vendredi 4 août 2023

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Filer Les Tangentes, Break

, Guillaume Dimanche

La seule pensée qui ne soit mensongère et donc une pensée stérile.
Albert Camus

Fin juillet. Suspension depuis trois semaines de la performance Filer Les Tangentes et de l’écriture du journal FLT. Arrêt des sueurs, des rencontres, des douleurs, des casse-croûtes, des nuits sous les étoiles, des photographies, des vidéos. Pour cette partie.

18 juin. Départ au pied d’un drapeau rouge planté au bord de la Réserve Naturelle de l’Albufera. L’espace protégé des migrateurs. Les frontières sont toujours un peu poreuses et perméables. Une réserve n’est jamais absolue. Ce n’est pas une absence, c’est un vote blanc. On ne peut pas empêcher la machine humaine, physique, chimique, algorithmique de polluer le terrain H24, J7, A365. Pas de pause, pas de vacances.

Dix-huit jours de route de la côte méditerranéenne de l’Espagne jusqu’à presque toucher la Mer du Nord en longeant l’océan, quelques kilomètres sur la côte terrestre plate, la côte sableuse, la côte parfois sauvage, la côte souvent morte des Landes. Et d’autres encore. Entre ces deux points, beaucoup de longueurs étendues, de plans sans vie. Il ne reste plus l’activité forcée, artificielle, des industries et de la production de valeurs intelligentes.
Mille huit cent dix kilomètres à rouler cinq heures par jour, à regarder, à sentir, à découvrir, à s’arrêter deux minutes, une heure. Mille huit cents kilomètres sous les nuages, sous le soleil, à éviter les orages. À les frôler. Un petit bout de continent à éprouver l’autre, le dehors, la nature. À trouver agréable d’être assis sur une selle de vélo, à être heureux et confortable, rassuré de se réveiller dans un paysage juste rencontré la veille au soir.

Le sens de tout cela se bouscule encore. J’ai chuté sur un pavé mal placé dans le bassin Lensois. Il a fracturé une clavicule gauche. Je suis arrêté depuis autant de temps que j’ai roulé. Je n’ai pas encore récupéré du tourment des trois semaines en solitaire. La brisure physique n’est pas très compatible avec un ressourcement tranquille sur l’action. J’ai entamé seulement, tout fraîchement, à pouvoir relire, corriger mes textes du journal quotidien. J’ai sorti de l’appareil et commencé à éditer les photographies enregistrées avec le boîtier plein format. Cela fait cinq jours seulement que je peux tenir la tension de ces travaux sur l’ordinateur sans que la douleur ne soit vite insupportable. Si je maintiens encore une position fatigante, une rotation de quelques degrés de trop, si je marche ou même si je reste debout plus de trente minutes, la douleur aiguë dans l’épaule, le bras jusqu’à l’avant-bras me fait franchement serrer les dents. Ne pas bouger. Alors, ne pas bouger. C’était bien facile avec le tramadol. Mais je préfère éprouver et contrôler mes douleurs plutôt que d’être assommé de cette drogue. Juste quatre, pendant trois jours. Fini. J’en ai et j’en fabrique des naturelles bien meilleures et suffisantes. Ne pas bouger. S’arrêter aux amplitudes et aux mouvements qui ne sont pas douloureux.
Et ça passe. Par chance, par cicatrisation naturelle et par soins familiaux, amicaux et inouïs. Ça aura passé dans trois semaines.

Oui, le monde européen, dont j’ai entamé la traversée, est largement déjà cloisonné dans l’ordre et la protection de valeurs. Mon effort au jour le jour, j’ai pu le prendre, après avoir choisi le minimum à emporter pour neuf semaines de voyage. Surtout en acceptant de me décharger de tant d’objets matériels de mon confort sédentaire. Du papier pour écrire, pour peindre. Des appareils photos pour capter et enregistrer. C’est déjà un tiers de la charge maximum. De quoi construire l’abri nocturne des campements sauvages ou en camping. Une tenue de change pour le soir. Des outils pour les soins de la machine et de l’homme. Des bidons et un nécessaire minimum pour m’alimenter de nourriture sans cuisson. Quelques vêtements de route, protections de pluie.
Dans mes haltes et mes rencontres, on partageait de l’eau, des conseils et de l’énergie pour poursuivre. Du plaisir aussi à échanger des pratiques toujours différentes, des expériences sans normes, sinon une mécanique similaire. Il n’y a pas de meilleur, de premier, de compétition, de valeur. Chaque expérience est personnelle, individuelle, même si elle réunit un petit groupe, mais elle est toujours commune. Tous les choix, toutes les options, tous les chemins sont toujours envisageables. Chacun à son échelle, à son choix, à son temps, à son rythme, à ses désirs, à ses plus intimes subtilités. On m’a demandé plusieurs fois qu’elle pouvait être la valorisation, la contrepartie, le retour, la richesse que je pensais tirer, voulais obtenir de cette action, estimais. Mais rien. Vraiment rien.
Absolument rien.

C’est pour cela que l’arrêt, fracturé, rue des Artilleurs Canadiens, ne peut pas être un drame. Il ne fait que participer au récit. Il est une épreuve comme toutes celles qui ont jalonné ces trois semaines. Il s’ajoute au témoignage que je reprendrai dans onze mois. J’étais parti avec un sac d’idées, d’attentes et de questions. J’ai perdu toutes mes idées. Je n’attendais plus rien. Ce n’est plus moi qui pose les questions. J’avais quitté les flux d’échanges sociaux du siècle. Où on n’échange pas grand-chose. On envoie des slogans et on reçoit la liste des chiens à écraser en retour. Être seulement là, agir, décrire, éprouver est suffisant pour questionner. Le lecteur se projète et se pose ses propres interrogations. Comment faire ? Comment nourrir l’étincelle dans sa conscience la plus profonde ? Comment envoyer une graine dans l’intelligence de quelques-uns pour que, à son tour, tout de suite, demain, bientôt, il se demande comment il sera possible, individuellement, effectivement, collectivement, de sortir, forcé puis accepté, du confort fossile de notre quotidien ?

J’ai été un peu surpris d’entendre d’un ami proche qu’il plaçait ce projet performatif, écrit, documenté, comme un plaisir de vacances estival. Il était évidemment déçu de l’arrêt accidentel, me souhaitant prompt rétablissement. Mais bien sûr, je vais me rétablir. Bien sûr, je vais reprendre mon travail valorisé de cycliste, refaire mes jambes, mes yeux, mon cœur, mes poumons. Bien sûr, je repartirai de Paris pour rejoindre Vimy, puis Ostende. Les tangentes à filer. Bien sûr, ça ne sert à rien. Bien sûr, il n’y a rien de plus merveilleux que de ne rien faire. Ou plutôt de ne rien produire que de la pensée sans valeur.
Ma liberté serait bien contrainte si je devais rendre une quelconque production contre une quelconque évaluation. La liberté doit bien contrainte quand elle doit rendre une quelconque production contre une quelconque évaluation.
Quelques jours avant mon départ, ma fille s’inquiétait de savoir si j’avais bien le minimum de survie. Brosse à dents ? Oui. Rasoir ? Non, mais je vais en prendre un quand même. Un livre ? Non. Quand pourrais-je lire ? C’est un poids un peu superflu. Elle a pris dans sa bibliothèque un vieux de mes Folio-essai, moins de 200 pages. Le Mythe de Sisyphe. Évidemment. Lequel autre aurait pu entrer dans mon paquetage ? Je n’ai pu l’ouvrir qu’une semaine après mon arrêt à Lille. Quelle création peut être élevée au rang d’art, si elle n’est absurde ? Finalement, on avait raison, il y a trois ans, de nous traiter d’inutiles. Aujourd’hui, il faut trouver son chemin. D’inutile on est passé à nuisible. Et les nuisibles, il faut de l’ordre et de la propreté, on a un peu tendance à vouloir les éliminer. Il suffit d’en faire loi.
« Les doctrines qui m’expliquent tout, m’affaiblissent en même temps. »
Albert Camus.

Oui, des questions ont disparu. Je n’avais jamais passé de col en montagne. Je ne savais pas en être capable. Je l’ai fait une fois. Puis deux. J’ai arrêté de compter. On m’interroge s’il est possible de s’éloigner de tous les produits qu’on nous vend. Je n’ai vu nulle part que l’augmentation de la valeur rendait plus heureux. Je n’ai pas vu que les grillages, les murs et les chiens de garde forçaient le destin.

Oui, il y a les exploitants des immenses Beauces, ces champs vides et morts qui nourrissent les vaches, les cochons et les humains en masse. Les producteurs sont cerclés, en réserves, par les ingénieux en costume-cravate, juste le nez qui dépasse, liés partout en dessous. Les deux ont perdu raison ou se tuent à remplir en masse les supermarchés des zones urbaines imperméables et les mini-supérettes de proximité. Il y a aussi, partout, en densité variable, toujours ouverts, accueillants, des transitions, des shifters, des tangentes. Hors des machines tertiaires, économiques, capitales, industrielles, fossiles, intelligentes, on éprouve, on épreuve, on sent le corps, la tendresse, la création, l’action, la noblesse humaine, en petites graines, en petites haies, en petits champs et groupes qui prennent leur place dans le monde. Sortir du monde taxé, imposé, grillagé, valorisé. Trouver les pistes sans issue, les chemins morts, c’est là où il y a de la place. C’est là où il y a du vivant. Et il y a du monde sur ces routes. Après les avoir définis, refuser les abus puis les abandonner, aller dans le sens inverse, prendre une tangente, vouloir la disparition d’un système invivable. Sans vie. Un système qui ne s’enrichit que de la mort d’un autre. Par la victoire. Dans la compétition. De la valeur. Refuser les pillages, c’est une conscience, c’est une construction. C’est une révolte. Il y a des horizons.

J’ai suivi, je suis encore, la météo de ma route coupée, comme je le faisais chaque soir dans mon campement. Je m’étais détourné de passages montagneux sur les plateaux espagnols pour ne pas rejoindre Saragosse et éviter certains orages. Les pluies en montagne peuvent être assez terribles. J’ai été presque rattrapé parfois. La météo ne s’est pas avérée plus clémente sur les routes que je devais suivre, après avoir quitté la France, jusqu’à aujourd’hui. Les écarts sur de brèves zones géographiques deviennent de plus en plus grands, extrêmes et violents. J’aurais eu beaucoup d’alternances et souvent de la pluie, des orages et peut-être de violentes tempêtes. Il y a eu, après mon passage, d’énormes pluies, un mètre d’eau, de gros orages de grêle dans la vallée de l’Èbre, de Saragosse jusqu’à Pamplona. Il y a trois jours de belles tempêtes dans la traversée des Alpes autrichienne que je devais franchir. Et puis encore de plus grosses descentes de grêles dans la région de Venise. J’ai été épargné de cela cet été. Et aussi des brûlures et des coups de chaud caniculaires. Je ne pourrai pas y échapper.
Il y a les quelques-uns, très nombreux, qui voyagent encore le monde en avion. C’est tellement joli là-bas. Je ne connais pas cette culture. C’est vraiment dé-paysan. Il y a les moins nombreux, la frontière est molle, mais vraiment très gros, qui ne lâcheront jamais volontairement leur jet, leur yacht, leur piscine, leur grosse automobile, leur week-end de trois jours au spa, parce qu’ils veulent toujours gagner plus. Et montrer le montrer en dépensant plus. Et mille causes encore. Et mille excuses encore. Et mille dénis encore. Ils renoncent et méprisent. Abrités, climatisés, chauffés, cramés, consommés.

Ce n’est pas grave. Il n’y a pas une solution. Elles sont mille. Comme il y a mille manières de rouler. Il n’y a pas de meilleur endroit où vivre-mourir. Il y a des coins. Il y a des soins. Il y a des réseaux. Il y a des forces. Il y a des consciences. Il y a des solidités. Des solidarités, de la sève et de la résistance. Des racines et des graines. Des herbes et des fleurs folles, sauvages et punks.
Elles poussent partout. Toujours. Et demain encore.

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