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I - La genèse des images
Marshall Mc Luhan et la question du feed-back média-psychisme
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Herbert Marshall Mc Luhan et la question du feed-back média-psychisme.
Commentaires sur la première partie de Pour comprendre les médias.
Introduction
Le choix de travailler sur Mc Luhan va se révéler très positif. En effet, cet auteur a à l’évidence influencé, on le sait, beaucoup de monde, et Flusser sans aucun doute qui sans le dire est proche de lui sur beaucoup de points.
L’enjeu et la difficulté de ce travail, ce sera de ne pas tomber dans l’émerveillement dans lequel peuvent nous plonger ses métaphores en nous donnant l’impression de comprendre d’un coup la réalité sans précisément faire le travail de les renvoyer à la logique discursive et linéaire d’une pensée historique.
Mais la difficulté est bien là car nous sommes en même temps prisonniers du schéma de Mc Luhan qu’on le veuille ou non lorsqu’il dit par exemple que précisément ce qui est en train de se produire c’est un basculement radical d’une domination des médias chauds par des médias froids, ou autrement dit d’une sorte de reprise en main du psychisme par l’hémisphère droit alors qu’il a été dominé par l’hémisphère gauche pendant plusieurs milliers d’années.
Il va donc falloir tenter autant que faire se peut de préciser toutes ces notions. Mais nous disposons ici d’un schéma général assez efficace que nous avons trouvé chez Flusser, chez Jaynes, Anders et d’autres encore.
Il est peut-être bon de tenter de préciser de manière globale l’état de la situation dans laquelle nous nous trouvons, si tant est que ce soit possible.
Nous essayons de préciser la forme que prend une sorte de crise généralisée à partir de la notion d’image. Nous sommes partis de la photographie et avons grâce à Flusser abouti à une remise en cause d’un fondement essentiel de l’image qui est la forme de la croyance dans laquelle elle nous tient. Il va nous falloir durant cette année pousser la réflexion jusqu’au point où nous devrons déplier plus avant encore la notion d’image et tenter de remonter jusqu’à des définitions qu’il nous faudra inventer si nous voulons justement tenter de saisir ce que pouvait être quelque chose comme l’image dans les périodes qui précèdent l’invention de l’écriture, périodes dont la connaissance peut nous révéler bien des choses sur la nôtre si nous nous accordons à accepter l’idée que nous vivons une crise non seulement majeure mais systémique.
Partage flusserien
Le partage flusserien entre préhistoire, histoire et post-histoire, et le fait que l’on entend par histoire le moment de la vie de l’humanité où celle-ci a inventé et fait fonctionné la conscience et que c’est précisément cette période qui se défait sous nos yeux, sont des points de départ sur lesquels nous ne reviendront que si cela s’avère nécessaire. McLuhan ne va pas nous imposer une remise en question de ce partage, il le confirme plutôt, mais nous allons devoir au contraire mesurer certaines de ses métaphores au demeurant très efficaces à ce que nous savons ou croyons savoir et ne pas hésiter soit à modifier notre interprétation soit celle de McLuhan.
Pour ne rien vous cacher, j’ai été surpris de trouver au début de ce livre la présentation de ce partage entre les deux hémisphères cérébraux comme une sorte de donnée de base. Cela correspond à une conviction que j’ai acquise à la lecture de Jaynes que ce partage était essentiel dans la compréhension de ce qui nous arrive. Mais McLuhan le fait fonctionner différemment. Il le prend comme une donnée et ne le met pas dans une perspective historique. Son travail en effet, il le dit assez clairement c’est de tenter de dire de l’intérieur ce qu’il en est de cette mutation et il écrit donc directement à partir du cerveau droit, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il ne vise pas du tout à écrire l’histoire de la conscience comme le fait Jaynes mais à dire ce qui est à partir du point de vue nouveau qui est en train de se mettre en place en radicalisant ce point de vue en le dégageant de la gangue du passé en quelque sorte. Il s’agit pour lui de se projeter dans l’avenir en prenant en charge à grands coups de métaphores l’impensable qui est en train d’advenir pour le rendre compréhensible. Il n’hésite pas pour cela à écrire des choses intenables, mais qu’il nous sera facile de repérer.
Le point essentiel du projet de Mc Luhan est donc le suivant : étudier l’effet de feed-back des inventions technologiques, des médias donc, sur le psychisme et la réalité matérielle et la vie des humains à la fois dans le moment présent et dans une perspective trans-historique.
Il est clair que cette question est essentielle et que c’est un peu celle que nous nous posons ici depuis trois ans lorsque nous essayons de comprendre en quoi et comment l’image technique par le truchement des appareils influe sur notre perception du monde.
Il va pour cela inventer ou recourir à des catégories dont la rigueur n’est pas évidente mais dont l’efficacité est grande et par là il va montrer comment un discours qui vient de l’autre côté, disons du cerveau, droit est capable de court-circuiter un discours rationnel provenant du cerveau gauche.
Sur ce point sa principale invention va être de définir les médias selon deux grandes catégories, ceux qui pourront être dits chauds et ceux qui pourront être dits froids.
Nous verrons que ce partage ne correspond pas exactement à l’opposition entre les hémisphères, ni à une opposition entre pôles d’intensité. La chose est plus complexe, parfois confuse nous y reviendrons.
Qu’est-ce qu’un media ?
Le point de départ de son analyse, ou si l’on préfère la condition de possibilité de son discours, est la thèse selon laquelle un média est ou serait le prolongement du corps, du corps sentant et pensant si l’on veut et qu’il y a eu en gros trois grands médias qui ont dominé la vie des hommes dans le temps, la parole, l’écriture et surtout à partir de la révolution gutenbergienne, et enfin l’électricité, ou si l’on veut l’image qui implique une sorte de retour complexe à une certaine prégnance de l’oralité.
La rencontre entre ces deux régimes métaphoriques va le conduire à proposer une thèse essentielle sur la relation ou les effets de la mise en place d’un nouveau média sur les hommes, corps et psychisme compris, selon laquelle cette émergence entraîne des effets de narcose ou de blocage profond avant que d’être sans doute la porte ouverte à une assimilation. On retrouve là la thèse de Jaynes sur le fonctionnement de la métaphore mais nous y reviendrons une autre fois.
Mais Mc Luhan est contraint de remarquer que ce qui arrive avec l’électricité comme il dit, c’est quelque chose de radicalement neuf. Il y a dans cette explosion de nouveaux médias sur un siècle et demi et surtout dans les décennies de l’après seconde guerre mondiale quelque chose qui dépasse ce qui jusqu’ici avait été selon lui la règle et la loi qu’un nouveau média en remplaçait un autre.
Cette multiplication soudaine des médias change la donne et remet en cause la loi du contenant et du contenu selon laquelle donc les médias viennent par paire, l’un comme contenu de l’autre et cachant l’opération des deux.
J’ai trouvé aussi des éléments de réflexion sur cet aveuglement qui est le nôtre et qui me semblent tout à fait utilisables. Nous y reviendrons aussi.
Mais ce qu’il constate à la fin de cette première partie de Pour comprendre les médias, c’est que ce qui arrive est en quelque sorte inassimilable par l’homme du moins aussi rapidement et c’est bien le défi auquel nous sommes confrontés, même si les appareils qui constituent les nouveaux médias que sont les ordinateurs semblent en mesure d’apporter une partie des réponses attendues. Car leur présence ne remet pas en cause pour l’instant cette narcose qui consiste à se voir se retrouver dans la vue et le regard que nous portons sur ce que nous avons inventé et qui constitue un prolongement de notre corps.
Je vous propose donc d’explorer cette première partie, je l’espère en entier aujourd’hui, avant d’en venir par la suite à l’analyse de quelques-uns des exemples qu’il donne et qui nous intéressent particulièrement comme la photographie évidemment.
Et bien sûr j’ai volontairement omis d’évoquer la phrase clé et qui le rendit célèbre et qu’il développe ici, « medium is message ». Nous allons l’expliciter plus tard.
Les deux cerveaux
Il faut donc y revenir et commencer par ce point essentiel. Nous savons tous le schéma qui est au début du livre. Je voudrais revenir sur des aspects qui n’y sont pas mentionnés.
En effet, la spécialisation des deux hémisphères est à la fois connue et reconnue, mais elle ne sert pas à grand chose apparemment dans l’interprétation que l’on peut faire aussi bien de données comportementales que d’analyse de ce que nos appelons la conscience.
Deux termes peuvent être ajoutés à cette liste déjà longue, le cerveau gauche serait globalement digital et le cerveau droit serait lui analogique. Le gauche est dit verbal et le droit est dit silencieux. Mais ce n’est pas pour autant qu’il ne « parle pas ». Il envoie des messages importants comme on le verra.
Ce qui importe ce sont donc deux choses.
D’une part le fait que le cerveau gauche travaille à fabriquer des séquences et à relier ce qui est séquentiel. En ce sens il concourt à la formation des concepts en joignant les extrémités du spectre des comportements de type attraction-répulsion par un continuum.
D’autre part, c’est le fait que le cerveau droit est lui du côté du tout, de la synthèse de l’intuition, c’est-à-dire qu’il joue aussi un rôle dans la formation des concepts car il ordonne la complexité chaotique du monde dans des séquences mais qui sont non linéaires. Il ne dispose pas d’éléments grammaticaux et il fabrique ou détient une image globale du monde, une image analogique qui a plus ou moins de cohésion. Plein de souvenirs, de sensations et de sentiments, c’est à partir de lui que se font les sauts, qu’ont lieu les illuminations du type « Eureka », les anticipation.
En gros donc selon la remarque de Gauss, cerveau droit « je connais la solution » et cerveau gauche « il me reste à découvrir comment j’y suis parvenu ».
Pour terminer sur ce point, les tensions internes que l’individu peut connaître proviennent de contradictions non résolues entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il devrait être.
Le cerveau gauche permet une intervention active il s’agit d’intervenir sur le cours des événements. Le cerveau droit va tendre à faire concorder l’image des événements avec les faits, à adapter l’image du monde aux faits immuables. Pour le cerveau gauche la réalité existe hors de nous. C’est une réalité du premier ordre.
Pour le cerveau droit la réalité de l’image du monde existe en nous, c’est une réalité du second ordre.
Continuité / discontinuité d’une part et formation linéaire du concept / image globale de l’autre.
C’est bien de là que part Mc Luhan pour énoncer sa thèse centrale « medium is message ». En fait, il va tenter de nous faire comprendre que dans le fonctionnement d’un média il y a en effet ce qu’il fait ou permet de faire, mais il y a d’abord ce qu’il est et ce qu’il est, c’est une entité synthétique, pourrait-on dire, et il va analyser la manière dont cette entité, va modifier non pas le monde mais notre image du monde. Et il va le faire non pas à partir d’un point de vue de cerveau gauche ce qui est la norme dans un monde gouverné par le texte, mais à partir d’un point de vue synthétique qui serait un point de vue de cerveau droit. Et cela d’autant plus que la situation qu’il découvre est celle d’une sorte de simultanéité générale de tous les médias et d’interaction généralisée qui modifie de facto la donne perceptive. Il tente de prendre cela en compte même si ce n’est pas explicitable et de le prendre comme base. C’est ce qui lui donne sa position prophétique.
En fait, ce qu’il annonce c’est une sorte de renversement général de la position dominante qui est celle du cerveau gauche mise en place par l’invention de l’alphabet et de l’imprimerie et une reprise de pouvoir, pourrait-on dire, de la formation de l’image du monde à partir du cerveau droit, c’est-à-dire des réalités secondes et non des réalités premières même si celles-ci étaient, pourrait-on dire, médiatisées par les textes. C’est ce qu’il va nous falloir expliquer.
Les trois mondes
Mc Luhan situe son analyse dans une perspective historique ou trans-historique. Il y aurait en gros, trois temps qui recoupent plus ou moins les trois grandes époques de Flusser, une période où l’oralité domine, une période où l’alphabet domine avec une révolution interne due à l’invention de l’imprimerie qui aura des effets radicaux sur le psychisme et enfin une période où les médias oraux et visuels reprennent le dessus avec là aussi un pli interne qui consiste en ceci que la vitesse de transformation est si grande que l’on voir apparaître un changement de fonction des médias eux-mêmes qui de porteurs de la nouveauté deviennent aussi les opérateurs de la transformation psychique.
Ce retournement de l’opération sur l’opérateur est fondamentale. C’est un des aspects essentiel de l’analyse de Mc Luhan et que peu de gens tentent de faire. En ce sens même s’il avance avec des concepts flous, il tente de comprendre ce qui a lieu donc dans notre cerveau droit, ce qui arrive à notre image du monde, à la manière dont apparaît en nous cette image synthétique intuitive et globale et dont elle se transforme en quelque sorte sous nos yeux sans que nous nous en apercevions.
Ainsi on comprend mieux le sens de la formule « le vrai message c’est le médium. » Ce qui change ce n’est pas le contenu mais la position des éléments et les relations qu’ils entretiennent entre eux, positions et fonctions qui sont modifiées précisément par les médias.
Il faut donc énoncer ici les trois règles qui permettent de comprendre ce qui arrive lors d’un changement de période dû à un changement de média.
La première, et qui est paradoxalement la plus discutable au sens strict, c’est de considérer qu’un média est un prolongement de notre corps-pensée, de certaines de nos fonctions ou capacités qui se trouvent dès lors extériorisées et qui donc se trouvant hors de nous, projetées par nous hors de nous, font retour et nous modifient à la puissance deux, faudrait-il dire.
La seconde c’est donc que l’ancien médium devient le contenu du nouveau médium.
Mc Luhan la formule ainsi encore : « Le contenu d’un nouveau milieu, c’est l’ancien milieu devenu « art ». Les exemples foisonnent dans l’histoire de l’art, les relations entre arts appliqués et beaux-arts en témoignent. »
La troisième, c’est de prendre en compte un phénomène physique ou physiologique, biologique si l’on veut qui consiste en ceci que l’externalisation d’une fonction se traduit par un effet de narcose ou d’hypnose, bref de torpeur ou d’annihilation de la fonction dans le corps-pensée voire de l’ensemble des fonctions comme c’est le cas dans la situation actuelle dans la mesure où l’invention dans un temps très court d’un grand nombre de nouveaux médias électriques produit un effet de narcose intense sur la quasi totalité du psychisme.
Qu’est-ce qu’un médium ?
On le sait, c’est le message, mais ça ne nous dit pas ce que c’est. Un prolongement de nous-même dans notre vie (p. 25), on l’a vu aussi, mais en fait c’est plus encore que cela, c’est le devenir information de tout qui constitue la forme même du médium.
Le médium, c’est la production par un corps-pensée ou un groupe évidemment de corps-pensée, d’une entité, matérielle ou non, qui transforme en information quelque chose qui était jusqu’alors une donnée des sens.
Un médium est l’effet de mise à distance suivi aussitôt de l’effet de retour de quelque chose qui était connu parce que pratiqué et vécu, et qui donc fait retour sous la forme de quelque chose de nouveau et surtout d’étrange et d’étranger, de surprenant, de fascinant peut-être et qui en tout cas produit un effet de blocage des fonctions externalisées que le psychisme découvre hors de lui.
Le médium, c’est donc moins un vecteur d’information qu’une fonction qui transforme quelque chose de réel et perçu en information.
Le médium, c’est le moteur de la conscience qui dans son devenir conscient d’elle-même se trouve en quelque sorte face à un piège qui lui est inhérent de ne pas pouvoir se voir sans prendre le temps d’intégrer, de réintégrer en elle quelque chose qui lui était interne et qui est devenu externe.
Cette boucle est cause donc de décalage, c’est-à-dire de crise, d’angoisse, elle implique une réponse, la narcose ou hypnose ou le blocage et elle entraîne une sorte de réveil après coup, hystérique pourrait-on dire, de ce même corps-pensée, de cette conscience par les effets induits par la modification des comportements qu’induisent inévitablement ces médias nouveaux.
Ces trois temps constituent en gros le mécanisme de la pensée de McLuhan.
Narcisse et les idoles : les deux genres d’image, les « images mythe » (cerveau droit) et les images concepts.
Si l’on veut comprendre les médias, il nous faut donc accepter de ne pas les associer trop vite à ce que l’on croit qu’ils sont, les journaux, la télé, etc.
Un média, c’est un dispositif interne au corps-pensée, à la conscience mais au sens de Jaynes, le dispositif selon lequel entre affect et comportement il y a un écart qui finit par être occupé par un jeu de projections internes qui forment la pensée et qui « objectivent » le processus, le relient à d’autres éléments et forment la base même de l’intelligence ratioïde.
Ainsi il y a deux grand types de médias. McLuhan les nomme chauds et froids en fonction de l’intensité qu’ils véhiculent ou qui les produit et au plus ou moins grand nombre de sens, (nombre et intensité) impliqués dans l’opération. Nous y reviendrons.
Il faut d’abord revenir sur deux éléments qui sont centraux dans son texte Narcisse et les idoles.
Narcisse permet à Mc Luhan une interprétation inhabituelle du thème si classique. En effet, il ne va pas tirer ce mythe du côté de l’image de soi et du narcissisme version égotique, mais du côté du processus d’externalisation de la question de la reconnaissance et de la narcose, c’est-à-dire de l’effet produit par cette découverte qui bloque les fonctions d’action une fois reconnue la forme figure-image bref le médium apparu devant soi.
Le médium est donc une externalisation d’une fonction physique suivie d’une reconnaissance qui peut avoir lieu immédiatement ou s’étendre dans le temps selon la complexité du médium et sa puissance de transformation.
Mais cette externalisation est accompagnée d’un effet radical de fascination. La fascination est une forme de narcose. Elle fige. Elle bloque. Elle transforme en statue de sel celui qui regarde ou voit. C’est moins l’amour de soi que la fascination de voir quelque chose qui était à l’intérieur devenir visible (p. 61).
En ce sens Mc Luhan a raison, l’écriture alphabétique est le plus important médium apparu après la parole.
Il faut renvoyer une fois encore au livre de Clarisse Herrendschmidt, Les trois écritures, dans lequel elle décrit le devenir visible de fonctions absolument corporelles, des sons produits par le larynx par exemple. L’alphabet permettant donc de donner une visibilité à quelque chose qui ne relève en rien de la vue.
La question qu’il ne cesse alors de poser, c’est de décrire à la fois comment le médium continue à agir pendant la narcose et comment peut avoir lieu ainsi que ce qui se passe lorsque la narcose est levée et que le nouveau médium est réintégré dans le processus général du corps-pensée comme une donnée intérieure et extérieure.
Là on revient à la question du stade du miroir et du narcissisme individuel, car chaque individu doit faire le trajet de l’humanité entière de la reconnaissance de soi dans le miroir à l’apprentissage de soi dans l’écriture à la reconnaissance de soi et du monde dans les médias actuels.
Il y a chez Mc Luhan un dédoublement de la notion de prolongement qui est décrit d’une part comme tel et d’autre part comme une amputation.
En fait il inclut dans le processus l’effet de blocage et selon le côté qu’on le prend en compte il est prolongement ou blocage, amputation donc. Le moteur a là aussi trois temps apparition d’un médium d’un prolongement, blocage par effet de feed-back et enfin ré-introjection de la fonction amputée par assimilation de la nouvelle fonction externalisée.
À ceci près qu’il y a, comme l’histoire de Narcisse le montre, toujours un danger pour l’homme de ne pas supporter ce qui fait retour. Nous sommes dans une telle situation.
Elle se distingue des anciennes situations à deux titres : il y a une infinité de médias en jeu même si au fond on peut dire aujourd’hui que c’est l’ordinateur qui a pris la place de tous les autres, les a unifiés en quelque sorte, ce qui entraîne une narcose généralisée des fonction conscientes, et d’autre part il y a un effet de cache si important que l’on a du mal à envisager la sortie de la narcose, d’autant que ce que l’on va découvrir risque de ne pas être acceptable, digérable par les corps-pensée individuels. Mais c’est une autre histoire.
Passons au second aspect de la définition des médias, les médias comme idoles.
Le passage page 65-66 est important. On y trouve des choses que l’on a déjà vu chez Flusser. Mais ce qui importe c’est cette définition « comme prolongements et accélérateurs de la vie sensorielle, les médias quels qu’ils soient affectent sur-le-champ la totalité du champ sensoriel, comme l’a expliqué jadis le psalmiste dans le psaume 115.
Nous passons donc d’une dimension individuelle à une dimension collective. Et c’est là que la question des médias devient un enjeu important. Ils font naître une crainte qui est aussi vieille que l’homme conscient en quelque sorte, celle qui relève d’association de type métonymique et viral auto-immune en quelque sorte, devenir ce que l’on voit. Que la rétroaction soit immédiate et totale absolue et la narcose aussi, la soumission (p. 66). On est dans Flusser, lorsqu’il disait que le photographe était le fonctionnaire de l’appareil. La loi est plus globale, l’homme est le fonctionnaire de ses médias que ce soit son canoë ou son cheval.
Mais que sont les idoles ? Des sortes d’images-objets ou objets-images incarnant des fonctions externalisées de l’homme, ce sont des médias en ce qu’elles permettent de raccourcir l’espace-temps et elles le peuvent parce qu’elles activent et font fonctionner le cerveau droit.
On se retrouve ici au cœur de ce qui constitue pour Mc Luhan l’enjeu de ses recherches, montrer qu’il y a une sorte de reprise en main du cerveau droit sur l’ensemble des activités humaines contre la domination du cerveau gauche et des valeurs qui lui sont associées.
Un média est comme projection du corps-pensée une synthèse, il est porteur d’une image globale, image qui s’oppose aux images produites par le cerveau gauche et qui sont pour le dire vite des concepts.
Un média est mythe au sens où Mc Luhan le définit, ce qui ne veut pas dire qu’il est un mythe au sens traditionnel mais qu’il opère comme un mythe dans l’espace de la pensée archaïque, comme une synthèse à postériori qui se donne comme une synthèse à priori et qui agit sur le psychisme en tant que synthèse à priori.
Page 44, Mc Luhan écrit : « un mythe est la vue instantanée d’un processus complexe qui s’étend ordinairement sur une longue période. » Le mythe est typiquement une image du cerveau droit.
Il s’oppose au concept, forme synthétique issue du texte qui est quant à elle une image d’un autre type, une image non visuelle en quelque sorte en tout cas une image qui n’efface pas ce qu’elle fait, à savoir relier les éléments discontinus et qui ne l’efface pas dans une image englobante que McLuhan dit être la fonction de l’icône.
Le chaud et le froid
Ces deux notions sont essentielles dans le dispositif de Mc Luhan. Il n’est pas certain qu’elles soient les notions les plus importantes ou les plus créatrices, mais il faut les expliquer.
Le problème et l’intérêt de la réflexion de Mc Luhan c’est que le partage froid / chaud ne recouvre pas le partage cerveau droit / cerveau gauche. On se situe ailleurs, dans le champ des médias eux-mêmes. En gros donc deux type de médias.
Les chauds sont ceux qui prolongent un seul sens et lui donnent une haute définition. L’alphabet en est un, la radio ou le cinéma aussi, et ils ont pour effet de décourager la participation de l’individu au groupe, faudrait-il rajouter. Il fragmentent et il faut dont tenter de refroidir là où ils entrent en action. Cela peut aussi vouloir impliquer qu’il faut oublier les expériences chaudes, ou les censurer avant de pouvoir les assimiler. Les formes chaudes excluent et détribalisent.
Les médias froids par contre comme le milieu électrique, le téléphone, la télévision, la parole ou l’écriture idéographique ont une faible définition, l’auditeur reçoit peu d’information, il doit compléter. La structure des médias chauds est concentrique comme le musée Guggenhein à New York, les plans se recoupent, ils relèvent de l’intuition, ils sont en interaction constante avec les autres médias. Les formes froides englobent et les techniques électriques retribalisent. Donc malgré tout, on voit bien que le chaud est du côté du cerveau gauche et le froid du cerveau droit.
Alors venons-en au cœur de la théorie de Mc Luhan, le fameux contenu du message qui est non pas le contenu au sens de contenu de signification mais bien le contenu au sens des effets du média lui-même sur le psychisme et la réalité matérielle dans laquelle il agit.
Citant un certain Kenneth Boulding, Mc Luhan écrit donc : « La signification d’un message c’est le changement qu’il produit dans l’image. »
De quelle image s’agit-il ici ? Je crois qu’il faut entendre ici que les médias interviennent non pas sur le contenu des messages, c’est-à-dire que la signification textuelle linéaire et ratioïde des messages, sur les concepts donc et sur la réalité telle qu’elle est manipulée par les concepts, mais qu’ils agissent sur l’image synthétique que nous avons du monde, celle de notre cerveau droit, sur les réalités secondes et cela dans la mesure où ils sont porteurs d’informations nouvelles, c’est-à-dire non pas de messages de contenu mais d’éléments qui vont transformer de notre manière de percevoir.
Ainsi, ils produisent par retour des effets sur le champ conceptuel et sur le cerveau gauche en ceci qu’ils l’obligent après coup, après l’avoir hypnotisé en quelque sorte, à réadapter son interprétation du monde pour qu’elle finisse par coller avec la nouvelle donne qui est donc le fruit de l’adaptation immédiate de la réponse immédiate du cerveau droit à ce qui arrive de nouveau. Ainsi l’intervention des nouveaux médias qui est le fruit de l’invention de nouvelles technologies par le cerveau gauche se trouve produire quelque chose qui n’a rien à voir, quelque chose de discontinu et de non conforme, avec la logique du cerveau gauche et c’est après coup que se produit une adaptation du cerveau gauche qui va produire à la fois des réponses nouvelles, des inventions nouvelles qui vont tenter de combler la crise d’angoisse mais qui seront à terme productrices de nouveaux médias, et ainsi de suite. Cette course contre le temps est ce que McLuhan perçoit et il en donne la règle, un décalage permanent constant entre narcose et réveil.
Il n’en reste pas mois que cela a lieu en général à petite vitesse et à travers un jeu qui est ouvert et où les allers-retours entre les médias se font sur des siècles. Nous sommes dans une situation autre où tout arrive en même temps et où la narcose est totale et où le réveil est difficile et impensable pour le moment même si on est pour le coup en plein dans une crise de confiance qui est le prototype d’une crise que décrit Mc Luhan entre un média nouveau, l’ordinateur et ses effets, vitesse, prolongement de fonctions cérébrales etc.
J’ai laissé de côté bien des aspects, on en reparlera plus tard si nécessaire.
Mais ce qui m’apparaît utile à faire cette année, c’est de tenter de déplier la notion d’images dans toutes ses acceptions et toutes ses strates et de ne pas rester dans l’image tableau-photo mais de plonger au-delà de Mc Luhan vers une réinvention de la notion d’image dans toute sa complexité, à la croisée donc de sa double définition image cerveau droit, image cerveau gauche, d’une signification psychique, picturale et conceptuelle, bref de partir de l’histoire de l’image et de remonter avant l’image et de faire se rencontrer ce que l’on aura trouver avec les connaissances les plus actuelles sur le cerveau et l’image.