite à sa suite dans le champ de l’action, dans une dimension dynamique, purement créative, un lieu dont notre cerveau ignore tout, un nouveau monde. L’artiste a ce pouvoir de faire obéir l’objet, de le modifier, d’en transcender la nature. Il rend l’image volontairement incohérente. Aucun précédent pour nous rassurer, aucune image innée, aucun geste qui nous permette de n’être pas déstabilisés. Nous nous sentons immédiatement inquiétés quand sont mis à jour des désordres dans nos représentations, dans nos systèmes. Nous nous heurtons à la confusion et à l’inintelligible. Il souligne, intensément, l’impossibilité de la cohérence, de l’unification. L’image mentale alors est sans objet. Parce qu’il crée une impossibilité que nos cerveaux perçoivent mais sur laquelle ils n’ont pas de référence, pas de clé, nous nous perdons, littéralement, en apnée, dans le rêve. Dans l’exploration. Dans la pure potentialité. Nous embrassons instantanément les limites de nos capacités à voir les choses, les limites de notre compréhension, de notre propre vie, et nous saisissons à quel point tout cela est ancré dans nos capacités mentales. Nous touchons du doigt les frontières de l’imaginaire humain. Elles nous indiquent avec certitude à quel point nos tentations de théoriser, de structurer nous servent pour ne pas regarder. Nous ne disposons à ce jour que de peu d’éléments sur les fonctions de notre cerveau et les prochaines grandes découvertes seront sans nul doute liées aux avancées que l’humanité fera dans ce domaine. Elles seront prodigieuses. Car le mystère n’est jamais que ce qui ne nous apparaît pas, ou pas encore…