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Dessin Fantôme
Ectoplasme, sofa et intuition
entretien avec Alexis Nivelle
, et
Quand les peintures de l’artiste s’invitent dans le salon de ses dessins : un échange autour du dessin avec l’artiste Alexis Nivelle, mené par Geneviève Hergott, artiste et cofondatrice des éditions « solo ma non troppo ».
- Tombeau, 2024
- 42 x 29,7 cm
Tu peins dans ton atelier et tu dessines partout ailleurs : à ton domicile, en déplacement et en voyage. Comment s’articulent ces deux expressions ?
Aujourd’hui je qualifierais ma peinture de post-abstraite même si cela sonne un peu pompeusement. En parallèle, je réalise aussi, depuis quelques années, des dessins aux crayons de couleur, qui représentent souvent des intérieurs, des architectures et des cartes. Ils sont pour moi des œuvres à part entière — mais qui entrent en dialogue avec mon activité de peinture.
Aujourd’hui, grâce à ces deux activités complémentaires, j’ai le sentiment de pouvoir me dédoubler agréablement.
C’est quoi, le dessin pour toi ? Que t’apporte-il, que ne peut la peinture ?
En peinture — fluidité, maladresse et humidité obligent — rien ne se passe jamais comme prévu. Dans mes dessins les choses sont un peu plus préméditées. À première vue le dessin ressemblerait donc davantage à un art d’exécution… Même si cela n’est que partiellement vrai. Enfin et surtout, le dessin, avec ses matières sèches et poudreuses, m’ouvre à un autre univers de sensualité.
- Intérieur à la française (avec peinture abstraite), 2023
- 42 x 29,7 cm
Tu as établi — « comme à ton insu », écris-tu et publies-tu dans tes "tracts" — « un dialogue ludique et conceptuel » entre tes peintures et ta pratique du dessin. Peux-tu nous parler de cette activité autoréférentielle ?
Je procède souvent par mise en abîme. Je mets en scène, dans des living-rooms ou des salles d’exposition, des tableaux fictifs mais qui ressemblent aux miens. Alors que mes peintures — les peintures réelles — cherchent à affirmer une présence sans récit dans un espace plutôt abstrait, leurs doublures dans les dessins s’inscrivent, elles, dans le temps suspendu d’une narration. Mais d’une narration toujours en attente d’advenir…
J’ai donc l’impression de dessiner une sorte de méta-récit en suspens, une légende toujours au point mort.
Ainsi, entre peintures et dessins, se joue une espèce de dialogue intérieur oui… Assez intuitif finalement, du moins au départ. J’obéis d’abord à des impulsions obscures. Ensuite les choses s’éclaircissent parfois progressivement — mais toujours après-coup. Et quand j’ai l’impression d’y voir un peu plus clair, il m’arrive de rédiger un petit tract que je mets en forme et que je photocopie. Une création gratuite, à distribuer.
- Monument, 2022
- 65 x 50 cm
L’utilisation de cadres, de cases à la manière d’une planche de BD, tout comme l’usage des crayons de couleur procèdent-ils de cette volonté littéraire : écrire, mais par les moyens de l’artiste et non ceux de l’écrivain ?
Je ne suis pas, je ne suis plus, un grand lecteur de BD, mais inconsciemment sans doute… Je ne suis pas imperméable à mon époque de toute façon et je me laisse volontiers influencer. Alors oui les structures que j’utilise — les subdivisions à l’intérieur de la feuille et les cadres — peuvent faire songer à la BD mais aussi à l’architecture ou à l’art de l’affiche.
Pour moi effectivement, le dessin est une activité littéraire… Bon, j’ai sans doute une conception très extensive de la littérature. Cela tient aux outils et au support bien sûr : les crayons, le papier. À ma position dans l’espace également quand je dessine et à la posture assise, à l’implication du corps qui est moindre par rapport au travail de peinture.
Je pense souvent à Robert Walser, qui rédigeait ses textes au crayon, et à une de ses phrases : « L’écriture semble venir du dessin. » Si elle en vient, elle peut donc aussi y retourner… Le dessin comme une littérature involutive et mutique, l’idée est amusante je trouve.
- Intérieur avec peinture abstraite (bleu), 2023
- 29,7 x 42 cm
D’où viennent tes thématiques de l’architecture et de l’architecture intérieure ?
Mes dessins entretiennent des liens étroits avec mon travail de peinture, mais où finissent les peintures ? Sur les murs de nos maisons ou dans des musées, qui sont comme des chapelles ou des palais. Parfois aussi les peintures finissent à la poubelle mais n’y pensons pas trop ! Je dessine les lieux de vie des tableaux : salons, palais ou chapelles. La peinture est profondément liée au mur et donc à l’architecture.
- Expo (1), 2023
- 21 x 29,7 cm
Les formes molles, incongrues, qui investissent des espaces d’habitation, s’y installent. Cela correspond-il aussi à ce que tu écris dans un de tes tracts : routine dehors, aventure dedans ?
Je suis un peu embêté avec ces formes molles qui envahissent parfois les canapés, l’architecture et les continents, dans mes dessins… Je les désigne sous le nom générique d’ectoplasmes. Elles peuvent sembler tantôt bienveillantes, tantôt inquiétantes. Et je les aime ces formes ! Sans doute à cause de leur ambivalence et parce qu’elles me laissent perplexe, moi aussi.
Dans tes espaces d’habitation, tout est propre et net comme s’il s’agissait de lieux d’exposition, d’agencement de mobilier et de décoration. Cela m’évoque le film « Mon oncle » de Jacques Tati, la villa Arpel dont la sœur de Monsieur Hulot est très fière. Et on pourrait aussi faire un rapprochement entre tes formes molles et les tuyaux en plastique que fabrique Monsieur Arpel dans son usine, transformés en saucisses par Hulot, organisateur du désordre !
Je n’y avais jamais pensé mais j’apprécie le lien que tu fais avec l’univers de Jacques Tati. Oui, pourquoi pas. Le burlesque en général, je suis très amateur. Le pas de côté et la maladresse, cela me semble essentiel dans l’art comme dans la vie.
Je peux aimer l’ordre et le désordre. Les intérieurs proprets et les ectoplasmes qui viennent les envahir. Comme un enfant qui construit un château de sable sur la plage, je peux m’identifier alternativement à ma construction ou aux vagues qui viennent l’éroder.
- Intérieur avec peinture abstraite, 2022
- 36,5 x 46 cm
Justement, quels rapports entretiens-tu avec l’humour, l’absurdité, l’idiotie ? Le langage ?
Des rapports bien évidemment intimes et quotidiens ! Mon rapport au langage… je ne sais pas quoi dire. Peut-être ça : j’ai découvert, à la fin de l’enfance, le théâtre un peu naïf de Ionesco. Et malgré cette naïveté, ou peut-être à cause d’elle, ce fut une expérience extrêmement forte, très marquante.
- Lotissements, 2020
- 42 x 29,7 cm
T’arrive-t-il de réaliser des collaborations, de travailler avec d’autres sur un projet ou une œuvre précise ?
Oui, quand une complicité ou une amitié avec un autre créateur s’installe, j’aime tenter des expériences de ce type. Ainsi avec la céramiste Albane Trollé, nous avons réalisé à quatre mains des sculptures prenant forme d’assiettes étranges en 2017. Avec mon ami Benoit Caudoux, écrivain et poète, nous avons créé des collages numériques et j’ai également eu le bonheur de lui offrir un dessin pour la couverture de son recueil Drapeaux droits [1]. En 2023, avec Vincent Herlemont qui est plasticien et commissaire indépendant, nous avons co-organisé une expo collective sur invitation de la galerie Jean Fournier. Un beau travail d’équipe, je crois. Le titre de cette expo : Abstraction-Mutations. Chemin faisant, j’ai eu finalement la chance de faire beaucoup de belles rencontres !
- Petit palais (vert), 2024
- 65 x 50 cm
- Intérieur avec peinture abstraite (rouge et bleu), 2024
- 42 x 59 cm
- Intérieur avec peinture abstraite (bords violets), 2023
- 59 x 42 cm
Notes
[1] paru aux Éditions Héros-Limite en 2020
Image d’introduction : Intérieur avec peinture abstraite, 2024, 29,7 x 42 cm
La technique pour tous les dessins : crayon de couleur et mine de plomb sur papier
Alexis Nivelle vit et travaille à Lille et Lambersart (Hauts-de-France).
Depuis le premier entretien mené pour TK-21, Geneviève Hergott interroge des dessinateurs découverts sur Instagram — et qu’elle n’a jamais rencontrés jusqu’ici. À voir jusqu’où la mènera cette gageure !
- Intérieur avec peinture abstraite, 2024
- 29,7 x 42 cm