mardi 26 avril 2016

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« Heidegger en Crimée » la remise du philosophe

comment Kluge fait de Heidegger chronique

, Herbert Holl et Kza Han 한경자

Célèbre en Allemagne, le cinéaste et écrivain Alexander Kluge ne jouit en France que d’une réputation d’estime. Il fait cependant la Une pour un livre traduit en Français, La chronique des sentiments, qui paraît aux Éditions P.O.L.

L’aiôn de Heidegger

Dans la Chronique des sentiments, Alexander Kluge se perçoit plus que jamais comme le « gardien des ultimes restes de la grammaire, de la grammaire du temps[i] », guettant, impavide, le moment d’instance du feu, l’éon des parages nautiques. Le « moulin à os » de Verdun va concasser le « Gewesendes » de Heidegger dans Qu’est-ce que penser, entre « Gewesenes » et « Wesendes »[ii]. Heidegger s’en remettra alors à sa destinée de Balance sur « flexueuse chaloupe de mer » balancée par les eaux[iii], Gewässer, en confluence avec Adorno, Benjamin, Horkheimer, Tarkovski, Nietzsche, tout comme pour les Chroniques « ce sont les eaux qui assurent les communications à travers les époques. Non pas l’air, non pas le feu », dit Tarkovski à Kluge dans « Les fontaines des dieux » (Chro I, 477), confirmant les dimensions hydrogéologiques de l’écriture klugienne. Dans ces parages, Heidegger restera pourtant l’Exposé, der Ausgesetzte par excellence.

Kluge inscrit Heidegger dans un triple « octroi », Einräumung. Il lui attribue d’abord un réceptacle, la paroi abdominale d’un espace icono-corporel où se déversent le Berlin des Spartakistes de décembre 1919 comme le Burg Wildenstein des universitaires allemands réfugiés, en avril 1945. Ensuite, il le jette dans le fleuve qui le porte d’Héraclite à Hölderlin, comme s’il s’agissait d’éons. Enfin, il le laisse naviguer souterrainement parmi tous les « courants de fond de la pensée », toutes les nappes phréatiques des sensoriums[iv]. Kluge l’intègre à sa nébuleuse des noms propres : « Ces luttes de tendances, ici Luhmann, là Adorno et Horkheimer, et là-bas Heidegger, ce sont d’absurdes lignes de front, et nous sommes appelés, tels des mineurs, à édifier nos bâtiments par-dessous tous les fronts, telles des taupes. » Il en va de la destination du savant – la science ou la Grèce ou la Crimée.

« Quels éléments sont sélectionnés, lesquels sont écartés, et comment les lacunes entre les événements sont-elles comblées ? », se demande Dirk Baecker dans « Commencement et fin en historiographie[v] ». Si les données événementielles et leurs noms propres mettent toujours en jeu une identité qui ne sait rien de sa provenance, le Heidegger de Kluge, « figure synthétique de cristallisation », garde cependant en remembrance cette provenance primigène, Herkunft. Si les encyclopédies ne font guère aujourd’hui qu’enregistrer, classer « les noms à même lesquels on pourrait raconter des histoires », Kluge fait pourtant de Heidegger, à force de contiguïté encyclopédique[vi] l’émetteur et le récepteur d’une « digraphie » de ses moments d’histoire et d’une « syngraphie » de ses époques de pensée[vii]. Il se produit alors la résolution de Heidegger au sens photographique du terme, une « déshistoricisation » de la distinction quotidienne entre commencement et fin[viii].

Quand la somatisation d’un « nom propre trouvé au hasard » est pour Pascal Quignard le cœur de la fiction[ix], le nom propre de Heidegger, qui ne doit rien au hasard, s’en remet dans la Chronique des sentiments, par-delà le réel et le fictionnel, aux hasards de change des situations de crise suprême. S’il est périlleux de prélever un nom propre et d’en retracer les figures et parcours à travers les « montages aléatoires » des Chroniques d’Alexander Kluge, dont le centre est partout et la périphérie nulle part[x], il est possible d’inscrire ce nom de Heidegger, somatisé et désomatisé à la fois, dans une sorte de spirale que jalonnent, sous le signe de la gravité du cas des cas, Ernstfall, quatre parcours, décrits ici dans l’ordre chronologique de leur parution chez Alexander Kluge pour les trois premiers, suggéré pour le quatrième. D’abord, l’accomplissement dévoyé, depuis Fribourg en Brisgau jusqu’à la Crète sous occupation allemande de 1941 à 1945, de la destinée d’un jeune « savant » et homme d’affaires, Mandorf – « Die Bestimmung des Gelehrten » (Chro II, 618-629), sous l’emprise de la commémoration du plus haut des Ernstfälle, en 1933 par le Recteur Heidegger : la mort en 1923 du « résistant » Albert Leo Schlageter sous les balles d’un peloton français d’exécution. Resté à Fribourg, Heidegger le poursuivra pourtant en Crète telle une ombre platonicienne portée. Puis c’est l’élargissement d’un périple imaginaire du professeur Heidegger en décembre 1941, selon une topologie nouvelle du Ernstfall, de Fribourg à Simferopol, dans la Crimée derechef sous occupation allemande, à la suite des groupes mobiles d’intervention assassins, Einsatzgruppen (Chro I, 417-434, 503-505). Puis c’est le redoublement, le détournement par Kluge, en un étrange cross-mapping (5.B., 90-95)[ xi] de la croisière grecque biographiquement avérée de Heidegger en 1962. À cette occasion, la mise à mal infidèlement mimétique de sa pensée de la grécité résonne à travers tout ce chapitre du Fünftes Buch, Quint Livre (5.B. 69-95) : « Le cours de vie d’une idée fixe », avec l’écroulement guerrier de la vision idéale de l’hellénisme en 1941 et la crise grecque depuis 2011 en Europe, dans le Ernstfall généralisé de contemporanéités éloignées. Enfin, dans Der 30. April 1945. Der Tag, an dem Hitler sich erschoß und die Westbindung der Deutschen begann, Kluge consacre sa onzième séquence au voyage immobile de Heidegger, fidèlement détourné par-delà les Chroniques des sentiments, non pas de retour à Fribourg même, au cœur de l’Université auto-affirmée, mais dans la proximité fugitive, non loin des unités françaises qui avancent, d’un séjour précaire à Burg Wildenstein, université d’urgence et de détresse, où il élucidera, pour lui-même et un auditoire restreint, « Die Armut », « La pauvreté », une notation de Hölderlin. De même que l’arc-en-ciel surgi des eaux fluviales de la Voie allemande du salut spirituel d’Anselm Kiefer (1975) s’élance hors du cadre, de même l’ellipse écrasée du parcours cosmo-topologique de Heidegger telle que nous la retraçons, de Fribourg à Burg Wildenstein en passant par la Grèce, de l’embouchure de l’Ister hölderlinien en Crimée aux sources heideggeriennes du Danube à Burg Wildenstein, va se poursuivre par-delà la Chronique des sentiments[xii]. Kluge fait de Heidegger le pérégrin de cette figure spiralée de pensées, hauts-faits, méfaits, expérimentés en tiers inclus spectral dans la trouée que laissa Hitler, le « tiers invisible », selon Jean-Pierre Faye[xiii].

Deux pérégrins du néant 

Étrangement, Kluge asssocie aussi bien dans ses Cours de vie de 1962 que dans son 30. April 1945 de 2014 les noms de Heidegger et d’Albert Leo Schlageter, de 1923 à 1933, de 1933 à 1945. Dans « La destination du savant. Mandorf », l’université de Berlin du temps de sa refondation vers 1810, avec Fichte, Schelling, Humboldt, ostensiblement cités, entre en rude collision par-delà les temps avec l’« autoaffirmation de l’université allemande » par Heidegger en 1933[xiv]. Mandorf, platonicien entravé et « national-économiste » déterminé, se retrouve pris en tenaille entre cet idéal humboldtien et le discours de « sa Magnificence » Martin Heidegger en mai 1933 devant le corps universitaire de l’université de F. dans toute sa profondeur historique et sa sédimentation hiérarchique, dans le morcellement de la Science. Nolens volens, Heidegger expose le malléable étudiant avancé Mandorf à la dureté héroïque, jusque dans l’absolu dénuement, d’Albert Leo Schlageter, ancien compagnon d’Ernst von Salomon dans les corps-francs de la Baltique et de Haute-Silésie, que les forces d’occupation françaises fusillèrent le 26 mai 1923 à Düsseldorf pour avoir fait sauter un viaduc dans la Ruhr, « pour sabotage et espionnage ». Des communistes comme Karl Radek, en avaient fait le « martyr du nationalisme allemand », invitant ses compagnons d’armes à faire volte face ; les nazis l’avaient érigé en héros de la « révolution national-socialiste ». Dans ce « Cours de vie », « La destination du savant », Kluge restitue dans une longue note de bas de page, en véritable bifurcation textuelle de montage pseudo-encyclopédique, la célébration de Schlageter par Heidegger, dont le support manuscrit est perdu – mais au discours indirect, comme une assertion reportée et récitée par Mandorf[xv]. Sous le signe de la mort, la gravité de la situation déespérée, Ernstfall, se présentifie par anaphores, accumulation et intensification de superlatifs, élatifs de la dureté, de la gravité, avec invocation du granite natal et de la pure volonté, à insuffler aux étudiants. En même temps, le « national-socialiste de gauche » Heidegger (Alexander Kluge) renforce les effets de son allocution en chantant le désarmement sans désarroi du jeune officier dans son « exposition existentielle[xvi] ». Mais à l’instar de Mandorf, sous-officier paramilitaire appelé pour sa compétence en langues dans une Crète criminellement occupée par les Allemands, qui va se percevoir pourtant comme éducateur et tuteur d’un peuple dans l’enfance, riches et pauvres, la caractérisation de la « Bestimmung » de l’officier, du savant, et par ricochet celle de Heidegger lui-même laissent pressentir que la « destinerrance » de Schlageter ne pourrait que le conduire au néant. Schlageter, « der Wanderer ins Nichts » – « Schlageter le Voyageur du Néant » (Jean-Pierre Faye), « le pèlerin du néant » (Pierre Broué), ce « pérégrin dans le néant » pour nous, « ins Nichts », Heidegger va la détourner du discours de Karl Radek, au cœur de l’occupation poincarienne dans la Ruhr, pour célébrer la résistance de Schlageter au néant, en ces premiers jours de son Rectorat de l’Université de Fribourg. Schlageter, Mandorf, « Wanderer ins Nichts », qui ne sont pas appelés à cheminer dans un « avenir meilleur pour toute l’humanité » (Karl Radek).

Dans sa note aussi encyclopédique qu’historique, Kluge le chroniqueur va fondre dans Mandorf. La destination du savant deux journées contrastées mais apparentées du recteur nouvellement nommé : il condense le discours inaugural solennel du 27 mai 1933 à Fribourg devant le corps enseignant en toge et bonnet – « L’auto-affirmation de l’université allemande » – et les « Paroles en mémoire de Schlageter » prononcées « librement » la veille sur la place de l’université, pendant la pause entre les cours, pour intensifier la ferveur de son auditoire[xvii]. De la sorte, l’invocation du moment crucial, « abarique » au sens klugien du terme, d’un kairos fugitif en destinée d’apesanteur de 1923, croise la « théorie » séculaire des fastes et des luttes disciplinaires des universitaires. Il en résulte la fiction factuelle d’un jour festif aussi intensif qu’extensif. La note paradigmatique qui recycle la dureté de Schlageter est mise en balance avec le syntagme historique avec arrêts sur les caractéristiques de Mandorf le malléable, dont la tendreté rejaillit sur l’ensemble du paradigme d’Ernstfall Schlageter-Heidegger. C’est ainsi que la campagne éducatrice de Mandorf dans la Crète dévastée l’induira néanmoins à une « assimilation confusionnelle des Grecs et des Nazis[xviii] ».

Chronique de la main de Heidegger en Crimée — Dans le chapitre IV du premier volume de la Chronique, dans l’histoire éponyme « Heidegger en Crimée », le chroniqueur Kluge précipite Heidegger dans le cas de crise majeure, Ernstfall, l’état d’exception d’écriture (Chro I, 417-434)[ xix]. La Crimée expose Heidegger à ce cas des cas oxymorique : alors qu’en Allemagne, Heidegger vit en décembre 1941 réellement sous une « mince couche de cas des cas », il va connaître fictivement en Crimée une idylle gorgonéenne qui l’exposera à l’impénétrable Ernstfall. C’est à la fois le moment fatidique de la bifurcation entre sa connivence avec Ohlendorf, chef de l’ « Einsatzgruppe D », le sinistre groupe mobile d’extermination qui sévit en Crimée, et l’instant en même temps destinal et aléatoire de la remise d’une enfant indécidablement grecque, juive, tzigane entre les mains de Heidegger.

Se percevant comme spectateur badaudant, Heidegger n’en est pas moins l’acolyte d’un exécuteur nazi de haut rang, le récipiendaire d’une fille autrement vouée à la mort – son souci, sa proie, son butin[xx], le découvreur-pilleur, tel un Herbert Jankuhn, de tablettes incrustées du fragment 62 d’Héraclite dans les ruines du temple d’Artémis[xxi]. Le voici affublé d’une aventure déclose sur les bords d’une mer Noire tout aussi close.

En toile de fond sinistrement arachnéenne, le chroniqueur ourdit la rencontre du savant-cobaye avec le chef du « groupe d’intervention D » du Sicherheitsdienst, le « camarade de parti » Ohlendorf, sinistre intellect précurseur et perpétreur de l’Extermination, que Himmler appelait le « gardien du Graal national-socialiste[xxii] ». Tout comme le Je lyrique de l’élégie « La destinerrance », Die Wanderung de Hölderlin s’écriait « Quant à moi, je veux aller au Caucase », Ich aber will dem Kaukosos zu (v. 25), le groupe d’extermination mobile d’Ohlendorf s’apprêtait à intervenir historiquement, « à destination du Caucase » le 31 juillet 1941, quatre mois avant le voyage fictif de Heidegger vers la Crimée. L’intervention du groupe d’Ohlendorf devait elle aussi s’achever « avant Noël 1941 » : comme il est de coutume chez Kluge, la veillée de Noël constitue l’horizon ultime de toute destinerrance[xxiii].

Le Denker Heidegger se commet avec Ohlendorf, installateur, exécuteur de la stratégie de l’Extermination, de la tactique des exécutions. Impassible, impavide, laconique, le chroniqueur leur rend justice en même temps qu’il les saisit par la justice, la dikè du fragment 28 d’Héraclite, les laissant parler jusqu’au bout[xxiv]. Ainsi Heidegger se fait-il imperturbablement rapporteur du diagnostic exterminateur d’Ohlendorf :

[Heidegger :] L’emploi de militaires à des ‘fins de dissuasion’ est inefficace, je dirais même : irréel.
Cet avis était partagé par le camarade Ohlendorf, en compagnie duquel je rentrais au quartier. Il n’était pas là en qualité de participant au deuil, mais comme témoin expert. Il lui incombe d’étudier à fond le problème des représailles, de préparer une sorte de directive, mais il en vient à conclure que ces exécutions placées sous le commandement de l’armée resteront entachées de dilettantisme, quelles que soient les objections écrites émises à leur encontre. En bonne logique, dit-il, il faudrait en opérer le remplacement par les services de sécurisation placés ici sous les ordres du camarade Ohlendorf, une unité d’élite constituée d’officiers supérieurs de police spécialement formés. (Chro I, 421)

Lors d’une exécution exacte, au sens d’Ohlendorf et de Heidegger même, celui-ci tombe sur son destin, Geschick, en l’espèce das Mädchen indécidable pour Heidegger, oscillant entre juive, tzigane, grecque, vouée à la mise à mort prochaine dans une ravine par l’Einsatzgruppe d’Ohlendorf.

Tel l’officier SS Max Aue dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell, roman paru en 2006, plus de six ans après la rédaction et la parution de Heidegger en Crimée[xxv], ce Max Aue qui rencontre Ohlendorf à plusieurs reprises, le philosophe se retrouve devant un autre « voyageur du néant », « friedlos tel le licanthrope de l’ancien Empire germanique », en témoin expert : « En effet, un assassin reste un spectateur. L’expérience, il ne la connaît que de loin. Elle établit en lui une banquise, un lac de glace », écrit François Meyronnis[xxvi].

Le philosophe, qui croit trouver ici son site événementiel, pense s’installer en colon, sich ansiedeln, dans la péninsule. Tel un Robinson, flanqué du caporal Freitag, Vendredi, l’aide-soignant avec lequel la relation deviendra intime, il réinstaurera la culture germano-hellène : « Le seul à vouloir rester ici, c’est moi » (Chro I, 423). Heidegger se racontant à la première personne, mais perforé par mainte autre perspective narrative, s’expose dans son monologue intérieur interrompu à la voix neutre qui transperce son corps pensant. En effet, Kluge a incorporé à ce dispositif de crise « quelque chose comme une rupture de style[xxvii] ». En Crimée, l’aiôn du philosophe, qui n’épousera plus tard le cours de vie de la Grèce contemporaine qu’avec réticence[xxviii], va se métamorphoser : « L’homme voué à la chose (conquis par sa proie) modifiera de fond en comble l’expression ‘cours de vie’ » (Chro I, 430) – vers les parages événementiels. « Phrygé », ce Lebewesen, serait alors, comme chez Pascal Quignard, « une proie qui n’est pas une proie et dont tout le site est la cache[xxix]. »

Mais le séparant des paroles d’Ohlendorf rapportées par Heidegger par la seule limite de paragraphe (Chro I, 431, l. 3), le chroniqueur va détourner ici en le trouant, le dénaturant pour en donner la quintessence, le dernier paragraphe de la « Représentation métaphysique de l’espace et du temps », qui figure dans le cours de Heidegger sur le chant nationel « L’Ister » de Hölderlin, comme s’il était transpercé par la légende national-socialiste de la « réinstallation », Umsiedlungslegende (Chro I, 431)[xxx]. Ainsi naît une « partition de coupures-liens[xxxi] », qui expose la leçon de Heidegger au site événementiel de la citation, au point d’intersection d’un montage où se mesurent les deux images montées (le texte de Heidegger est suivi par la version de Kluge) :

Texte de Heidegger :

Temps et espace sont le cadre construit en vue de l’ordonnancement calculant dominateur du ‚monde’ comme nature et histoire. Ce métrage calculant, découvrant, conquérant du monde, l’homme moderne l’effectue sur un mode dont le signe distinctif métaphysique prégnant est le machinisme moderne. La façon de procéder spatio-captatrice et chrono-haptique de l’homme moderne ne sert-elle qu’à occuper au sein du Tout de la planète une position susceptible d’assurer au temps de vie de cette humanitude l’« espace vital » approprié pour elle, ou cette manière de s’assurer de l’espace et du temps a-t-elle pour plus ample destination d’atteindre derechef de nouvelles possibilités d’intervention spatio-captatrice et chrono-haptique et de les intensifier, voilà qui reste en état d’indécision métaphysique. Si et comment cette volonté d’ordonnancement planétaire s’impose à elle-même une frontière, voilà qui reste en état d’indécision métaphysique. Au regard de ce processus qui s’est emparé de toutes les peuplades et toutes les nations, s’il peut sembler à certains moments que l’homme moderne en vienne à n’être qu’un simple aventurier planétaire, en même temps un phénomène tout autre et presque contraire accède au premier plan. Les mouvements spatio-captateurs sont en connexion avec l’implantation et la réimplantation. Comme contre-mouvement, s’implanter fait mouvement vers l’attachement à un endroit. Seulement, notre champ de vision est là aussi trop limité pour qu’il puisse être décidé, ou simplement conjecturé, si un bridage de l’élément aventureux implique une accession au chez-soi, ou à tout le moins en soit une condition. (Der Ister, p. 59) (notre traduction)

Version Kluge :

Temps et espace sont le cadre construit en vue de l’ordonnancement calculateur, dominateur du monde, ‘comme nature et histoire’ ; ce… métrage du monde, l’homme moderne l’effectue sur un mode dont le signe distinctif métaphysique […] est le machinisme moderne. […]
...
Si et comment cette volonté d’ordonnancement planétaire s’impose une frontière à elle-même, voilà qui reste en état d’indécision métaphysique. Au regard de ce processus qui s’est emparé de toutes les peuplades et de toutes les nations, s’il peut sembler à certains moments que l’homme moderne en vienne à n’être qu’un simple aventurier planétaire, en même temps un phénomène tout autre et presque contraire accède au premier plan. Les mouvements spatio-captateurs sont en connexion avec l’implantation et la réimplantation. Comme contre-mouvement, s’implanter fait mouvement vers l’attachement à un endroit. […] » (Chro I, 431)

Ici se noue plus serré un « entrelacs à gros nœuds entre le lexique nazi le plus évident et la langue philosophique de l’ontologie », comme l’écrit Jean-Pierre Faye dans Le Piège[xxxii]. La « résidence de la destinerrance » et la « destinerrance de la résidence », « Ortschaft der Wanderschaft » et « Wanderschaft der Ortschaft », l’opérateur Kluge les assigne à résidence par la mise en italiques d’une place. Des sept interventions qui transforment aussi bien le texte cité que le texte citant, nous n’en retiendrons ici que deux : d’abord, avant « reste en état d’indécision métaphysique » s’opère par la biffure de neuf lignes de texte un lissage peu décelable des possibilités d’« espace vital », vocable désormais national-socialiste, que Heidegger met entre guillemets de distanciation, et des procédures de captation de l’espace-temps. Ensuite, la mise en italiques de la place seule et unique de l’installation et de la désinstallation se met en contexture avec l’ici du lieu des assassinats d’où parlent Ohlendorf et Heidegger : « Ces exécutions, ici, ne sont que des études de cas, dit Ohlendorf, pas encore le cas décisif. » (Chro I, 431). Il revient aux altérations, coupures et coutures de Kluge, de resserrer l’intervalle entre la destination de l’esprit du fleuve en pensée de l’« estre » et la narration en préemprise et emprise nazie sur le monde.

Heidegger peut à présent être appliqué avec exactitude sur Ohlendorf et sa pure théorie de l’extermination, comme le haut-fait sur le méfait, son De l’événement sur le compte-rendu d’événements quotidien du Einsatzgruppe[xxxiii]. Le contempteur de l’espace public, Öffentlichkeit, fait observer que l’exécution, Exekution, risque d’être sans effet puisqu’elle bifurque en Hinrichtung « non-publique » dans une ravine à 13 km de Simféropol. L’inspecteur-chef Wernicke, un subordonné d’Ohlendorf, réplique : « Si, l’effet consiste en ce que le bruit se répand. L’invisible fait de l’effet. » (Chro I, 424). Tout l’arraisonnement événementiel installé par Kluge se révèle être la métaphysique sanglante de l’exacte exécution (Chro I, 425), tandis que Heidegger arrache en 1941 ses mots à son « Pourquoi des poètes » à survenir en 1946, en renfort d’un Ohlendorf qui prétend transmuter le Reich allemand – par les groupes mobiles d’extermination ? « Aux mortels ils apportent dans le noir de la nuit-monde la trace des dieux enfuis. » (Chro I, 423)[xxxiv]

Dans une séquence intitulée « Was ist Denken », « Qu’est-ce que penser », non pas, comme dans les leçons professées par Heidegger en 1951/52, « Was heißt Denken », « Qu’appelle-t-on penser », Heidegger en déshérence évoque pourtant ces temps tourmentés où se densifieraient les événements (I, 419). La Chronique de Kluge ne déclare-t-elle pas en un vertigineux report d’assertion : « Un vrai philosophe vit dans l’espérance d’un de ces moments ; il peut se dispenser du contact avec un excès de praxis pour peu qu’un tel ‘tourbillon gravitationnel de l’Histoire’ le touche directement au moins une fois. » (ibid.) Paradoxalement, cette survenue du « cas des cas » n’est pas celle de la grande guerre, qui n’est encore à ses yeux qu’une « mince strate de GRAVITÉ » dans les marges de l’Allemagne, mais son saisissement, Überfall, par la minuscule main de jeune fille qu’une « femme de petite taille aux yeux sombres » a posée dans la sienne (Chro I, 425), provoquant un tourbillon des membres ivres de sa pensée[xxxv] – « Le destin prend le philosophe par la main », tel est d’après Kluge le propos de « Heidegger en Crimée ». « Geschick », « schicken », en un double sens an-archique : remise de toute chose en son lieu, déplacement du lieu de toute chose[xxxvi]. Temps et être se retirent alors, sous le signe d’une sentence qui pourrait être de Carl Schmitt, mais se trouve dans Qu’appelle-t-on penser : « Tenir signifie originellement tenir sous sa garde. » / « Halten heißt ursprünglich hüten. » (Chro I, 425)[xxxvii].

Donner : « Un donner qui ne donne que sa donation, mais qui se retient et se retire pourtant, un tel donner, nous le nommons le destiner. À prendre le don en ce sens, l’être qu’il y a, est ce qui est destiné. Chacun de ses changements reste destiné de cette façon. » […] Avoir lieu : « Dans le destiner du lot destinal d’être, dans la porrection du temps se montre une dédicace, une dévolution – à savoir de l’être comme Estancia et du temps comme regio de l’Ouvert – en leur propre dévolu. Ce qui les voue tous deux, temps et espace, à leur dévolu, c’est-à-dire à leur coappartenance – nous le nommons : l’évent[xxxviii]. »

Cette remise et cette expédition ressurgissent et transpercent le corps expéditionnaire nazi en Crimée : « Erde durchragt Welt », – « Terre transperce le monde », saisit le philosophe par la main (Chro I, 417)[xxxix].

C’est alors que le chroniqueur expédie le philosophe à la source de la philosophie – l’incréé de la créature –, en-deçà de toute philosophie. « La main est une chose à part », disait Heidegger à Fribourg en 1951/52 dans Qu’appelle-ton penser[xl]. Il est remis à l’épreuve de cette singularité. Si la main « est séparée de tous les organes de préhension – les pattes, les ongles et les griffes – infiniment, c’est-à-dire par l’abîme de son être », cette embuscade tendue par le Geschick, ce coup de dés du destin, l’évent même, ce triple lot, Los, le jettera dans la ravine où il recevra et offrira, s’offrira et se recevra, mais saisira en même temps son butin, son Lebewesen, affirmera son emprise adamique en lui donnant son nom grec rarissime, Phrygé, fille d’Herakles, le demi-dieu qui chez Hölderlin rebrousse l’Ister[xli]. « Seul un être qui parle, c’est-à-dire pense, peut avoir une main et accomplir dans un maniement le travail de la main. » Or, Heidegger ne parle ni ne comprend la langue de Phrygé, mais il n’est plus que signe, deutungslos, qui montre –

Inquiétance du temps

Sur la cime
de ramure
s’ouvre la fenêtre –
tel l’éclair
se précipite
l’alérion
dans l’abysse –
hors champ
s’élève une voix :
« La main s’en va
à l’aventure » –
intempestive :
« de gauche et de droite
les mains
de Che Guevara
coupées à la hache » –[xlii]

Kza Han

« La gravité d’un cas, c’est le LIEU DE L’IMPOSSIBLE », persiste à penser le Heidegger de Kluge (Chro I, 427). Dans la Crimée occupée par les troupes et les groupes d’intervention national-socialistes, hantée par les unités de partisans, seul un cas de crise majeure supérieur à l’Ernstfall même de la guerre pourrait sauvegarder sa proie, sa protégée, qui en fin de compte sera enlevée au savant désormais impuissant : « Cela il le peut au front, entre amis, et pour le cas où le front resterait front pour l’éternité et qu’à présent ils opèrent une avancée commune jusqu’à l’Oural […] dès lors il pourrait protéger ce bien. Mais il ne peut le reconduire au pays, car le cas des cas n’y existe pas. […] Ce qu’il ressent ici, c’est un manque de cas des cas, une parodie de cas des cas, bien que cela se fasse passer par moments pour la guerre, pour le cas des cas[xliii]. »

Même lorsque le chroniqueur expose Heidegger en une parabole corporelle aux ravines, crevasses et marmites gelées des monts Jaina, avec tous les tropismes d’un cas de crise mortelle traité par ces partisans qui s’y abritent, ceux-ci, pourtant dits omniprésents, ignorent ironiquement le marcheur solitaire et les motocyclistes qui l’amènent, conduisant l’Ernstfall à l’absurde par une écriture klugienne tout aussi partisane et irrégulière (Chro I, 422), au point de nouage entre narration et concept, à l’instar de Jean-Pierre Faye, « l’effrayante dentelure de roc avec laquelle s’est mesuré le vaisseau de langage conduit par la main Heidegger[xliv]. »

En dénommant « Phrygé » la créature innommée, cette « Grecque » qui, pour Heidegger, descendrait d’Iphigénie, souffrant pourtant d’une variété inconnue de gale (Chro I, 429), le philosophe se reconnaît dans une Grèce aussi européenne qu’asiatique, celle d’Iphigénie en Aulide et en Tauride, non sans pressentir Cybèle avide de sacrifices, mère des dieux et grand-mère de Phrygé. De la sorte, il entre en résonance avec Heiner Müller, qui inspira à Kluge ce voyage de Heidegger en Crimée, évoquant Goethe découvrant l’Italie : « Ce n’était plus Winckelmann, tout à coup la beauté, c’était le gorgonéen, le monstrueux en Sicile[xlv]. »

« La foudre gouverne tout[xlvi] » – pour Heidegger, ce fragment 64 d’Héraclite, c’est le feu du ciel, mais pour Kluge, la quintessence de la guerre-éclair impulsée par les « énergies de gauche », « linke Energien ». Dans « Heidegger en Crimée » de Kluge, Héraclite donne en même temps le code secret de la post-hisoire de la révolution conservatrice telle que la détournent de concert Heiner Müller et Alexander Kluge. Ici, Heidegger est précipité à l’extrême bord des crimes et délits perpétrés par la Wehrmacht, les Einsatzgruppen, ces savants engagés dans la Kriegswissenschaft, les scientifiques pilleurs d’œuvres d’art dans les musées criméens. Tout cela, Kluge le contamine autant qu’il le convertit en pensée. Ainsi, il s’approprie, en le crochant par une main prédatrice qui dément tout ce qu’il aura dit de la main, en jouissant et l’interprétant dans une « cellule de savant » qui n’est pas sans parodier le « Gehäuse » de Saint-Jérôme, le fragment 62, à la lumière quadrillée de ses quatre « bougies Hindenburg » en provenance de la première guerre mondiale, au nom du maréchal qui amena au pouvoir l’ordonnateur de l’envahissement et de l’anéantissement de la Crimée (Chro I, 432). S’ouvre alors, se ferme sur une tablette métallique l’abîme qui sépare autant qu’il réunit hommes et dieux : « Immortels mortels / Mortels immortels, / vivant des autres la mort/ mourant des autres la vie[xlvii] » (Chro I, 432). Alors que selon Heidegger en sa cellule, « le mot ‚opposition’, Gegensatz, n’apparaît dans aucun texte d’Héraclite », l’ajointement à contre-boutants du divin et de l’humain, de la vie et de la mort, recouvre la mort que vivent les suppliciés de Simféropol, en même temps qu’il signe la mort du monstre, « mort de la vie des autres ». Le retour de boomerang « jusqu’au cœur de l’extrême aujourd’hui et de ses crises » que provoque selon Gérard Guest Héraclite chez Heidegger, fait volte-face dans « Heidegger en Crimée » vers Heidegger même, voleur d’Héraclite comme Prométhée fut voleur de feu divin[xlviii]. À son tour « exproprié » de sa protégée happée par un « transport », Heidegger de Kluge met en jeu à travers le fragment 5, en une incongrue, anachronique critique des idoles chrétiennes, l’appareillage totémique de l’Avent : « Et ils font des prières à ces statues comme quelqu’un qui parlerait à des maisons, ne connaissant en rien ce que sont les dieux et les héros[xlix]. » Oubliant ici la première partie, sacrificielle, du fragment de Diels-Kranz, le sang qui fait vivre et mourir, Heidegger reprend la comparaison d’Héraclite, constatant que l’intérieur de ces demeures parodiques « est vide, et l’entretien, absurde[l]. »

Si Heidegger ne parvient à emporter en Allemagne ni ses tablettes héraclitéennes, ni sa créature judéo-grecque-tzigane, il aura amené en Crimée, selon la suggestion de Heiner Müller à Alexander Kluge, le fragment stratégique, chiffre secret du travail contrarié de la guerre-éclair, « geballte Energie von links » qui hante dans la Chronik I le chapitre de la Description de bataille (Chro I, 509-793) : « Or la foudre gouverne tout l’étant. » (fragment 64). Dans une émission télévisée d’Alexander Kluge s’entretenant avec Oskar Negt, sur Adorno, Heidegger et Héraclite l’Obscur, Skoteinos (1996), une spirale grecque-allemande de mots, de couleurs, de sphères, court-circuite la guerre avec la foudre à travers ce fragment, y accueillant Parménide[li]. Ainsi se concrétise en sphères des couleurs la dichotomie que soutient sobrement et fermement Oskar Negt, et que contrecarre subtilement Alexander Kluge, tel un enfant héraclitéen qui joue : « PARMÉNIDE, le philosophe de la persistance et de l’ordre », « HÉRACLITE, le philosophe du mouvement et des ruines », du tiers inclus – guerre et vie, l’éclair, un chaosmos de fulgurances (Skoteinos p. 257, illustration p. 255). Ainsi, le commentaire heideggerien s’éclaire du feu de Zeus, quintessence de l’imprévisibilité des dieux et de leur nature radicalement novatrice et indifférente aux humains (Chro I, 409), la déflagration de la flamme : « Comme foudre, le feu traverse en éclaireur le tout de sorte qu’en ce qui est à chaque fois pur regard de l’œil, chaque fois le tout s’ajointe dans son ajointure », disait Heidegger dans son cours de 1942/43 sur Héraclite et le logos[lii].

En agôn stichomitique, Negt et Kluge font honneur au « pantha rhei » héraclitéen apocryphe, au « fluidifier » authentiquement klugien de l’Éphésien, qui se serait exposé à l’inquiétance du temps, « mouvement du concept, c’est-à-dire des décombres », comme dans le fragment 124 d’Héraclite : « Des choses jetées là au hasard, le plus bel arrangement, ce monde-ci[liii]. » Commentant ce fragment avec Oskar Negt, Alexander Kluge radicalise sa « polarité qui combine le disparate et l’ordre[liv] », en « rebut » et « plus beau cosmos » – ce kosmos que Heidegger appelait « la plus belle des parures », « das schönste Gezierde[lv] ». Ici résonneraient chez Héraclite l’Obscur les sons intermédiaires, Zwischentöne, le tiers inclus où la manigance d’une Verschrottung est proche, ce désossement et concassement klugiens[lvi].

« Jetzt komme, Feuer ! » Au cœur du dialogue « Héraclite l’Obscur » surgit sur l’écran, sur la page, une photo noir et blanc, en discordance avec l’éclair jaune sur fond noir – « Das Seiende im Ganzen aber steuert der Blitz » / « Or le tout de l’étant, la foudre le conduit[lvii] ». À sa poursuite, l’événement d’inquiétance du temps transperce l’entretien accordé par Heidegger au Spiegel le 23 septembre 1966 à la maison de la Rotebuck à Fribourg et son postlude dans le chalet de Todtnauberg, à Rudolf Augstein accompagné de Georg Wolff, rédacteur au Spiegel, ancien SS[lviii]. Rudolf Augstein, le « faiseur » des médias, et Heidegger, le contempteur de la publicité et de la sphère publique – « Öffentlichkeit ist der Selbstmord der Philosophie » / « L’ouverture au public est le suicide de la philosophie », avait-il écrit en secret dans les Cahiers Noirs. Alors se cristallisent chez Negt/Kluge en image dialectique avec les visages minéraux d’Héraclite et de Parménide, leurs sphères-mondes – « Photo noir et blanc : deux hommes dans un chalet de montagne / Étagères remplies de livres, une table, en incrustation : Martin Heidegger / Rudolf Augstein ». Au dehors, l’appareil photographique de Digne Meller Marcovicz illumina en un éclair le site. Innommée, la sentence de Heidegger résonna , « seul un dieu encore peut nous sauver », sentence non pas issue du four d’Héraclite, mais d’une hutte, d’une bibliothèque, d’une forêt, où se dresse le « monde de terre transpercé » (Chro I, 430) :

Écholalie de Todtnauberg

Jamais
ne tomba
ainsi taillé
un dé d’étoile
de son socle
– d’où
tombait
à pic
l’eau de source –
en bouée de sauvetage
sans bruit
dans l’auge de bois
ravinée
se laissant rouler.

Dans la main gauche
un seau d’eau,
la main droite
sur le bord de l’auge,
immobile
dans la poussée d’herbe
– ni en avant
ni en arrière –
debout le gaucher
sort scellé,
dans le champ
à la clairière de brume
tournant le dos,
arraisonnant
le creuset de lumière.

Kza Han

Non loin de Heidegger et de Digne Meller-Marcovicz, Kluge évoquera Marx, Lassalle – et Negt invoquera ce mouvement ouvrier qui, transperçant le mythe, reconnaitra le temps-monde de la foudre d’Héraclite. Ainsi se creusera l’ énergie de la guerre éclair : « Das Seiende im Ganzen / aber steuert der Blitz ».

Délos, Davos – À la recherche obstinée du premier commencement héraclitéen au « pays des dieux enfuis[lix] » (S 12/13), Martin Heidegger finit par accepter durant les jours de la Pâques chrétienne de 1962, l’année même de la parution du « Cours de vie » de Mandorf le platonicien de Crète, un don de sa femme Elfride : la croisière en Grèce à laquelle leur ami Erhart Kästner, qui avait parcouru sous l’égide de la Wehrmacht la Grèce, et notamment la Crète occupée en 1943 pour écrire ses livres, incitait depuis plusieurs années celui que retenait la crainte d’être déçu, « le chemin de pensée se révélant dès lors comme une aberration », sans cependant l’accompagner le jour venu[lx]. En « marque de reconnaissance », Zeichen des Beschenkten, Heidegger dédia Séjours, Aufenthalte, « à la mère », quarante pages d’un récit tâtonnant, à la recherche de quelque Stimmung alétheïque, pour que finissent par se recouvrir la topologie de l’être grec avec son kosmos et la topographie éclatée de la Grèce contemporaine avec son industrie du tourisme cosmétique. « Ce cadeau exigeait son effectuation », écrit Heidegger, comme une réminiscence de sa vieille ontologie de la facticité (S 14/15). Un demi-siècle plus tard, Alexander Kluge ramasse et détourne Aufenthalte/Séjours dans les six pages de son « Nouveau cours de vie » du Quint Livre de 2012 : « Très loin du Ve siècle avant J.-Ch.[lxi] ». L’hypertexte klugien conclut cette histoire en lointain, pourtant étroit palimpseste et parodie contre-mimétique de tout un chapitre consacré à la Grèce en crises, intitulé « Cours de vie d’une idée fixe » – en effet, les humains ne sont pas seuls détenteurs d’un cours de vie : « […] les choses aussi : les vêtements, le travail, les habitudes et les attentes. » Pour Kluge, Heidegger sera une clé de chiffrement de l’écriture invisible que constitue l’ensemble de ces cours de vie (5.B 11).

Sa croisière en cabotage sur le « Jugoslavija », au contexte contemporain innommé[lxii], sur ce « vaisseau de fer », Eisenschiff (Alexander Kluge), sans feu ni lieu, conduisit Heidegger de Venise à Ithaque, puis en Crète et à Rhodes, avec retour par les Cyclades, de la mer Égée à Athènes par Délos, le cap Sounion, enfin Delphes et Venise, le périple refermant sa boucle au cœur de la grande spirale primigène de la destinerrance heideggerienne. Invoquant d’emblée, puis paraphrasant longuement la quatrième strophe de l’élégie hölderlinienne « Pain et Vin » avec ses instantes anaphores du wo, de l’ « où donc », Heidegger tente de dégager au forceps de son propre questionnement le « grand destin » (S 8/9), le « Geschick » d’un trajet prédéterminé par l’organisateur de la croisière. Dès l’embarquement à Venise en un dimanche des Rameaux liturgiquement déserté, cette croisière sera traversée par « l’énorme puissance et par la sophistication des postes de commande en lesquels se ramifie l’arraisonnement » (S 20/21)[lxiii]. L’invocation heideggerienne d’une telle destinée en fuite permanente aura lieu sous le signe de l’ethos, le séjour, du kosmos, l’éclat du monde, de l’aletheia, le cèlement décelant. Telle la destinerrance de Hölderlin jusque dans le Caucase sans jamais aller ni en Italie ni en Grèce, la prescience goethéenne de la Grèce asiatique à l’extrême pointe de la Sicile, et peut-être les quatre savants et cosmonautes historiocides des Processus d’apprentissage à issue mortelle de Kluge, qui prennent possession des planètes de la voie lactée par le seul fait de passer au loin, Heidegger quittera le navire le moins possible, se confiant à son regard intérieur et son pouvoir imaginal, lisant longuement Héraclite et son fragment 90, avec ses « dits à lointaine portée », « fernhintreffenden Sprüche » (S 8/9, trad. légèrement modifiée), tandis que ses compagnons de croisière visitent Rhodes et reviennent enthousiastes de l’île dont il aura manqué l’Acropole (S 46/47).

Ce mutos longuement prémédité d’une topologie de l’estre, Seyns, et d’une rhétorique de l’étant, Kluge le subvertit par la disposition monadique de l’espace narratif. Le pathos heideggerien des quarante pages est aspiré sur cinq pages par le bathos klugien. Philippe-Joseph Salazar éclaire le poème topographique de Heidegger, qui entrecroise les régions célestes : certes, le « Jugoslavija » croise du couchant au levant, mais le récit de Heidegger qualifie d’oriental tout ce qui renvoie au tropisme technique occidental[lxiv]. C’est un sobre feu céleste hellénique-asiatique qui va faire fondre ce dispositif chez Kluge.

Du dimanche des Rameaux galvaudé de Venise à la Pâques de Délos, Heidegger commence par croiser dans Séjours la chrétienté de Byzance à Ithaque, avec son pope, au lieu de la grécité espérée, l’élément « asiatique » prononcé de Corinthe avec Mycène provoque « une réaction de défense, Abwehr, à l’égard du monde préhellénique » (S 32/33). Du monde labyrinthique de Crète, Cnossos en son être égyptien-oriental, émanait pour lui une infamiliarité redoublée sous le signe omniprésent de la bipenne (S 38/39). Quant à Kluge, il aiguise d’emblée cette acuité visuelle de Heidegger en croisière, le projetant très en-deçà, au-delà du Ve siècle avant J.-Chr. Il retire à Heidegger son propre retrait de l’Asiatique, exécutant l’effectuation oscillante du voyage heideggerien, comme on exécute un jugement, il jette l’ancre dans la clairière de la « trouvaille » heideggerienne, le « Fund » de l’élégie de Hölderlin Heimkunft, qui chez Heidegger en Crimée n’est que rapine (Chro I, 426), l’hybride du désabritement. Quand Heidegger commence par douter, notamment devant Ithaque, que l’expérience du commencement grec puisse jamais nous être accordée (S 18/19), Kluge surexpose Heidegger à une question autrement plus radicale : « Peut-être que tout mythe n’a jamais relevé que du mot, non du terrain ». (5.B. 91). Serait-ce quelque centaure au corps heideggerien, à la tête klugienne, puisque Kluge lui-même dit dans un entretien avec Romain Leick : « L’Arcadie est une utopie perdue, le mythe n’est que mot, non pas lieu[lxv] ». C’est là son diagnostic narratif d’une perte du logos et de sa puissance performative dans un lieu alogos, le site heideggerien, hölderlinien, le pèdíon tēs alétèias (S 52/53), champ du désabritement, Gefild der Unverborgenheit, arraisonné par le Gelände de la technè, le Gewässer de la physis :

Žuvys

Vers la ramure stellaire
s’élevant par delà le rayon
le soleil couchant
vers la baleine abyssale
se laissant choir

Kza Han

Ithaque, la Crète, Délos : trois Aufenthalte d’intensité hellénique croissante chez Heidegger, trois Gelände désertés par les dieux chez Kluge. Sur des vers choisis de « Pain et Vin » de Hölderlin, des anaphores de questions purement élégiaques sur le lieu poétique, « wo die Tempel … » donnent la basse continue aux voix de dessus, Euripide, Pindare, Héraclite… Cependant, le Heidegger de Kluge reconstruit en contrepoint l’élément hymnique de « Pain et Vin », en sourdine élégiaque chez Heidegger même : « Bienheureuse Grèce ! ô toi maison des célestes tous / le sol est toute mer ! et tables les monts / […] De vrai (…) jadis édifiés ! » (4e strophe, 5.B. 90)[lxvi]. Où les Séjours de Heidegger déplorent avec Hölderlin la perte et la fuite des dieux[lxvii], « Très loin du Ve siècle avant J.-Chr. » donne la parôdia, la parodie klugienne née de la rhapsodie heideggerienne[lxviii] : temps et être klugien épousant périlleusement l’être et le temps heideggerien, par l’exact contre-chant éloigné d’un chant hölderlinien aussi enthousiaste que sobre, non exempt d’aspérités, effleurant le ton grec fondamental selon Hölderlin, le feu du ciel nourri de l’élément asiatique : « La nuit survient / Gorgée d’étoiles /et certes peu soucieuse de nous. » (« Pain et Vin », 1e str., v. 15 sq., 5.B. 90) – « Au tréfonds bouleversant parvient ainsi / Du haut de l’ombre parmi les hommes leur jour. » (« Pain et Vin », 4e str., v. 71 sq., 5.B. 92) – « Et dans la nuit glaciale / se querellent les ouragans seuls. » (« À Diotima », v. 6, 5.B. 94).

Or, dès Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945 (1977), le bombardement qui détruisit la ville natale d’Alexander Kluge, un tel événement ne pouvait plus se tourner, pour l’institutrice Gerda Baethe et sa stratégie d’en bas embryonnaire, vers l’évent, Ereignis, pour retourner « Sein und Zeit » en « Zeit und Sein », face à la stratégie d’en haut d’un « système conceptuel, un édifice d’idées voilées de fer blanc[lxix] ». C’est dès 1928 qu’elle avait manqué de saisir le kairós par les cheveux, selon le narrateur de L’inquiétance du temps, lorsque lisant et commentant collectivement Sein und Zeit de Heidegger (1927), elle avait échoué à mettre l’être précursif du Dasein en tant que pouvoir-être aussi factuel qu’existentiel – la résolution, Entschlossenheit, d’une stratégie d’en-haut – en conjonction avec le temps-monde, le cours de vie des dizaines de milliers d’enseignants résolus à mettre en œuvre une stratégie d’en bas.

La brève séquence éponyme du chapitre « Le cours de vie d’une idée fixe » du Quint Livre de Kluge considère de près le « mot d’ordre » goethéen, inscrit en majuscules, « DAS LAND DER GRIECHEN MIT DER SEELE SUCHEND », et l’épingle dans le texte tel un papillon qui vous regarde de loin. Aussi funeste pour la « Grèce Allemande » que pour le « Gothenland » de Crimée, l’année 1941 est placée sous le signe philologique d’un directeur d’études grecques et colonel commandant la place de Thèbes, le Dr Erich von Lerchenberg-Winnigerode, selon lequel ce n’est pas le nouvel État grec du XIXe siècle qui refléta la lumière de l’antique pays grec, mais bien son appropriation par « la philosophie classique allemande, les décors de Schinkel, le cachet architectural de la capitale, Berlin, au XIXe siècle, les pièces maîtresses des musées anglais » (5.B p. 71). Au cap Sounion, dont le temple à la dure blancheur « renvoie avec agressivité le soleil en écho », le temps de « Heidegger et ses camarades » fait écho au temps des détachements radio allemands, les « camarades » du temps de l’occupation, dilatant l’espace jusqu’en Mésopotamie par leurs communications enfiévrées, enfin celui des héros de l’Antiquité, par la grâce et la « logique des probabilités suffisantes » d’une eau de baignade commune et de l’abrupt soleil grec au zénith (5.B, 94). De même, le Heidegger de Kluge, ce « chasseur de mots », supplée le Heidegger des Séjours lorsqu’il évoque, comme si de rien n’était, l’année d’occupation 1941, et l’improbabilité de la trouvaille, du « Fund » hölderlinien[lxx] : « J’en aurais eu vent dès 1941 par des amis du Haut Commandement là-bas » (5.B. 90). « D’amers en amers[lxxi] », sa croisière est survolée dans le lointain, à quelques pages de distance dans le Quint Livre, par le « regard allemand sur la victoire finale » en 1941 (5.B. 78), avec cette Crète qui tient ensemble un vaste éventail de chasseurs Junkers en séjour guerrier sur l’île.

Abb. : Der deutsche Blick zum Endsieg geht 1941 von griechischem Boden aus.

Dans son cours sur Héraclite, Heidegger traduit l’ēthos du fragment 78 par Aufenthalt, « séjour », dans le sens d’une « habitation au cœur de l’être », non par « caractère », comme le font en français Bollack-Wismann ou Marcel Conche[lxxii]. Dès lors, gnomè ne serait pas « connaissance » ou « raison », mais « pré-méditation » ou « conseil » : « Le caractère de l’homme, de ne pas tenir les intentions, du dieu de les tenir[lxxiii]. » C’est quelque « dynamique des hauts et des bas » qui animerait dès lors Heidegger d’une intention inattendue, en apparence peu heideggerienne. En effet, le travail sur le séjour de ce périple, ēthos, amène le chroniqueur à prêter à l’auteur de la Lettre sur l’humanisme, avec sa destruction de l’éthique, le projet incongru, qu’il oubliera dès son retour en Allemagne, d’une théorie de l’éthicité, « THEORIE DER SITTLICHKEIT », comme en écho à la Métaphysique des mœurs kantienne, aux Doctrines éthiques de Fichte ou au Système de l’éthicité inachevé du Hegel d’Iéna, voire l’éthicité de l’éthos, Sittlichkeit der Sitte nietzschéenne… Comme si l’ēthos hétaïrique et ses Mystères, l’indifférence divine et ses automates (Chro I, 409)[lxxiv], le dialogue des morts d’Adorno avec Heidegger laissaient paradoxalement entrevoir au Heidegger klugien la possibilité d’une archi-éthique à la lueur trouble de l’arraisonnement technico-touristique du site grec (5.B., 93)[lxxv].

Ainsi Kluge provoque-t-il chez Heidegger une catastrophe des yeux de l’esprit, dès lors qu’une « omission » permet à l’omis de sauter aux yeux, comme sur un négatif photographique. L’hypertexte klugien jette tout le lest de l’hypotexte heideggerien, de la grécisation de la Grèce, en commençant par alourdir Heidegger, le lecteur, le citateur, le récitant passionné, de matières cueillies, recueillies, dérobées : deux caisses de livres devant la Crète, « avec vue sur la baie d’Heraklion », puis des pierres en guise de fragments antiques dans le labyrinthe de Minos à Cnossos. Cette levée, cet allègement et soulagement que Heidegger recherche avec plus d’acharnement que de délaissement au fil de sa croisière, Kluge les lui accorde lors du passage d’Ithaque, dont Ulysse est absent, au golfe de Corinthe sur le vapeur métallique, par la contre-vision d’un « svelte bateau en bois », ses voiles battant au vent, dont le pilote aurait « passé tout son temps de vie à affronter Poséidon en combat singulier. » Il offre alors au philosophe une bien-aimée vision hölderlinienne : « Dans l’œil du marin ‘cingle le nordet’, lit-on chez Hölderlin. » – « Quand nous lisons chez Homère : ‘Il souffle, cinglant, l’œil tel le nordet’, c’est difficile à filmer, car c’est bien l’œil qui souffle, non le vent », écrit Kluge dans les « Fontaines des dieux » (Chro I 477), en présence d’Andreï Tarkovski[lxxvi]. Exemplaire des « Nouvelles histoires » klugiennes, « Très loin du Ve siècle av. J.-Chr. » ne serait-il pas tel ce navire de bois cinglant vers le large, appelé à alléger Heidegger et les autres de leurs coffres de pensées (5.B., 90) ?

Face à la Crète, l’étrangère à sa vision de la Grèce, Heidegger tente déjà dans Séjours d’interpréter « le tout autre scintillement du sommet enneigé de l’Ida » comme faisant signe vers un centre de gravité de cet apparent éparpillement des îles grecques, les Cyclades (S 40/41), les larmes dans les « yeux du monde miraculeux », Augen der Wunderwelt, du chant nocturne de Hölderlin en 1805 – « Thränen », avec Délos, « le discret, le menu milieu de la couronne d’îles », (S 50/51). Mais ce n’est qu’à la fin de sa croisière, en quittant Delphes, que Heidegger éprouva pleinement cette eúkuklos sphaírè, la métamorphose de l’antique Grèce en « une seule île fermée aux autres mondes connus et inconnus […] blottie en l’insularité qui est la sienne » (S 82/83 sq.). Ainsi s’ouvrirait pour lui la contexture de la fin et du commencement, le séjour clos sur terre et le « séjour des dieux enfuis s’ouvrant à la mémoire », la confiance recouvrée en Hellas se nourrissant de la dernière strophe du « Chant de l’Allemand » de Hölderlin et de la vision d’antiques dauphins accompagnant quelque temps le vaisseau de fer (S 82/83). Mais comme pour opérer une catastrophe élémentaire, la dernière séquence de la brève chronique klugienne change ce kúklos à la construction laborieuse, à la compacité douteuse, cette plénitude invoquée, en inanité, lacunairement comblée par les îles : « [De fait, la Grèce est un espace singulièrement sans terre, pour ainsi dire ‘vide’, que les îles disséminées ne remplissent que d’une manière littéralement ‘sporadique’] » (5.B., 95, en caractères gras dans l’original). Dès Délos, à la recherche d’une antique trace, le déchirement insulaire de la Grèce projette Heidegger dans un avenir périlleux, le Jetztzeit même de la Grèce : « Ce territoire de son voyage était une base de missiles d’où s’élançait une extrême dangerosité. » (5.B. 93) Tels sont les premiers vers de l’hymne inachevé de Hölderlin « L’Unique », que Heidegger cite depuis l’Allemagne, chantant ce lien qui chez Kluge le ligote, fesselt : « Qu’est-ce qui aux / Antiques bienheureux rivages / M’attache, que plus encore je / Les aime / Que ma patrie » (5.B. 95).

Le travail déceptif de préparation à une Athènes qui « alors déjà n’avait rien accueilli d’Héraclite en son sein » fait basculer chez Kluge l’enthousiasme heideggerien d’une construction du divin et de son retrait, tout en infusant dans la parodie, chemins à la fois se recouvrant et radicalement autres, le Geschick de la Grèce, ses « tumultes et passions ».

Auparavant, ce fut Délos, « la manifeste, qui décèle sans recel » (S 48/49, traduction modifiée), l’occasion pour Heidegger d’un infini « coup de sonde dans Aléthéia » qui cèle, décèle le mystère brièvement évoqué des jumeaux Apollon et Artémis[lxxvii] (S 48/56). Mais condensant l’Aléthéia dans les termes mêmes de Heidegger, dégageant cette « vérité » des strates interprétatives composites qui l’écrasèrent, « imitant » Heidegger en cela, Kluge va le faire séjourner auprès des jumeaux, Geschwisterpaar, non sans avoir mentionné « platement » le plat rivage de l’île baigné d’une brume, comme pour désenchanter l’hypertexte hymnique de l’Aléthéia en une paradoxale potenciation (5.B. 92). En effet, le Heidegger de Kluge va dénier à la différence sexuelle des deux divinités, précairement conservée chez le Heidegger des Séjours, tout droit sur Apollon et Artémis : « On s’aperçoit alors qu’ils sont frères, et non pas dieu et déesse. » (5.B. 92) On rejoint ici la transsexualité de la « Phrygé » du philosophe en Crimée, sa parenté déniée avec le Page de Gustave-Adolphe, la nouvelle de Conrad Ferdinand Meyer. Sans pour autant androgyniser Apollon et Artémis, Kluge invoque la neutralité, l’asexuation d’une libre « estance » divine, telle qu’en 1928 Heidegger la revendiquait lui-même pour la neutralité ontologique du là-être, en-deçà de tout concept générique, cette « LIBERTÉ DES DIEUX, qui consiste en ce qu’ils répliquent à toutes les séparations que gère l’humanité par leur DÉSOBÉISSANCE GÉNÉRALISÉE » (ibid..) De même qu’il abolit la différence sexuelle divine en « fraternisant » Artémis et Apollon en-deçà de l’être et du paraître, le Heidegger de Kluge envisage froidement de « liquider la différence entre l’homme et la femme », faisant du fard d’un cosmos dévoyé la condition a priori du temps et de l’espace du Geschlecht, la frappe d’un lignage, en un inquiétant rebroussement (5.B. 93).

C’est avec le même sang froid igné qu’à Davos Heidegger avait affronté en 1929, selon le chroniqueur, le néo-kantien et goethéen humaniste Ernst Cassirer lors de leur célèbre « dispute », à partir des deux écrasantes colonnes « asiatiques » aperçues par Goethe même lors de son voyage en Sicile le 23 mars 1787, répercutées par Heiner Müller s’entretenant avec Alexander Kluge :

Et c’est alors qu’il a subitement découvert le gorgonéen, l’élément asiatique en fait, tout comme Hölderlin aura ultérieurement découvert l’élément égyptien dans l’hellénique chez Sophocle, lors de ses traductions. Et il se peut bien que ce soit aussi une découverte de Heidegger, l’asiatique dans l’antiquité[lxxviii].

Redressées par Heidegger, ces colonnes écrasaient ce que la pensée de Cassirer avait à ses yeux de frêle, de « filigrane ». Impassible, le chroniqueur remet Heidegger à un discours indirect libre et sans entraves assumant ce haut fait brutal, ce « méfait », qui n’inspire à l’auteur nul Leid, regret. Alors devient criante la victoire auto-proclamée, rapportée à la première personne du pluriel, de l’auteur de Kant et la question de la métaphysique et d’Être et temps sur le penseur des formes symboliques et du mythe (5.B. 91). Alexander Kluge va subtilement comparer ce « différend barbare » au combat de l’escrimeur qui attaque infatigablement l’ours, lequel repousse infailliblement tous ses assauts dans le « Théâtre de marionnettes » de Kleist, et se solidariser avec Cassirer au nom de la dialectique des Lumières et d’Adorno, fustigeant les « jeunes nazis » de Davos disssimulés sous leur défroque philosophique. Mais qui était l’ours, qui était l’escrimeur[lxxix] ?

Éloignant toutefois Heidegger de cette « prouesse », Kluge le transporte sur le Parnasse, afin qu’il confère paradoxalement avec un Adorno en quelque sorte divinisé, « le philosophe son antipode, le prétendu ennemi », néanmoins apparenté au sein des courants souterrains de la pensée (5.B, 92) [lxxx]. Le chroniqueur klugien ajointe ici l’analytique heideggerienne du là-être de 1928 avec l’évent à venir chez Heidegger, Ereignis, celui de l’apparaissement et du retrait des dieux.

Dans Séjours, Heidegger tentait obstinément de restaurer la contexture destinale du monde grec et la complétude des noms divins. Celles-ci pouvaient jouer alors avec ce qu’il avait appelé temps-monde, en fruition, Zeitigung, de la fruition originaire de la temporalité dans Sein und Zeit (§ 82, p. 436). En 1943, il allait traduire par ce Weltzeit l’αιων du fragment 52 d’Héraclite, presque toujours traduit par « vie » ou « temps de vie » : « Le temps-monde – est un enfant, qui joue/ déplaçant les pions de ci de là. / À cet enfant de régner sur l’être[lxxxi]. » Alexander Kluge va passer ce Weltzeit d’un Héraclite heideggerien, dont l’être serait d’être un enfant exerçant sa souveraineté sur le temps, au fil de son histoire éponyme de la Chronique I, « Temps-monde » (Chro I, 483-486). Mettant en exergue de cette chronique neuropoétique la traduction du fragment par Heidegger dans son cours sur les chants nationels Germanien et Der Rhein de Hölderlin, Kluge remet le jeu auquel joue l’enfant-temps avec les pièces minérales du damier, Brettsteine, entre les mains appareillées de neurologues quelque peu oulipiens de Novosibirsk. Pour eux, les méga-déplacements temporels d’un monde juvénilement figé « arrivent sur nous en extraterrestres, comme le flux et le reflux » (Chro I, 484). Parlant à la première personne du pluriel, les poètes-neurologues de cette chronique ont pour porte-parole ludique l’explorateur cérébral Wjesolod Gippius, qui va se déplacer par sauts de narration théorique dans un labyrinthe de boucles, de prises et de dispositions qu’il semble générer au fur et à mesure[lxxxii]. Gippius de Kluge s’inspirerait-il de cet aiôn deleuzien, qui n’a besoin que d’être « infiniment subdivisible » en événements à chaque fois plus petits que « le minimum de temps continu pensable[lxxxiii] » ? De « formation matérialiste, donc nihiliste », écrit-il comme si c’était évident, le neurologue fait anachroniquement passer aux rayons X les pierres du jeu héraclitéen sur lesquelles Héraclite « en personne » aurait fait graver ce fragment qui est pourtant leur seule raison d’être, en une danse vertigineuse du Tout, du fragment et de la pièce, la chose et le dire, « l’exprimé des propositions » sur une face, « l’attribut des choses » sur l’autre[lxxxiv]. Portant les pierres disséminées en autant de minéraux, l’inscription gravée serait attestée par l’auteur des Remarques sur l’Œdipe de Sophocle de 1805, Hölderlin « déjà en sa phase de folie » (I, 483), comme si le « neurologue » de Tübingen Autenrieth se tenait aux côtés de ses confrères de Novosibirsk avec sa camisole de force en enjambant deux siècles. Pour les chroniqueurs de Novosibirsk, les cerveaux ne seraient eux-mêmes que pierres, de sorte que tout leur être se trouve investi par ces temps ramifiés : « Il n’y a aucune chance de protéger les cerveaux contre l’invasion d’un temps-monde passé ou futur ou parallèle », déclare le neurologue klugien (Chro I, 483). Des puissances temporelles irréconciliables, incontrôlables, s’acharneraient de manière aléatoire sur tous les éons, le temps s’attaquant à l’être même des dieux et des humains : « Des collègues ont interprété cela comme une DIVINITÉ ABÎMÉE. Des dieux se sont éloignés ou enfuis ; fauchés en pleine fuite, ils sont étendus là comme une masse, plus maîtres de leurs sens. » (Chro I, 483) Ce sont ces mêmes dieux pourtant qui gratifiaient jadis impitoyablement ceux qui n’étaient pas prêts à accueillir leurs dons (Chro I, 485) Dès lors, le temps-monde exerçant la domination de l’être sur l’être permettrait en une folle extrapolation de l’être-et-temps heideggerien au temps-et-être d’établir « des contacts indirects avec les courants temporels avant et après le déplacement, semblables aux savoirs hydrologiques des premiers navigateurs. » (Chro I, 485). Ainsi s’effectue avec minutie, et non par blocs erratiques, le va-et-vient labyrinthique des pions de l’enfant héraclitéen, heideggerien en sa jouvence : « C’est là ce que les ANCIENS appellent une idée fixe ou un spleen » (Chro I, 486). Spleen hellénique ou criméen d’un Heidegger dont Kluge fait à la fois l’architexte et le paratexte, le chroniqueur et le chroniqué de sa chronique, lui qui déplace les pions autant qu’il s’inscrit sur chacun d’eux, prêt à « bondir dans un temps nouveau » – Weltzeit ! – à l’instant propice offert par une nouvelle partie : « Es spielt aber niemand mit uns, sondern es ereignet sich » / « Seulement personne ne joue avec nous, mais cela advient » (Chro I, 485) :

Vandenis

Une nuit d’hiver en silence
oscille douce ramure stellaire
entre flux et reflux
s’assombrissant,
s’éclaircissant
d’essence en essence –
sur la tête
une mitre,
et derrière
un trident,
dans la main droite
un rayon d’eau vertical –
mi cheval
mi serpent
s’enlaçant
se désenlaçant
sous le rayon stellaire déchu
de blanc étincelant
de naissance en naissance
sur l’Atlantide –

Kza Han

« Certes il est étroitement ceint, notre temps de vie » – ce vers de l’ode « An die Deutschen », « Adresse aux Allemands », Kluge le détourne de Hölderlin vers Heidegger en Crimée, « eng begrenzt » de Hölderlin couronnant le front des âges de son quasi-homonyme paronomastique « eng bekränzt » chez Kluge, transmutant l’essence des cours de vie. Mais à la fin, Kluge ne va pas remettre Heidegger célébrant Schlageter, colonisant la Crimée, survivant à la Grèce, au « change essentiel de notre estance » à survenir en kairós, comme dans le cours de 1943 sur le chant nationel L’Ister de Hölderlin. Loin de la chronique sans chronos mais à l’aiôn infini, Kluge l’exposera au terrain minéral suspensif du temps-monde de Burg Wildenstein, en résolution du cours de vie multiple de la seule journée du 30 avril 1945, là où Heidegger et son séminaire philosophique ont trouvé refuge, non loin des sources du Danube chantées par Hölderlin, entre monts et contre-monts, à la vaine recherche d’une convergence entre temps de vie et temps-monde[lxxxv]. Sous le ciel de guerre que se partagent le vol des oies cendrées et le contre-vol des avions de chasse, tous conscients du fleuve, le demi-dieu en contrebas, Heidegger enseignera au nom de Hölderlin[lxxxvi], en un pauvre cas de crise suprême, une provocante « pauvreté véritable » – non pas le « manque du nécessaire », mais le « manque du non-nécessaire », ne cessant de tomber hölderliniennement « vers le haut ».

Notes

[i ]Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, Francfort/M : Suhrkamp, 2000, deux vol. La traduction française du vol. I a paru en mars 2016, et c’est à elle que nous allons nous référer : Chronique des sentiments Livre I Histoires de base, édition dirigée par Vincent Pauval, textes traduits de l’allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Hilda Inderwildi, Jean-Pierre Morel, Alexander Neumann et Vincent Pauval, Paris : P.O.L., mars 2016. Sigle de cet ouvrage : Chro suivi des numéros de livre et de page ; De la grammaire du temps Thedor Fontane – Heinrich von Kleist – Anna Wilde – G.E. Lessing – Jürgen Habermas – Heiner Müller, traduit par Anne-Élise Delatte, Paris : L’Harmattan, 2003, p. 98.

[ii] Alexander Kluge, Die Macht der Gefühle, Francfort/M. : 2001, 1984, p. 577 sq ; Martin Heidegger, Was heißt Denken ?, Tübingen 1984, p. 98.


[iii] Friedrich Hölderlin : Mnémosyne, v. 16 sq., notre traduction.


[iv] « Was in erzählerischer Hinsicht revolutionär ist », entretien inédit d’Alexander Kluge avec Vincent Pauval.

[v] Dirk Baecker, « Anfang und Ende in der Geschichtsschreibung », in Bernhard J. Dotzler (éd. scient.), Technopathologien, Munich, 1992, p. 59-86.


[vi] Sur cette caractérisation, cf. Gunther Martens, « Das Poetische heißt Sammeln. Ernst Jünger im Spiegel der enzyklopädischen Literatur (Kempowski, Littell, Kluge, Müller) », in : Matthias Schöning (éd. scient.), Ernst Jünger und die Bundesrepublik : Ästhetik – Politik – Zeitgeschichte, Berlin, 2012, p. 137- 162, ici p. 137. Les textes encyclopédiques sont pour Gunther Martens ceux qui se présentent explicitement comme collages et compendiums.

[vii] Cf. Herbert Holl, La fuite du temps Zeitentzug chez Alexander Kluge. Récit. Image. Concept, Bern- Berlin-Francfort/M-Paris e.a. : Peter Lang, 1999, p. 346, version condensée du livre d’habilitation : « Violence de la contexture : autour de G.W.F. Hegel, F. Hölderlin, A. Kluge », Université de Paris XII, 20 janvier 1997.

[viii] Dirk Baecker, loc. cit., p. 76, n. 52.


[ix] Pascal Quignard, Philippe Bonnefis le Sortilège, p. 17.


[x] Cf. Gunther Martens, « Distant(ly) Reading Alexander Kluge’s Distant Writing », in : Vermischte Nachrichten Alexander Kluge-Jahrbuch 1/ 2014, p. 29-41.


[xi] Figurant dans l’ouvrage d’Alexander Kluge Das fünfte Buch, Berlin : Suhrkamp, 2012, p. 69-95, « In großer Ferne zum 5. Jahrhundert v. Chr. » a été intégrée par l’auteur dans le livre I de la Chronique des sentiments, avec tout le chapitre dont elle faisait partie.


[xii] Cf. Herbert Holl, « Die Übergabe des Philosophen – wie Heidegger Kluge aussetzt, mit Vier Wasserwürfeln, Alexander Kluge gewidmet, von Kza Han », in Vermischte Nachrichten. Alexander Kluge-Jahrbuch 1/2014, Göttingen : V&R unipress, p. 225-252, notamment l’interprétation de « Heidegger auf Burg Wildenstein », p. 243-252.


[xiii] Gunther Martens, « Distant(ly) Reading [...] », art. cit., p. 39 ; Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris, 1976.


[xiv] Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, vol. II, p. 618-628. Publié tout d’abord dans les Cours de vie (Lebensläufe.) de 1962 (Francfort/M : Suhrkamp, 1962).


[xv] Kluge prend en compte dès1962 la Nachlese zu Heidegger de Guido Schneeberger, Berne, 1962, p. 47 - 49.


[xvi] Cf. l’entretien télévisé entre Oskar Negt et Alexander Kluge, reproduit dans Der unterschätzte Mensch I, Francfort/M, 2001, p. 197-208 : « Albert Leo Schlageter und das merkwürdige Jahr 1923 » (« Albert Leo Schlageter et la singulière année 1923 »). Discours de Radek devant la commission exécutive élargie de l’Internationale : « Leo Schlageter, der Wanderer ins Nichts », Die Rote Fahne, 26 juin 1923, in : Herrmann Weber (éd. scient.), Der deutsche Kommunismus, Dokumente 1915-1945, Cologne, 1972, p. 142-147.


[xvii] Cf. Martin Heidegger, Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges, Gesamtausgabe vol. 16, Francfort/M., 2000, texte n° 51, p. 107 ; n° 285, p. 759. Dans sa « Prise de position » (Stellungnahme) du 24 novembre 1974, Heidegger déclare ne pas avoir obéi aux exigences du ministre des cultes du pays de Bade, qui réclamait un hommage solennel, avec interruption des cours et des séminaires (ibid., texte n° 281, p. 746).


[xviii] Johann Chapoutot, Le national-socialisme et l’Antiquité, Paris : PUF, 2008, p. 182.


[xix] Cf. Herbert Holl, « Die Übergabe des Philosophen – wie Kluge Heidegger aussetzt », art. cit. Dans la perspective élargie de l’événement, l’auteur avait déjà interprété Heidegger en Crimée in : « ‘[...]lang ist die Zeit, es ereignet sich aber / Das Wahre’ : Ereignisgewässer in Alexander Kluges ‘Heidegger auf der Krim », in : Nikolaus Müller-Schöll (Hg.), Ereignis. Eine fundamentale Kategorie der Zeiterfahrung. Anspruch und Aporien, Bielefeld, 2003, p. 269-293. Cf. aussi Timo Ogrzal, « ‘Es geht um den Herantransport der Horizonte.’ Der Schauplatz ‘Ostkrieg’ in Alexander Kluges ‚Heidegger auf der Krim’ », in : Ulrich Wergin und Karol Sauerland (éd. scient.), Bilder des Ostens in der deutschen Literatur, Würzburg, 2009, p. 247-274. Ici, p. 247.


[xx] François Meyronnis, De l’extermination ‘considérée comme un des beaux arts’, Paris, 2007, p. 109 : « Tout ce qui vit, tout ce qui subsiste, est exposé en proie. »

[xxi] Ici, Kluge rend honneur aux récits sur Héraclite transmis par la tradition, plus véridiques selon Heidegger que les « données historiques » (Martin Heidegger, Der Anfang des abendländischen Denkens. Logik. Heraklits Lehre vom Logos, [1943] in : Gesamtausgabe, vol. 55, Francfort/M., 1979, p. 5). Héraclite aurait apporté ses fragments au temple de Diane à Éphèse, où ils seront victimes d’un incendie, sauf une partie d’entre eux, qui trouvera refuge dans le temple d’Artémis en Crimée. Le Heidegger de Kluge va en dérober plusieurs en Kunstraub par une espèce d’ « opération Ritterbusch » privée.

[xxii] Andrej Angrick, Besatzungspolitik und Massenmord. Die Einsatzgruppe D in der südlichen Sowjetunion, Hamburg, 2003, p. 91. L’Ohlendorf « historique » avait adhéré au N.S.D.A.P. dès 1925.


[xxiii] Cf. le rapport d’activité et de situation (Tätigkeits- und Lagebericht) du 31 juillet 1941 et la déposition d’Ohlendorf au procès des Einsatzgruppen à Nuremberg (ibid.).

[xxiv] Friedrich Kittler, « Alles steuert der Blitz », in : Text + Kritik, n° 85/86, nouvelle version, réd. Thomas Combrink, novembre 2011, p. 11-14, ici p. 14.


[xxv] Sur la trajectoire de « Heidegger auf der Krim » à partir de 1990, « aussi aventureuse que cette expérience de pensée même », et les rôles respectifs de Heiner Müller et Ernst Jünger, cf. Gunther Martens, « Reclaiming ‘geballte linke Energie’ : War in Alexander Kluge’s Docufiction Heidegger auf der Krim », in : seminar, vol. L, n°. 1, février 2014, p. 69-82 ici p. 75-77 ; « Das Poetische heißt Sammeln », art. cit., p. 144, mentionne en outre l’exposition de 1995 sur les crimes de la Wehrmacht.

[xxvi] François Meyronnis, De l’extermination ‘considérée comme un des beaux arts’, Paris, 2007, p. 36 sq. Friedlos, « sans paix ni repos », mot allemand inséré dans le texte français.


[xxvii] Alexander Kluge, Verdeckte Ermittlung. Ein Gespräch mit Christian Schulte und Rainer Stollmann, Berlin : Merve Verlag, 2002, p. 62.

[xxviii] Cf. Alexander Kluge, la séquence « Der Lebenslauf einer fixen Idee » (« Le cours de vie d’une idée fixe »), p. 69-95 (cf. infra).


[xxix] Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Paris : Gallimard (Folio), 1997, p. 109.


[xxx] Martin Heidegger, Hölderlins Hymne‚ Der Ister‘, in : Gesamtausgabe, vol. 53, Francfort/M., 1993, p. 59 ; Götz Aly, Susanne Heim, Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Pläne für eine neue europäische Ordnung, Hambourg : Hoffmann und Campe, 1991.

[xxxi] Daniel Sibony, Evénements III, Paris : Points Seuil, 1998, p. 361.


[xxxii] Jean-Pierre Faye, Le Piège. La philosophie heideggerienne et le nazisme, Paris : Balland, 1994, p. 42 ; Heidegger, Der Ister, op. cit., p. 39.


[xxxiii] « En ce temps-là, le camarade Ohlendorf ne baignait pas dans l’aura d’un criminel de guerre, mais plutôt dans un mixte de rayonnement militaire et universitaire. » (I, 430). Le chroniqueur crédite Ohlendorf, dont Himmler voulait, écrit-il, qu’il se salisse enfin les mains, d’avoir assumé tous ses méfaits lors du procès de Nuremberg. Sur les tactiques et stratégies d’Ohlendorf durant les mois du procès, cf. cependant Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris : Fayard, 2010, p. 424-434 (« Les stratégies de justification »).


[xxxiv] Martin Heidegger, « Wozu Dichter » (sur Rilke), 19947, p. 319. Dernières pages de l’éloge commémoratif de Rilke, in « Pourquoi des poètes », Chemins qui ne mènent nulle part, trad. par Wolfgang Brokmeier, Paris : Gallimard (idées), 19806, p. 384.


[xxxv] Gunther Martens voit dans l’Obersturmführer SS August Häfner, chef de l’Einsatzgruppe C, l’un des composants de la figure syncrétique du Heidegger de Kluge. En Ukraine, son groupe assassina neuf cents juifs, laissant derrière lui des enfants âgés de un à sept ans. La main de la jeune fille serait celle d’un de ces enfants exécutés à Bjelal Zerkow (Gunther Martens, « Reclaiming ‘geballte linke Energie’ : War in Alexander Kluge’s Docufiction Heidegger auf der Krim », in : seminar, vol. L, n°. 1, février 2014, p. 69- 82, ici p. 71, n. 1.) En rhizome avec « Heidegger en Crimée », cf. la « chronique » « Suites mortelles d’une maladresse » (Chro I, 780-790) qui rend compte, en précaire contre-exemple historique restitué, de l’une des rares tentatives de résistance, ambiguës et inefficaces, par le lieutenant-colonel Groscurth, dans ce même Einsatzgruppe à Bjelala Zerkow en Ukraine.


[xxxvi] Cf. Rainer Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, Paris : Éd. du Seuil, 1982, notamment p. 318-323 (§ 45), « La transmutation du destin ».


[xxxvii] Was heißt Denken, Stuttgart 1992, p. 3.


[xxxviii] Martin Heidegger, « Zeit und Sein », in : René Char e.a., L’Endurance de la pensée. Pour saluer Jean Beaufret, Paris, 1968, éd. bilingue, trad. de François Fédier, p. 12-74, ici p. 30/31 ; p. 56/57. Notre traduction.

[xxxix] Proposition prélevée par Kluge sur Der Ursprung des Kunstwerkes/ L’origine de l’œuvre d’art de Heidegger. Le Heidegger de Kluge laisse là le premier terme du rapport réciproque du monde et de la terre : « Die Welt gründet sich auf die Erde, und Erde durchragt Welt. » Stuttgart : Reclam, 1977, p. 50.


[xl] « Mit der Hand hat es eine eigene Bewandtnis. » Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser, traduit par Aloys Becker et Gérard Granel, Paris : PUF, (1959) Quadrige 2007, p. 90. « Quant à la main, il y a là quelque chose de spécial. » (Notre traduction)

[xli] Sur ces mains qui loin d’être cathédrale (Rodin, Rilke) peuvent être pure prédation, et le culte de la main sous le « Troisième Reich », cf. Claudia Schmölders, « Hitlers Hände oder der Teufel im physiognomischen Detail », in Freibeuter 60, 1979, Berlin : éd. Wagenbach, p. 3-16.


[xlii] « Quatre lancers de dés sur l’eau » de Kza Han, dédiés à Alexander Kluge. « Žuvys » et « Vandenis » sont deux poèmes iconiques d’après le cycle de M.K. Čiurlionis, Zodiakas. En lithuanien, « Žuvys » c’est le Poisson, « Vandenis », le Verseau. Notre travail reproduit par ailleurs trois de ces Zodiakas de M.K. Čiurlionis, respectivement : « Kurklys » (le Scorpion), « Svarstykles » (la Balance), « Vandenis » (le Verseau).

[xliii] Kluge, Verdeckte Ermittlung [ Enquête camouflée], p. 57. Notre traduction.
[xliv] Jean-Pierre Faye, Le Piège. La philosophie heideggerienne et le nazisme, Paris : Balland, 1994, p. 46 ; p. 20. Pour le narrateur-partisan, cf. Timo Ogrzal, art. cit., p. 269.


[xlv] « Heiner Müller im Zeitenflug », in : Müller – Kluge : Gespräche, site web de la Cornell University Library et de l’université de Brême, transcription de la vidéo, émission diffusée le 29 janvier 1996 [http://muller-kluge.library.cornell.edu/de/video transcript.php ?=110 (site consulté le 15 juillet 2014)].


[xlvi] Fragment 64 (fragment 87 chez Marcel Conche, p. 303). Traduction de Wismann/Bollack : « Les choses qui sont là, la foudre les conduit toutes. »


[xlvii] « Unsterbliche Sterbliche / Sterbliche Unsterbliche / Lebend den Tod der andern / Und das Leben der andern gestorben. » Traduction de Marcel Conche, modifiée par nous en fonction de la traduction du grec donnée par « Heidegger » (Héraclite, Fragments, texte établi, traduit, commenté par Marcel Conche, Paris : PUF, 1986, fg 106 pour Conche, p. 369). Jean Bollack et Heinz Wismann proposent une lecture divergente, qui ne connaît pas ce chiasme : « Immortels mortels Mortels immortels, vivant la vie [!] des autres, morts de la vie des autres. » (Héraclite ou la séparation, Paris : éd de Minuit, 1972, p. 209).


[xlviii] Gérard Guest, article « Grèce / les Grecs », in : Le dictionnaire Martin Heidegger, sous la direction de Philippe Arjakovsky, François Fédier, Hadrien France-Lanord, Paris : Les Éditions du Cerf, 2013, p. 557.


[xlix] Héraclite, fragment 5, traduit par Marcel Conche (fragment 44 selon sa numérotation), in Héraclite : Fragments, op. cit. p. 171.


[l] Bollack/Wismann, op. cit. p. 73


[li] Alexander Kluge et Oskar Negt, « Héraclite l’Obscur », in : Der unterschätzte Mensch, p. 256-262. (TV- Magazin 10 vor 11, premier avril 1996).


[lii] « daß je in dem, was nun rein Blick des Auges zumal erblickt, jedesmal das Ganze in sein Gefüge sich fügt. » Martin Heidegger, Der Anfang des abendländischen Denkens. Logik. Heraklits Lehre vom Logos, in Gesamtausgabe, vol. 55, Franfurt/M., 1979, pp. 161-162. Notre traduction.


[liii] Bollack/Wismann, p. 338.


[liv] Ibid. p. 339.


[lv] Logos – Heraklit, p. 165. Traduction de Diels-Kranz : « Im planlos Hingegossenen findet sich laut Heraklit die schönste Ordnung. »


[lvi] Dictionnaire Heidegger, art. « Héraclite », p. 595.


[lvii] Bollack, fg 64, p. 215 modifié.


[lviii] Cf. la reconstitution implacable de Lutz Hachmeister, Heideggers Testament. Der Philosoph, der ‘Spiegel’ und die SS, Berlin, 2014, pp. 203-255.


[lix] Nous citons ici : Martin Heidegger, Aufenthalte. Séjours, édition bilingue, traduction, postface et notes de François Vezin, éd. du Rocher 1992. Sigle dorénavant : S suivi des numéros des pages allemande et française en regard. Édition allemande dans les Œuvres complètes : Hölderlin. Griechenlandreisen, Gesamtausgabe, vol. 75, Francfort/M., 2000, p. 213-246.


[lx] Erhart Kästner participera de manière analogue à la genèse de l’entretien de 1967 avec le Spiegel, cf. Lutz Hachmeister, op. cit., p. 185-200.


[lxi] Alexander Kluge, Das fünfte Buch, Francfort/M., 2012, p. 90-95. Sigle dorénavant : 5.B. suivi du n° de page.


[lxii] Alexander Kluge, Das fünfte Buch. Neue Lebensläufe, op. cit., p. 11.


[lxiii] Philippe-Joseph Salazar, « Manifeste Voies de la rhétorique et Pouvoirs de persuasion », in Valerie Allen/Ares D. Axiotis, L’art d’enseigner de Martin Heidegger, Paris : Klincksieck, 2007, p. 61-83, ici p. 68. Salazar évoque la Yougoslavie où le maréchal Tito vient de créer le Mouvement des non- alignés, la Grèce en proie aux violences, « à peine remise de l’affaire du criminel de guerre nazi Max Merten »...


[lxiv] « [...] von der Wucht und Künstlichkeit der Stell-Werke des Gestells durchzogen [...] »


[lxv] Philippe-Joseph Salazar, op. cit., p. 67.

[lxvi] « Arkadien ist eine verlorene Utopie, der Mythos nur Wort, kein Ort » dit Kluge en une rime que nous n’avons pas encore réussi à rendre, in : « Der Konjunktiv des Krieges », entretien avec Romain Leick, Der Spiegel 2/2012 .


[lxvii] « Pain et Vin », 1e strophe.

[lxviii] Friedrich Hölderlin, « Brot und Wein », in : Gedichte, éd. par Jochen Schmitt, Francfort/M., 1969, p. 116, 4e strophe, v. 61-63.


[lxix] Gérard Genette, Palimpsestes, Paris : Éd. du Seuil, 1982, p. 20 sq.


[lxx] Cf. Alexander Kluge, Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945, traduit par Kza Han et Herbert Holl, Bienne-Berlin-Paris : diaphanes, 2016, ici p. 54 ; et le commentaire de Herbert Holl in : La fuite du temps ‘Zeitentzug’ chez Alexander Kluge. Récit. Image. Concept, Bern – Berlin – Paris – Vienne etc. : Peter Lang, 1999, p. 102.

[lxxi] Jean-Luc Nancy pointe la différence entre suppléance et supplément : « Le supplément en son concept double relève toujours de la technique, de l’artifice ou de l’art [...] » (« De la struction », in : Aurélien Barreau, Jean-Luc Nancy, Dans quels mondes vivons-nous, Paris : Galilée, 2011, p. 79.


[lxxii] Salazar évoquant Saint John Perse, op. cit. p. 62.

[lxxiii] Marcel Conche, op. cit., fg 17 (78 chez Diels-Kranz)), p. 81 ; Bollack/Wismann, op. cit., p. 239 sq. – « identité de la personne », « identité de l’espèce [...] » – Martin Heidegger, Heraklit. Der Anfang des abendländischen Denkens, op. cit., p. 349.


[lxxiv] Traduction de Bollack/Wismann, op. cit.. « In diesem ursprünglichen Rat ist zuvor das Seiende versammelt und einbehalten. » / « Dans ce conseil primigène, l’étant est préalablement rassemblé et retenu. » Heidegger, loc. cit. Notre traduction.

[lxxv] Dans le texte « Le retour des dieux », qui précède immédiatement, avec le « Phare pour un voyageur dans le désert », le chapitre « Heidegger en Crimée » : « Les dieux n’ont pas d’esclaves, les dieux ont des automates », citation d’Héraclite, inventée (Chro I, 371).


[lxxvi] La « Calypso » d’Ulysse, nymphe hétaïrique, veut dire celle qui vit à couvert, en cachette, im Verborgenen. La possibilité d’une telle archi-éthique heideggerienne, klugienne, est esquissée par Peter Sloterdijk, « Schlaflos in Ephesos », in : Du musst dein Leben ändern. Über Anthropotechnik, Francfort/M., 2014. Traduction française : « Insomniaque à Éphèse », Les Temps Modernes, juillet- octobre 2008, n° 650, p. 219-234. Cf. surtout Jacques Colleony, « Déconstruction, théologie négative et archi-éthique (Derrida, Lévinas et Heidegger) », in : Le passage des frontières Autour du travail de Jacques Derrida, Colloque de Cerisy, Paris : Galilée, 1994, p. 249-261. Par contre, Jean-Pierre Faye voit en Heidegger un destructeur de l’éthique, qui serait pour celui-ci « la ruine, le péril ou le dépérissement de la pensée » (La raison narrative, Paris : Balland, 1990, p. 411.

[lxxvii] La chronique « Les fontaines des dieux » (I, 437-444), attribue ces vers du « Nächstes Bestes » de Hölderlin à Homère (p. 477), faisant d’eux l’ « Élémentaire » qu’il importe à Kluge et Andreï Tarkovski de filmer. Empruntés à la mémorable Introduction de D.E Sattler à l’édition de Francfort des Œuvres complètes de Hölderlin (Francfort/M., 1975, p. 31), ils reviennent dès Histoire et entêtement au héros antique des mers, ou à Colomb, en métaphore des Lumières (Oskar Negt, Alexander Kluge, Geschichte und Eigensinn, Francfort/M : Zweitausendeins, 1981, p. 742).

[lxxviii] Jacques Orsoni, « Le crépuscule de pourpre à Délos », in : Anne Meistersheim (éd. scient.), L’île laboratoire, Ajaccio, 1999, p. 369 sq.


[lxxix] Heiner Müller, Alexander Kluge, « Heiner Müller im Zeitenflug ». Or, d’après Jean-Pierre Faye, l’ « Asiatique » signifie pour Heidegger le phantasme de l’ennemi intérieur, le « danger judéo-asiatique » tel que l’affirmait von Reichenau en 1942 (cf. « Le nazisme des intellectuels », in : Le Monde 04./05. août 2013, p. 15 ; « Un village brûle en philosophie », Libération, 24 mai 2013, p. 20, cite le t. 36 de la Gesamtausgabe, le cours sur Héraclite de décembre 1933 : « l’effréné, le forcené, le furieux, l’enivré, l’enragé [...] l’Asiatique » ).

[lxxx] « Jungnazis im philosophischen Gewande », dans l’entretien cité avec Vincent Pauval. Sur les enjeux de cette rencontre, cf. p. ex. : Pierre Aubenque, « Le débat de 1929 entre Cassirer et Heridegger », in : Ernst Cassirer. De Marbourg à New York, Paris, Éd. du Cerf, 1990 ; Dominic Kaegi/Enno Rudolph (éd. scient.), Cassirer – Heidegger 70 Jahre Davoser Disputation, Hamburg, 2002 ; Michael Friedman, Carnap, Heidegger, Cassirer. Geteilte Wege, Francfort/M., 2004 ; Jürgen Kaube, « Der unbekannte Dritte von Davos », in : FAZ, 2 août 2004, n° 177, p. 31.

[lxxxi] Martin Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, in Gesamtaustausgabe, vol. 26, Francfort/M., p. 171 sq. Il s’agit là de la « Mächtigkeit des Ursprunges », la puissance dans son affirmation primigène : « Das Dasein überhaupt birgt die innere Möglichkeit für die faktische Zerstreuung in die Leiblichkeit und damit in die Geschlechtlichkeit ». Cf. Jacques Derrida, « Différence sexuelle, différence ontologique. Geschlecht I », in : Heidegger et la question, Paris, 1990, p. 150-152 ; « La main de Heidegger (Geschlecht II), in : Psyché. Inventions de l’autre, Paris : Galilée, 1987, p. 415-452.

[lxxxii] Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen : Max Niemeyer,1977, p. 436 (§ 82).

[lxxxiii] Traduction du fragment 52 par Martin Heidegger, in : Hölderlins Hymnen ‘Germanien’ und ‘Der Rhein’, Gesamtausgabe II. Abteilung : Vorlesungen 1923-1944, vol. 39, Francfort/M : Vittorio Klostermann, 1980, p. 105 (§ 9, « Geschichtliche Zeit und Grundstimmung »). Traduction française : Martin Heidegger, Les hymnes de Hölderlin : ‘La Germanie’ et ‘Le Rhin’, texte établi par Suzanne Ziegler, traduit de l’allemand par François Fédier et Julien Hervier, Paris:Gallimard, 1988, p. 104. (Traduction de Kza Han et Herbert Holl, in : Chronique des sentiments I, chapitre « Heidegger en Crimée » ; I, 483.)

[lxxxiv] Sur ce fragment d’Héraclite, ainsi que sur le fragment 62, cf. Jean Lévêque, La trilogie. Parménide – Héraclite – Gorgias, Paris : Osiris, 1994, pp. 68 sq., 56 sq.

[lxxxv Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris : UGE, 1973 (Éd. de Minuit 1969), p. 85 sq.

[lxxxvi] Ibid.

[lxxxvii] Cf. Hans Blumenberg, Lebenszeit und Weltzeit, Francfort/M : Suhrkamp, 1986, p. 80.


[lxxxviii] Cf. l’excellente édition bilingue de « Die Armut » de Heidegger : « La pauvreté (die Armut) », présentation de Philippe Lacoue-Labarthe, traduction de Philippe Lacoue-Labarthe et Anna Smardzija, Strasbourg : Presses Universitaires, 2004.

* Les mains d’Alexander Kluge, Munich, 2003, in : Alexander Kluge/Digne M. Marcovicz, Realismus des Herzens Texte und Bilder », éd. par Wolfgang Jacobsen, Munich : éd. text+kritik, 2003, p. 119.


* Main, in Oskar Negt, Alexander Kluge, Geschichte und Eigensinn, Frankfort/M : éd. Zweitausendeins, 1981, p. 246.

Illustrations reproduites avec l’aimable autorisation d’Alexander Kluge.