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Debord / Decept — III/V
Images, textes et dispositif de la conscience historique dans l’œuvre de Guy Debord
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Le dispositif de la conscience est troublé par des forces innommées. Elles sont toujours à l’œuvre et leur action sur le dispositif n’est pas univoque. Rien de ce que nous pouvons observer dans la marche des choses ne nous permet en effet de conclure que la raison gouvernerait le monde et les hommes. Bien au contraire.
Troisième partie
Oubli, mémoire, vérité : l’historie d’une démonétisation
1. Inconscience, assuétude et marchandise
Le dispositif de la conscience est troublé par des forces innommées. Elles sont toujours à l’œuvre et leur action sur le dispositif n’est pas univoque. Rien de ce que nous pouvons observer dans la marche des choses ne nous permet en effet de conclure que la raison gouvernerait le monde et les hommes. Bien au contraire.
Comme le note W.R. Bion, « la raison est l’esclave de l’émotion et c’est pour rationaliser l’expérience émotionnelle qu’elle existe. La parole a pour fonction de donner à autrui une communication tantôt exacte, tantôt déformée de cette expérience ».
Le dispositif de la conscience relève d’un sujet double, qui spatialise, extrait, narratise et se gave dans la reconnaissance. Ce sujet est à la fois soulevé par un besoin de jouissance et hanté par la peur de savoir, tendu par le besoin de comprendre et donc de conserver des traces du passé et assailli par le doute, pétrifié par la manifestation, en lui, d’un processus d’anamnèse. Il ne peut pas ne pas se souvenir, mais il peut ne pas rappeler à lui ce qui lui est désagréable. Il ne peut pas tout oublier, mais il peut aisément ne pas voir ce qu’il installe hors du cadre de ses préoccupations.
Ce mécanisme complexe à l’œuvre dans le dispositif de la conscience, on peut l’appeler inconscience. C’est cette zone éternellement renouvelée d’obscurité qu’il ne tient pas ou ne peut pas appréhender. Cette zone nous l’appellerons la séparation. Elle est en quelque sorte sans dimension, mais elle a une fonction. C’est « en » elle qu’a lieu la conversion des données entre la part ratioïde et la part non ratioïde du psychisme.
Ce qu’il y a de si insoutenable qu’il faut le maintenir à n’importe quel prix dans l’oubli est, singulièrement, facile à formuler. Le processus par lequel cette évidence pourrait être prise en compte par le fonctionnement psychique et transformée par lui est impossible à mettre en œuvre de manière contrôlée.
Ce que tente Guy Debord est une opération qui consiste non seulement à dire ce qui se passe dans cette zone obscure mais, en ouvrant la porte à la manifestation concrète de ces forces, à tenter de comprendre comment surmonter l’obstacle que dresse dans chaque pensée cette « inconscience » fondamentale qui affecte le psychisme humain.
L’analyse du devenir spectacle de la marchandise relève entièrement d’une telle stratégie. Il n’est pas ici utile de revenir sur cette analyse, mais bien de tenter comprendre comment et pourquoi un « discours de vérité » peut être dénié et repoussé comme une manifestation « diabolique » ?
Un autre individu peu recommandable s’est intéressé à « l’essence » de la marchandise. Dans une introduction postérieure à la première publication de son livre, Le festin nu, William Burroughs écrit : « La came est le produit idéal, la marchandise par excellence... Nul besoin de boniment pour séduire l’acheteur ; il est prêt à traverser un égout en rampant sur les genoux pour mendier la possibilité d’en acheter ? Le trafiquant ne vend pas son produit au consommateur, il vend le consommateur à son produit. Il n’essaie pas d’améliorer ou de simplifier sa marchandise : il amoindrit et simplifie le client. Et il paye ses employés en nature — c’est-à-dire en came. La drogue recèle la formule du virus « diabolique » : l’Algèbre du Besoin. Et le visage du diable est toujours celui du besoin absolu. »
Cette équation marchandise égale came induit une autre équation, consommateur égale camé. La transformation de la société spectaculaire marchande en réseau de réseaux contraints de s’adapter à la forme la plus efficace de gestion de la « came », les réseaux mafieux, est en ce sens une évolution inévitable.
Ainsi, les structures que l’on nomme États doivent-elles, pour ne pas disparaître et entraîner avec leur disparition une crise profonde de confiance dans la marchandise, continuer à se présenter comme des alliés objectifs des consommateurs. Ils doivent les aider dans la lutte qu’ils sont censés mener contre leurs addictions, dangereuses et mortelles tout en assurant aux entreprises qui les fournissent la possibilité d’un développement réel. Ils doivent dans le même temps faire en sorte que cette complicité reste inaperçue tout en prenant les dispositions nécessaire, en cas de « révélation » pour que le effets de panique que cela pourrait entraîner soient contrôlés, au besoin par la force.
Un tel programme implicite doit donc entretenir avec une efficacité croissante l’idée d’une rédemption possible, qui reste bien sûr identique, qu’elle ait lieu par l’accès à la « marchandise » ou à la « culture », du moment qu’elle ne remet pas en cause l’axiome de la dépendance.
Mais si l’État n’a plus vraiment besoin de citoyens, il ne peut pas se passer de consommateurs. Il se doit donc de promouvoir l’extension du domaine de l’assuétude pour pouvoir continuer à faire circuler la marchandise. Pour pouvoir continuer à durer, il doit non seulement laisser une part toujours plus grande du terrain à la forme mafieuse de la gouvernance des corps et des esprits, mais prendre lui-même une forme mafieuse. Si cela a été aisé à instaurer dans les républiques bananières au moyen et au prix du maintien du sous-développement, le passage reste plus délicat dans les pays riches où les consommateurs ont encore quelques souvenirs d’une certaine forme d’opulence et quelques images en tête de ce que pourrait être une vie libre.
Dans tous les cas, rien n’est laissé au hasard quant à la stratégie générale qui consiste à transformer réellement les consommateurs en camés. « Dans l’industrie de la came retards et délais sont de règle. Le vendeur n’est jamais au rendez-vous à l’heure dite, et ce n’est pas par hasard... Il n’y a pas de hasards dans l’univers de la drogue. On ne laisse jamais le drogué oublier ce qui arrivera s’il n’a pas de quoi payer sa ration de came. »
Cette opération a réussi. Le spectacle fonctionne à plein temps. Il y a d’un côté ceux qui peuvent acheter, et de l’autre ce qui ne peuvent pas. C’est ceux-là qui seront prêts à tout pour pouvoir un jour consommer. Mais il y a aussi ceux qui ne peuvent plus payer et ceux qui ne pourront jamais. Ce sont pourtant ceux qui rapportent le plus. Ils assurent le back office, le recyclage des marchandises périmées et, menace médiatiquement entretenue contre l’ordre établi, leur existence permet de faire savoir à ceux qui refuseraient de collaborer le sort qui les attend.
Sur les écrans de télévision du monde entier, on montre à doses variables, les différents scénarios possibles de la fin de l’opulence afin que personne ne puisse dire qu’il ne savait pas. Mais emporté par le rêve, chacun oublie aussitôt l’algèbre du besoin dont il est prisonnier et vaque à l’assouvissement de ce qu’il croit toujours être une passion particulière, pour jouir encore une fois de son inconscience.
Nous avons cependant atteint, en à peine vingt ans, une situation nouvelle et semble-t-il irréversible. La nouveauté de cette situation tient pour l’essentiel dans la mutation psychique qui est la conséquence directe de l’assuétude. La difficulté reste de savoir jusqu’à quel point une telle assuétude s’est réellement inscrite dans les profondeurs du psychisme.
L’humanité entière est face à un choix aussi simple que radical : poursuivre dans l’inconscience ou prendre en main son destin. Il s’agit d’un choix du genre « tout ou rien ». C’est un choix de ce type que Guy Debord a fait sien pour conduire la guerre qu’il mena contre ce monde et dont William Burroughs donne à sa manière la règle : « Nous n’avons rien ni personne à perdre, sinon nos anciens Fourgueurs de Came... Et ils ne sont pas nécessaires. »
Si l’on ne reconnaît pas l’aspect inévitable de ce choix, c’est donc que l’on accepte d’être dans la situation d’un camé qui se croirait libre parce qu’il aurait su retarder d’une heure ou deux le moment de sa prise. On rêve, on voyage, on joue avec le délai imparti, on se laisse rattraper. Le retour à l’assuétude est toujours plus implacable, le choix de l’inconscience toujours plus nécessaire. Rien n’est plus rassurant que de retrouver, outre sa came, ses habituels fourgueurs de came.
Ce que l’on appelle la conscience devrait être le dispositif qui se met à fonctionner dans le psychisme à partir du moment où cette loi qui gouverne le monde serait reconnue, mais comme devant être renversée.
2. La conscience et le délai
La conscience est un processus en constante élaboration, en ce sens que, comme le fait remarquer Julian Jaynes, « elle ne cesse de s’engendrer elle-même ». Or l’une des caractéristiques essentielles du fonctionnement du psychisme, c’est bien à la fois l’intermittence de la raison et l’insistance des affects à se manifester.
La conscience a du mal à écouter la voix de la raison et sans doute à l’entendre. Les affects, rejetés ou niés rejaillissent à travers diverses tendances irrésistibles, dans diverses formes de croyances, qui permettent à la fois de combler cette intermittence de la raison et de permettre à ce qui est insupportable de « parler ».
La conscience pour combler les intermittences de la raison ou plus exactement pour fuir ou échapper à ses injonctions et aux décisions qu’elles impliquent, s’invente des « voix » spectrales qui ont pour fonction essentielle de lui faire oublier ce qu’elle est en train de faire et de lui faire se ressouvenir de ce qu’elle ne fait pas mais imagine ou rêve avoir fait.
Ces « voix » sont un processus constant par lequel chaque conscience ne cesse de se confirmer que l’image qu’elle se forge du monde ou qu’elle s’en est forgée est juste ou si l’on préfère « vraie ». Dans ce cas, on peut dire que l’on entend ces voix, mais pas qu’on les écoute. Il faudrait pour cela prêter attention à la part d’injonction contenue dans une voix.
Dans le dispositif de la conscience, on peut donc distinguer deux types de voix, la voix de la raison et les voix spectrales et deux manières d’entendre les voix. Pour une part du psychisme, elles sont perçues comme une donnée parmi d’autres parce qu’elles participent du fonctionnement normal du psychisme. Dans ce cas, elles sont considérées comme des informations parmi d’autres et c’est finalement le jugement qui les traite en suspendant l’action afin d’en évaluer la teneur. Pour une autre part du psychisme, la voix est perçue comme une injonction, ce qui fait d’elle la manifestation d’une force déterminante pour l’action. Le jugement se trouve dans ce cas dépendant de cette force.
Les décisions et les actes dont l’accomplissement apparaît comme nécessaire du point de vue de la raison, sont le plus souvent ce que le dispositif de la conscience tend à accomplir. Cela semble constituer la règle générale gouvernant les comportements individuels et collectifs. Pourtant, la raison peine à imposer ses décisions. Le dispositif de la conscience opère des régulations qui, sous couvert d’ordre, de règle morale ou de croyances diverses, se font contre ce que dit ou conseille la raison.
Les affects qui ne cessent d’interférer avec la voix de la raison, peuvent en affaiblir la puissance ou la renforcer. Ils constituent une force indispensable et incontournable au fonctionnement psychique. Source du jeu complexe des passions, les affects sont cependant pris dans la mécanique du déni. Leur puissance fait peur et la reconnaître c’est déjà affronter cette peur. Mais la raison fait plus peur encore lorsqu’elle énonce des vérités et appelle des actions difficiles ou déplaisantes qui contrediraient ou s’opposeraient au point de vue dominant sur le monde.
Le dispositif de la conscience établit une analogie entre nous et le monde qui nous entoure. Mais cette analogie est enchâssée entre les deux faces de la même monnaie que constituent le moi et le je.
D’un côté, ce sont les éléments qui composent la personnalité dans sa texture psychologique qui constituent la limite, de l’autre, se sont les éléments communs, les formes acquises ou supposées du savoir, la doxa. De l’un à l’autre ce sont les modalités du croyable disponible qui ne cessent de se reconstituer. Ces limites forment le cadre même dans lequel s’opèrent les extractions et induisent le tri des éléments à partir desquels le dispositif de la conscience va s’autoriser à narratiser. Elles forment ainsi un obstacle réel à ce que soit conduite à son terme une action visant à transformer une situation à partir d’une analyse rationnelle comme passionnelle des choses, c’est-à-dire de la reconnaissance de la fonction des affects dans les choix quels qu’ils soient.
Avec la doxa, revient, tel un spectre trop facilement oublié, la question de la capacité du dispositif de la conscience à accomplir ce qu’il a pu reconnaître comme nécessaire. L’écart qui sépare la connaissance de la reconnaissance, la décision de l’acte constitue « le lieu » où se forge le processus par lequel la connexion est suspendue. La durée propre à ce prend la forme d’un délai.
Le délai est la manière inventée par le dispositif de la conscience de prendre en charge la discontinuité originaire agissant dans le psychisme, sa puissance d’effacement ou d’oubli et tenter de la neutraliser. Mais cet écart, ce délai indéfiniment renouvelé, comme on rallongerait indéfiniment un crédit, est porté par l’ambiguïté de sa fonction. Elle est double. D’une part, il s’agit de permettre à la réflexion de se saisir de ses objets, ce qui implique de retarder le moment de la transformation de la décision en acte. D’autre part, il s’agit de retarder la venue de tout ce qui est perçu comme pouvant induire une situation déplaisante ou dangereuse. Ce retard indéfiniment prolongé a alors pour effet de faire revenir au cœur du dispositif de la conscience une figure de l’oubli qui de salvatrice qu’elle pouvait être dans un fonctionnement de type archaïque peut devenir mortelle quand elle met en cause la puissance de la raison.
3. Parole et voix de la raison
À l’évidence, chez Guy Debord, une forme inconditionnelle d’injonction est à l’œuvre, à laquelle il ne se dérobe pas. Cette « voix » semble s’être toujours fait entendre. Que dit-elle ? Qu’il n’y a pas à choisir entre raison et passion, mais tout au contraire que les deux participent au déploiement d’une vie, à celui d’une pensée. Et en effet, alors même que sa vie pouvait sembler effectivement ne répondre à aucun plan et être aspirée par l’excès, elle a été conduite avec une grande rigueur, une réelle exigence, tant intellectuelle qu’affective, par la raison.
Chez certains des membres de l’I.S., la voix de la raison s’est tue, parfois à certains moments importants, voire décisifs, ou elle a été emportée par le brouhaha de passions incertaines. À chaque fois, c’est tout l’édifice, celui de leur existence, de leur réflexion qui a basculé. S’ils n’ont pas toujours atterri du côté du mensonge, leurs discours ont rejoint, eux, le clan des paroles vaines.
Parfois même, c’est une réelle surdité que révèle telle ou telle exclusion, une surdité parfois inattendue aussi bien à la dimension affective de la voix intérieure qu’à sa part ratioïde. Cette surdité s’empare du dispositif de la conscience au point, souvent, de rendre inopérant les mécanismes par lesquels se forge le jugement.
Suite à une lettre adressée à Guy Debord, le 1er juin 1978, dans laquelle il imputait à des gauchistes la mort d’Aldo Moro, Gianfranco Sanguinetti, si longtemps épargné par la vindicte bien connue de son ami, connaîtra un rappel à l’ordre, certes formellement amical mais qui fut le signe de la rupture d’une longue amitié. « J’aimerais donc savoir la raison qui motivait ces analyses, si étranges, d’un moment : a) une pression directe des autorités ? b) une pression indirecte, de même origine, mais poliment présentée par les insinuations du si suspect Doge ? c) le pur plaisir de contredire Cavalcanti, activité à laquelle tu ne t’es que trop souvent adonné, au détriment d’activités meilleures ? » Les voix qui viennent troubler le fonctionnement du dispositif de la conscience sont des voix du dehors. Leur effet principal est bien « sous de spécieux prétextes de cafards » de prendre la place de la voix intérieure qui trouve dans l’analyse logique et rationnelle d’une question son expression la plus efficace.
Il est clair, dans cet exemple comme dans tant d’autres, que la voix qui n’est pas entendue, ce n’est pas celle de Guy Debord, mais bien celle de la raison. La raison peut être comprise comme une voix élaborée par un psychisme qui ne se fonde pour penser et construire son image du monde, ni sur les « raisons » que lui propose son moi, ni sur les « raisons » que lui proposent les représentants directs ou masqués de l’autorité. La voix de la raison se fait entendre comme l’interface entre une intériorité sans propriétaire et des faits sans auteur préétabli, entre des possibilités évaluées logiquement et la logique interne qu’il est possible d’extraire des faits ou de leur attribuer.
4. Une parole oraculaire
L’authenticité n’est pensable que pour un corps qui fait se fait et l’auteur et le destinataire de ce qu’il énonce. Parler est un mode de l’agir. Cela n’implique cependant pas que dire soit faire. Pour que la parole soit acte, c’est-à-dire décisive, il lui faut faire de l’irréversibilité la loi de son fonctionnement.
Hurlements en faveur de Sade est un énoncé transformé en acte et qui pour cela accède à la puissance de vérité d’une parole « oraculaire ». Ce film dit ce en quoi se résume la vérité du monde des signes comme des images : un mouvement de va-et-vient entre un aveuglement apparemment sans cause et un éblouissement apparemment sans destinataire.
L’aveuglement signale cependant qu’une accumulation de preuves constituées par la tentation de forger une mémoire totale est une forme d’oubli. Ce qui se trouve oublié, ce sont les raisons ayant présidé à cette belle construction qui s’engloutit et se cache sous l’accumulation des signes qu’elle produit.
L’éblouissement dit qu’une vérité qui cherche à se dire en se passant de l’histoire ne peut le faire qu’en s’abolissant elle-même comme vérité. L’éblouissement constitue une autre sorte d’oubli, celui de la succession des événements et de l’enchaînement des faits, de la logique et de la raison.
En fait, lorsque paraît cette succession d’écrans noirs et blancs, seulement troublée par la présence intermittente de ces voix sans propriétaires, c’est tout un régime de vérité qui se trouve renvoyé à sa facticité et avec lui la société même dans laquelle cette vérité s’inscrit. Et de fait, cette vérité se manifestant comme une accumulation de signes, d’images et de marchandises, se voit niée par ce double effacement.
« Les dieux ont le privilège de décider et d’accomplir dit Homère [...] c’est le domaine de l’irrévocable ; c’est aussi celui de l’immédiat. [...] La parole une fois articulée devient une puissance, une force, une action. Si le monde divin est par excellence celui où jamais une décision n’est prise en vain, où nulle parole n’est gratuite, dans le monde poétique la parole ne jouit pas d’une moins grande efficacité. » Il est impossible de ne pas entendre à travers ces mots de Marcel Détienne, combien ce qu’il dit du statut de la parole oraculaire et du type de vérité qu’elle émet, fait écho aux types d’énoncés péremptoires lancés par Guy Debord et ses amis de Ion ou de Potlach.
Mais en cet autre moment de l’histoire, ce que cette parole accomplit, c’est d’énoncer un type de vérité qui détruise le concept même de vérité ou plutôt la vérité en tant qu’elle est devenue concept et le concept même comme support de tout énoncé de vérité.
Gil J. Wolman a appelé anticoncept l’arme permettant d’accomplir cette destruction. Il fonctionne comme « utilisation maximum de chacun des éléments internes, qui, constitués, formaient le concept ».
Hurlements en faveur de Sade accomplit cette destruction en mettant en jeu une forme non discursive de la vérité ne s’inscrivant pas dans le jeu des partages illusoires entre réfutations inutiles et acceptations vaines. Plus même, c’est ce jeu que ce film dénonce ou plutôt rejette. Il agit comme si la parole qu’il portait était assez puissante pour imposer Si une telle parole peut être dite oraculaire, c’est au sens où Marcel Détienne la définit. Il remarque en effet que « la parole oraculaire n’est pas le reflet d’un événement préformé, elle est un des éléments de sa réalisation. »
La parole oraculaire a résonné dans le ciel grec au temps des héros et des dieux. Elle s’est manifestée dans un univers qui n’était pas encore gouverné par le dispositif de la conscience. Elle était constituée par l’articulation entre des énoncés visionnaires et des énoncés efficaces. Leur relation n’est pas de cause à effet, elle est dépendante de l’accomplissement de l’une en l’autre, le devenir énoncé, poème par exemple, de l’acte héroïque n’étant pas moins important que l’acte même. Le coup de tonnerre de l’action passait intégralement dans l’énoncé, le coup de tonnerre de l’énoncé s’entendait déjà dans l’action.
5. Efficacité de la parole oraculaire
Avec Hurlements en faveur de Sade, c’est une parole de type oraculaire qui résonne dans une société prétendant être gouvernée par la raison. Cette parole, loin de chanter la louange des héros, dit à la fois les limites, les zones d’ombre et la loi intime qui règle le fonctionnement de cette société qui se prétend la meilleure. Hurlements en faveur de Sade montre que la vérité à partir de laquelle cette société se constitue est celle que diffusent ses propres hérauts, les médias. Cette vérité n’existe qu’à travers le jeu réglé d’images-textes produits par cette seule société. C’est un peu comme si le héros grec était son propre poète. Il aurait eu en effet tout loisir de s’inventer une gloire qui n’aurait eu aucun acte comme référent. C’est pourtant ce que réussit à faire la société spectaculaire marchande, produire sa propre louange sans que celle-ci ne soit liée à aux actes héroïques qu’elle met en scène et qui d’ailleurs n’existent pas.
La dimension oraculaire de ce film c’est qu’il fait revenir comme un facteur déterminant de l’histoire une conception du temps dans laquelle le commencement et la fin n’étaient pas séparés mais liés et pour laquelle l’accomplissement d’un acte n’avait pas moins de valeur que son devenir poème.
C’est aussi qu’il fait revenir au cœur même du dispositif de la conscience certains facteurs qui caractérisaient le fonctionnement mental et psychique qui dominait avant l’instauration de la conscience. Ce fonctionnement diffère de celui de la conscience sous plusieurs aspects essentiels.
Le premier est qu’il ne concerne pas un sujet constitué par l’articulation entre un « moi » se projetant dans l’espace pour y retrouver le « Je » qui l’a mis en mouvement, mais un corps pensant en proie à la vie, pour lequel crainte et tremblements, doute et affirmation, oubli de lui-même et présence au monde ne constituent pas des sujets de réflexion mais de manières d’être.
Le deuxième est qu’il ne suppose pas l’existence d’une intention autre que de vivre ce qu’exige le moment présent. Dans le monde d’avant la conscience, les dieux ne parlent pas aux hommes, ils parlent à travers eux. Le corps pensant porteur de ce nouveau type de parole oraculaire n’est pas la cible d’un message ou le réceptacle d’un sens, il est le moyen de son accomplissement.
Le troisième aspect est que pour la parole oraculaire, il n’y a pas de différence entre mémoire et vérité. Le vrai était ce qui était énoncé et ce qui était énoncé était ce qui devait se réaliser. Ce qui ne se réalisait pas était simplement non vrai. C’est pourquoi dire la vérité était une action et l’action, elle, habitait l’énonciation. Il est vrai, seuls ceux qui y étaient autorisés, rois, mages ou devins, puis poètes avaient le pouvoir de faire qu’elle s’accomplisse. En fait, ils se situaient au carrefour entre acte et énonciation et assuraient le passage de l’une à l’autre.
Le quatrième aspect de la parole oraculaire, c’est qu’elle ne consiste pas dans l’articulation d’un énoncé dont la fonction est d’établir une correspondance entre connaissance et réalité. La parole oraculaire s’énonce d’un seul tenant tout en envoyant ses « messages » dans deux directions, comme si elle parlait en même temps des deux faces d’une pièce de monnaie. D’un côté, elle dit le faire, et de l’autre elle accomplit le dire. L’accomplissement de ce qui a été dit fait que ce qui a été dit peut être compris comme ayant été prédit. C’est pourquoi la parole oraculaire ne connaît pas l’ambiguïté. C’est d’une certaine manière pour répondre à l’apparition de l’ambiguïté dans les discours et tenter de contrer les pièges que cela fait exister dans le langage qu’il sera nécessaire d’inventer le dispositif de la conscience.
Le lien entre ces deux faces des énoncés n’est pas de type logique, le lien relève du vécu. Il existe dans le corps même de celui qui l’a accompli, ou plutôt il « est » ce corps.
Quand Hurlements en faveur de Sade fait resurgir ce type de parole dans l’inflation verbale de la méconnaissance généralisée, c’est en renvoyant dans la nuit de l’insignifiance les discours passant pour vrais dont la seule efficacité est de faire fonctionner la mécanique de la reconnaissance, et de neutraliser la puissance « oraculaire » de la vérité. Les révélations que ces messages étaient censés apporter au monde furent réduites à néant entre les blocs mobiles qui les écrasaient, le bloc blanc de l’éblouissement et le bloc noir de l’aveuglement.
6. Scandale
Nous disposons de la description des images qui auraient dû figurer dans le film Hurlements en faveur de Sade. On sait aussi ce qui advint : leur disparition. Des voix, des paroles donc, et une succession d’écrans blancs et noirs. D’image, aucune.
À quoi tient le scandale ? Au film même, un film unique racontant cette « histoire de l’hypostase réductionnelle du cinéma par une désorganisation terroriste du discrépant » qu’il incarne.
Sa puissance de la déflagration vient en fait de ce qu’il instaure un nouveau régime de vérité en rendant impossible le recours aux anciens critères pour évaluer et l’art et la société. Ce film est une synthèse des enjeux formulés et parfois réalisés par les courants les plus dynamiques dans l’art depuis un demi-siècle. Mais s’il a été perçu comme un geste d’une grande violence, c’est qu’il était à lui-même son propre fondement et sa propre autorisation.
Le geste qu’il accomplit s’inscrit sur la surface de l’écran. Ce geste est simple, il plie l’histoire par un raccourci sans appel et une accélération brutale qui font coïncider, dans la durée du film, commencement et fin, inscription et effacement, mémoire et oubli. En effet, cette succession d’écrans noirs et blancs accompagnée de ces voix émergeant de la vie quotidienne comme si elles venaient de remonter d’un monde oublié, énonce que la fin est prévisible dès lors que l’on analyse le commencement et qu’elle ne vaudra pas mieux.
De quelle fin est-il question ? De la fin de l’histoire mais en un sens radicalement nouveau. En fait, c’est la fin de cette société qu’évoque directement ce film, une société qui porte encore pour quelque temps le nom d’un rêve millénariste, celui de société de consommation.
Cette fin, il faut donc la comprendre à la fois comme l’annonce du combat qui va être livré pour la renverser et comme le constat que cette société a fait son temps. Devant elle, il n’y a plus que la gueule béante du gouffre du temps prête à l’engloutir.
Ce que ce film détruit donc, c’est la perspective temporelle développée par le dispositif de la conscience, dans laquelle s’est déployée l’historie de la pensée, celle du christianisme en particulier et qui surtout sert de légitimation à la société spectaculaire
Matérialisé par cette succession de plans noirs et de plans blancs, par cette articulation entre aveuglement et éblouissement, ce pli réalise ce qu’il énonce. En ce sens, il constitue une « parole » de type oraculaire efficace.
Rejetant d’un coup l’ensemble des croyances et le système qu’elles composent et sur lesquels cette société fonde son existence, ce film a déclenché chez ceux qui la soutenaient, c’est-à-dire à peu près tout le monde, une crise psychique profonde. Un tel rejet total des valeurs gouvernant ce monde était, pour la plupart des gens, impossible à accepter, surtout parce qu’il les mettait devant le même choix : accepter cette société en l’état ou la rejeter tout entière. De plus la rejeter impliquait de se décider, à la condamner et la combattre. On sait ce qu’il advint.
7. Vérité et authenticité
Comment combattre cette société ? En mettant directement en cause les croyances sur lesquelles elle se fonde.
La principale croyance, issue de la philosophie, s’énonce ainsi : la vérité et l’accès à la vérité ne sont possibles qu’à travers le jeu réglé de pratiques et de comportements qui relèvent d’une certaine forme d’authenticité.
L’authenticité n’a ni lieu ni temps qui lui soient propres en dehors du moment de l’histoire dans lequel la question de son existence et de son statut est posée.
En inscrivant l’inauthenticité au cœur même du Dasein comme ce qu’il doit à la fois découvrir et surmonter pour accéder à un temps pensé comme originaire et à une vérité conçue comme Alètheia, Martin Heidegger ne rend possible l’accès du Dasein à ce temps originaire et à cette vérité qu’à travers le jeu réglé des médiations censées lui permettre de se dépouiller de cette inauthenticité. L’expérience de ce temps originaire ne peut donc ni relever d’un agir, ni d’une expérience directe. L’existence, pensée à partir du Dasein, ne peut donc constituer le domaine du déploiement de l’authenticité. L’authenticité se loge dans la pensée comme l’envers du malheur auquel est vouée chaque conscience.
Pour Guy Debord, il n’y a pas d’inauthenticité originaire à surmonter. L’authenticité de l’existence s’affirme à partir de l’existence même comme une modalité de l’existence. Elle se vit et se construit non pas à partir de la seule reconnaissance des médiations qui permettraient d’y accéder, les pratiques artistiques en particulier, mais contre elles, dans la mesure où toutes, sans exception, sont devenues des obstacles interdisant l’accès à la vérité comme à l’authenticité.
Hurlements en faveur de Sade est tout entier porté par cette « procédure » d’autorisation, autorisation radicale en ce qu’elle inscrit dans la chair même de son époque une déchirure irréversible. Monument sans monumentalité, stèle sans socle ni colonne, cette déchirure n’est perçue par ceux qui n’en sont pas les auteurs, que comme un élément insignifiant, la figure d’un « néant » sans conséquence.
En montrant qu’il n’y a rien à voir dans ce qui était exhibé sans fin par la société marchande, ce film constitue un acte irréversible. Il rendait ainsi perceptible l’irréversibilité comme étant la dimension fondamentale dans laquelle cette société inscrivait son devenir tout en le niant. Il faisait de son authenticité affichée un spectacle aux mille facettes, dont la fonction majeure était non tant de cacher, masquer ou recouvrir l’ensemble des rapports sociaux des chatoiements de l’illusion que de plonger l’ensemble des rapports humains dans le bain acide de l’inauthentique.
8. La promesse de l’oracle spectaculaire
Faire un tel film en ce moment où l’histoire se relève à peine de l’horreur, c’est affronter une situation inédite parce que dans le même geste on l’instaure et la révèle.
En effet, en 1952, l’Europe vient à peine de retrouver un semblant d’unité après les déchirements de la guerre et un mouvement général vers le mieux-être matériel se confirme. La promesse semble donc devoir être tenue. Quelle promesse ? Celle qu’annoncent les propriétaires du monde, à savoir que la vie sera douce pour ceux qui accepteront d’acheter leurs marchandises.
Les preuves ? L’obsolescence de ces mêmes marchandises, obsolescence sans fin portée et confirmée par une accumulation de « signes » destinés à asseoir la croyance en l’efficacité de cette promesse. Ces signes sont pour l’essentiel des images.
L’agencement de ces images constitue un nouveau type de parole et de discours qui se déploie comme une organisation générale de l’apparaître qui tend à modeler la réalité pour qu’elle réponde à l’injonction contenue ou émise par cette parole oraculaire d’un nouveau genre en ceci qu’elle vise à faire croire que ce qu’elle annonce se réalise, même si à l’évidence, ce n’est pas le cas.
Qu’annonce-t-elle ? Apparemment, le bonheur pour tous, ou du moins pour tous ceux qui accepteront de se soumettre à ses injonctions. Ces injonctions sont simples puisqu’il s’agit d’accepter de travailler à rendre réelle l’image du bonheur qu’elle invente, ce travail et cette image constituant les formes majeures de l’authenticité. Le tout participe à l’instauration d’un règne millénaire, celui de la marchandise, que ces images annoncent.
Une clause pourtant n’est pas présentée dans ce spectacle ininterrompu projeté sur le ciel où, déesse vivante, trône la marchandise : le fait que la croyance en la promesse se double ou se paye d’un renoncement. En effet, la condition de la réalisation de cette promesse passe par le fait que ceux qui acceptent son message promettent à leur tour de ne pas s’opposer au règne de leur nouveau dieu. Les autres, ceux qui voudraient s’y opposer, devront être soumis, par tous les moyens.
Les signes et les images qui servent de vecteur à la mise en place du règne de la marchandise, ne se limitent donc pas à annoncer un message. Ils « sont » la promesse. C’est précisément cette transformation des signes et des images constituant cette nouvelle parole oraculaire en preuves, ou plutôt en faits qui constitue la nouveauté même de cette promesse. De tels signes, de telles images n’ont pas alors pour fonction de servir à la présentation de faits réels, ils ne sont en rien des facteurs de connaissance, mais bien de devenir eux-mêmes des faits, ils sont alors des éléments participant au processus infini de la reconnaissance.
C’est dans ce contexte de l’instauration d’une tromperie basée sur la confusion entre message et médium, où ce qui est montré vaut pour ce qui existe et ce qui existe pour ce qui est montré, que Guy Debord a lancé son assaut.
La mutation de la société européenne en société spectaculaire marchande passe par la mise en place d’un nouveau régime de « vérité ». En fait, ce sont deux régimes de vérité foncièrement distincts, l’un se présentant comme le « négatif » de l’autre, et antagonistes qui se trouvent imbriqués l’un dans l’autre, celui qu’impose la société spectaculaire et celui qu’énoncent ceux qui lui font face.
Le premier, c’est donc le régime de vérité tel qu’il est mis en place par les Lettristes internationaux puis par les Situationnistes et le second, le régime de « vérité » que met en œuvre la société dite de consommation au moment où elle est en train de devenir spectaculaire. Cette mutation en est encore à ses débuts au moment où Guy Debord réalise son premier film et pourtant ce qu’il énonce est aussi implacable que le Mane, Thecel, Phares qui fut inscrit sur les murs de Babylone assiégée sous les yeux de son dernier roi, Balthazar.
9. Présent absolu et nouveau régime de vérité
La puissance de la parole oraculaire, vient de ce qu’elle « se prononce au présent ; elle baigne dans un présent absolu, sans avant ni après, un présent qui, comme la mémoire, englobe « ce qui a été, ce qui est, ce qui sera ». Si la parole de cette espèce échappe à la temporalité, c’est essentiellement parce qu’elle fait corps avec des forces qui sont au-delà des forces humaines, des forces qui ne font état que d’elles-mêmes et prétendent à un empire absolu. » Ces phrases de Marcel Détienne évoquent le moment où la parole magico-religieuse tend à perdre son efficacité et à devenir définitivement ambivalente.
À ce moment-là, la parole oraculaire devient une puissance double, porteuse de nuit et de lumière, d’aveux et de tromperie, qui peut aussi bien avoir des aspects bénéfiques que maléfiques.
La parole oraculaire s’exerce dans un présent absolu. En effet, elle ne distingue pas entre les trois extases temporelles que nous nommons présent, passé et futur. C’est ce qui nous la rend étrangère. C’est par là qu’elle signe sa démesure.
L’une des caractéristiques essentielles de la société spectaculaire, c’est qu’elle tente de s’inscrire dans un présent absolu, qui prendra dans la société du spectacle intégré, la forme d’un présent perpétuel. Ce type de temporalité est, sous un certain angle, propre à la parole oraculaire.
La temporalité du film Hurlements en faveur de Sade est aussi celle du présent absolu, mais un présent absolu mis à nu et qui, privé des images qui en constituent la chair, révèle sa structure et son mécanisme interne.
Il y a donc deux types de présent absolu ou plutôt deux manières de le présenter qui correspondent à deux manières de le penser et de le vivre.
L’une le comprend comme le terme d’un processus se rendant sensible dans le processus même. Elle considère donc que la durée du processus devant conduire à ce but « est » ce présent à la fois visé, vécu et dont l’accès semble repoussé sans fin. Ce présent est à la fois l’objet et l’objectif d’une croyance qui le fonde et qui travaille à le rendre durable. C’est le projet de la marchandise et de la société qui la promeut.
L’autre comprend le présent absolu comme étant le plus petit intervalle entre réflexion et action, entre décision et acte. Ce présent est absolu au sens où il est mesuré non pas à l’aune de la répétition dans la représentation mais à l’aune d’un vécu articulant compréhension, décision et action. C’est le temps de ceux qui ont décidé de combattre la marchandise et ses affidés.
Entre ces deux modes de présent absolu, entre ces deux types de paroles, entre ces deux camps, une ligne se dessine, un gouffre se creuse, les masques se retournent, leur envers devient lisible. C’est l’envers de cet envers qu’il convient de dire à chaque fois, dans la mesure où c’est là que se constitue le plan d’intersection de ces deux présents absolus et de ces deux types de parole oraculaire.
10. Formes de la subjectivité
Le premier aspect de ce nouveau régime de vérité, c’est que la parole qui est proférée n’est pas l’expression d’un moi.
Si cette parole postule l’existence d’un sujet, c’est celle d’un sujet qui se pense et se vit comme sujet de l’histoire et conçoit la conscience comme un dispositif et non comme l’expression achevée de sa subjectivité.
La subjectivité en tant que telle ne vaut rien dans la mesure où ce en quoi elle reconnaît le vrai n’est que le va et vient d’images et de mots que se renvoient indéfiniment les deux instances qui la composent le petit moi sans structure et le je ivre de métaphores inefficaces et ce qu’elle s’autorise c’est de s’assurer indéfiniment de sa présence au monde en s’assurant du bon fonctionnement de ces deux instances.
Cette parole ne prend son sens et sa fonction que dans la capacité d’un corps vivant et pensant à conférer une signification à ses actes. Il peut mesurer la puissance et la justesse de ce qu’il fait dans la mesure où il se constitue comme le premier champ d’effectuation de cette parole.
Ceux qui choisissent de rester de l’autre côté, là où la vérité se manifeste par une accumulation d’images et de reflets d’eux-mêmes, pensent aussi être des sujets de l’histoire, parce qu’ils croient que la conscience se résume à leur subjectivité. Ils n’accèdent pas à cette dimension du psychisme qui implique la reconnaissance de l’existence d’éléments purement mentaux comme pouvant permettre d’orienter leur existence. En particulier, la reconnaissance de la raison comme faculté permettant une interprétation ratioïde de la réalité est mise entre parenthèse au profit de la reconnaissance de l’intérêt individuel ou collectif centré sur la pérennisation des habitus comme principe de l’existence.
Dans ce cas, la vérité prend une tout autre signification. Elle n’est plus le fruit d’un jeu réglé de la recherche d’une conformité entre des principes logiques et des faits réels. Si elle devient l’équivalent d’une croyance, ce n’est pas parce la recherche de la vérité mobilise elle aussi des affects puissants, mais parce que l’objet de la quête est un agrégat de désirs subjectifs et non une entité mentale de type ratioïde et communicable.
En d’autres termes, ce nouveau régime de vérité impliquerait la mise en place d’une nouvelle forme de conscience. C’est la société spectaculaire qui atteindra cet objectif, au prix d’une mutation d’un genre particulier puisqu’elle va affecter, non plus certains aspects du fonctionnement du dispositif de la conscience mais son existence même comme instance de régulation et de contrôle.
Pour échapper aux dangers que feraient peser sur elle un tel type de vérité et dans l’espoir de ne pas se voir jugée et renversée, la société spectaculaire va produire un nouveau dispositif psychique sensiblement différent de celui de la conscience et que l’on voit se mettre en place aujourd’hui.
11. Intentionnalité
Le deuxième aspect de ce régime de vérité, concerne la question de l’intentionnalité. Paul Ricœur considère que le « postulat rationaliste assimile conscience de quelque chose à une visée du même ». Ce « même » correspond à ce qui dans le discours fait qu’il est articulé pour être communicable. La structure intentionnelle peut être comprise comme la tentative d’atteindre à la formulation d’éléments communicables qui ne soient pas seulement l’expression de désirs ou de croyances, mais puissent participer à l’élaboration d’un sens et à la formulation d’une vérité.
Aux définitions psychique et noétique de l’intention, Paul Ricœur ajoute une définition de l’intention « comme attente de la reconnaissance par autrui de l’intention du locuteur. »
Le film, Hurlements en faveur de Sade, bouscule violemment le schème relationnel qui gouverne la communication.
En effet, ce film montre non tant un vide que cacheraient les images produites et communiquées par la société spectaculaire, que la vacuité du sens qu’instaure leur accumulation ou leur effacement. Effacement et accumulation sont, dans ce film, poussés à une intensité maximale, et cette intensification révèle la structure intentionnelle propre à la société spectaculaire.
La visée intentionnelle qui préside au déploiement des images et des discours de la société du spectacle tend à replier la dimension noétique de l’intention sur sa dimension psychique. Par exemple on préférera privilégier l’objectif d’informer au sujet des effets imaginaires des marchandises sur le bien être du consommateur à celui d’informer sur le contenu réel et l’effet réel sur le corps de ces même consommateurs, de ces mêmes marchandises. Ce choix sera légitimé au nom de la nécessité de protéger le citoyen-consommateur des dangers que lui feraient courir, non les marchandises elles-mêmes, mais bien la découverte de vérités non conformes aux contenus des discours intentionnels.
La visée intentionnelle que met en œuvre la société spectaculaire ne prend pas en charge l’intention qui préside à tout échange et qui vise à permettre la constitution d’un sens ou d’une vérité communicables parce que fondés sur des éléments ratioïdes, des références communes et un sens communs.
La structure intentionnelle à l’œuvre dans Hurlements en faveur de Sade comme l’ensemble des œuvres de Guy Debord ne semble jamais prendre en compte cette « attente de la reconnaissance par autrui de l’intention du locuteur. » De fait, ceux qui ont vu ce film se sont souvent sentis floués. Ils ont réagi comme si ce film ne s’adressait pas à eux.
En un sens, il est vrai, ce film est pour personne puisqu’il montre l’impossibilité pour chacun d’atteindre à un accord entre ses intentions et ses actes. Ce qui trouble le plus, c’est qu’il confronte ceux qui le voient à la croyance fondamentale qui les rend aveugle. Et nul ne goûte ce genre de déplaisir qui n’est attaché plus à la vérité qu’au confort de son psychisme. Ce à quoi chacun croit, c’est précisément qu’il ne peut recevoir de messages qui ne lui soient pas destinés. Et de fait, il en reçoit. Ils proviennent tous des écrans magiques qui hantent les salles à manger comme les vitrines dans les rues. Ils sont tous émis par les tenanciers du bordel marchand généralisé.
Or, ce que rappelle Guy Debord, se sont des « évidences » philosophiques. Simplement il les transforme en arme et les dirige contre cette société, et donc inévitablement contre ceux qui responsables ou victimes, la soutiennent.
Le montage de ces écrans noirs et blancs constitue une formulation synthétique de la logique du signe. Vide de tout signe, la page reste blanche, couverte indéfiniment de signes jusqu’à la rature, elle devient noire. Il ne reste que ces voix, présence incernable de l’infigurable.
La structure intentionnelle n’est pas une production du sujet, elle est induite par la langue et en ce sens, elle est constitutive du dispositif de la conscience. La langue vise toujours à permettre que le locuteur comme l’auditeur puisse saisir l’objet dont il est question et auquel le discours se réfère. Mais tout discours est hanté par ce qui nécessairement lui échappe.
Deux options se présentent pour faire face à ce vide. Tenter de le remplir par n’importe quel moyen ou accepter de reconnaître qu’aucun discours, aucun objet, ne peut le remplir et faire de cette reconnaissance là le cœur vivant de toute réflexion, de toute pensée.
Il y a donc deux formes d’intentionnalité, en tout opposée l’une à l’autre.
La première relève d’une conception transcendantale de la conscience pour laquelle l’objet de la visée est le miroir dans lequel elle peut se contempler et la visée, le mécanisme par lequel elle s’assure de la légitimité de sa présence dans le monde. Cet objet doit simplement venir, mais pour combien de temps est-ce à chaque fois possible, sinon combler ce vide, cette opération est impossible, du moins l’occulter, le masquer, permettre au psychisme de l’oublier. Dieu et ses millions d’avatars, comme la marchandise et ses milliards d’avatars font tous deux très bien l’affaire
La seconde relève d’une conception de la conscience comme dispositif pour lequel l’objet visé est d’une part lié à la manifestation d’un corps vivant et pensant et d’autre part dépendant de la manière qu’ont ce corps et cette pensée de se poser comme les éléments constitutifs de la signification de ce qu’ils énoncent. Vide et abîme bordent la vie réelle de ce corps comme les formes de ce qu’il conçoit. Les écrans blancs et noirs sont des formes matérielles de ce vide et de cet abîme, auxquels aucun psychisme n’aime être confronté puisqu’ils lui rappellent ce que précisément il cherche à oublier.
12. Structure d’autorisation
Le troisième aspect de ce nouveau régime de vérité, concerne la structure d’autorisation sans laquelle rien de ce qui est pensé et décidé ne deviendrait jamais geste, acte ou œuvre.
Une parole oraculaire, dans la Grèce archaïque par exemple, est à elle-même sa propre structure d’autorisation. Elle met en œuvre une forme de vérité qui n’existe que comme affirmation et ne laisse pas place à la contradiction.
À l’autre extrémité de l’histoire, au terme probable d’un règne de plus de deux milliers d’années de pensée logique et dialogique basée sur la reconnaissance de la contradiction comme vecteur de la vérité, une pensée de type oraculaire peut prendre deux formes.
L’une s’énonce à partir d’un corps vivant et pensant. Elle est à elle-même la source de son autorisation et vise à permettre de s’orienter dans le monde et de penser le réel. Elle inclut la dimension subjective dans le processus même de la connaissance.
L’autre s’énonce comme un ensemble continu d’affirmations qui sont tout autant des ordres ayant pour fonction d’aider ceux qui les écoutent à s’orienter dans l’existence. C’est à une voix extérieure à lui-même que dispositif de la conscience laisse le pouvoir. Ces voix visent à faire en sorte que le « je » s’oublie et qu’il ne se souvienne que du message. Cette voix extérieure joue le rôle que jouait les voix oraculaires dans les cultes archaïques.
Ce que l’on voit donc à l’œuvre en ce moment de l’histoire, c’est que le critère de la vérité se déplace du champ de la connaissance au domaine de l’efficacité. La parole portée par la société spectaculaire est oraculaire par son efficacité à se faire entendre et non par sa véracité.
Par un acte d’affirmation pure qui se trouve prendre la forme d’un geste de négation de toutes les valeurs dominantes, Hurlements en faveur de Sade fait resurgir l’ambiguïté du cœur de la machine d’énonciation et montre en quoi elle est devenue une machine à produire du mensonge.
Il y a donc une distance à la fois infime et infranchissable séparant ces deux types de parole « oraculaire ». L’une parie sur la soumission de celui qui la reçoit, l’autre est portée par l’autorisation de celui qui l’émet.
Si ce film réalise ce qu’il promet, c’est au sens où il ne s’adresse pas au spectateur comme à une subjectivité entée sur ses croyances, mais comme à un corps pensant susceptible comprendre ce qui constitue la structure de la vérité et à partir d’elle ce qu’il en est du monde dans lequel il vit. Ce film montrait la nécessité non pas de prendre conscience de tel ou tel problème mais bien de comprendre à quelle condition le dispositif de la conscience pouvait permettre à un sujet d’accéder à la vérité.
13. Nihilisme
Le quatrième aspect de ce régime de vérité relève de la question du nihilisme. Hurlements en faveur de Sade semble dire et montrer le rien et faire de ce rien la mesure de toutes choses. Ce rien qui se présente comme la négation de toutes les valeurs constitue en fait l’expression la plus synthétique des figures de la temporalité par lesquelles le dispositif de la conscience s’assure de son fonctionnement.
Là où se déploient habituellement des récits de toutes sortes, on entend quelques phrases apparemment banales. Cette présence insistante de la banalité exerce une force d’attraction singulière. Elle fait se rejoindre au centre du néant, la forme de la fin, la nuit noire de l’oubli et la rigueur des commencements, l’éblouissement d’où tout advient. C’est donc elle qui donne au devenir sa direction.
Ce rien n’exprime pas tant une conception philosophique du néant, qu’une analyse du processus de néantisation, bien évidemment celui auquel se résume le devenir de tout ce qui existe, mais en tant qu’il est avant tout le devenir que propose cette société à ceux qui y vivent. Ainsi il opère un rapprochement inédit, non pas entre être et néant, mais entre formes de la narratisation et formes de l’anéantissement.
Le rien à l’œuvre dans ce film est une arme lancée contre un monde qui a fait des médiations inventées par les hommes le moteur de leur aliénation. Cette société est emportée par un mouvement qui à chaque instant la rapproche de sa fin annoncée. Cet écrasement du temps est le résultat d’une accélération et d’un mouvement de retournement qui renvoie la force de l’accélération contre ceux qui en sont les vecteurs. Le fondement même de toute communication se trouve révélé et exposé tel qu’il est, écran noir et blanc, mouvement de va et vient sur l’océan du temps, traces sur le sable, flammes dans le feu de la perdition.
14. Démonétisation
La pensée historique qui s’est constituée parallèlement au dispositif de la conscience, a fait de la mémoire l’accumulation des traces des actions des hommes en tant qu’ils prenaient en main leur destin. Elle ne servait déjà plus à assurer la présence des dieux dans l’esprit des hommes.
Avec elle, la vérité changeait de sens et de fonction. De mode de présence du divin efficace à travers la parole oraculaire, elle est devenue la forme même du dévoilement de ce qui est et l’instance psychique contrebalançant les puissances de l’illusion et de la tromperie que la langue porte en son sein et que les discours des hommes relayent sans fin.
Avec son livre Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, paru la même année que La société du spectacle, Marcel Détienne déposait une bombe au cœur même de la philosophie. Cette bombe, on s’est empressé de la désamorcer par un silence général et complice. Quant à ceux qui l’avaient lu, sauf quelques hellénistes honnêtes et courageux dont on étouffa les voix, ils ne tirèrent aucune des conséquences que ce livre appelait et maintinrent avec force les dogmes en vigueur.
Ce livre en effet permettait de comprendre que la vérité avait une histoire. Cette histoire délégitimait l’ensemble des positions philosophiques entées sur l’Alètheia au cours du XXe siècle et permettait de comprendre comment celles qui avaient été maintenues avec tant de forces pouvaient être lues comme des effets de croyance ou de pures postures idéologiques. Dès les premières lignes, on pouvait lire ces lignes qui à elles seules constituaient déjà un crime de lèse-majesté contre les intérêts de la philosophie. Après avoir affirmé que la vérité avait à l’évidence une histoire, c’est-à-dire avait changé de statut et de fonction au cours des siècles, Marcel Détienne écrivait : « On peut donc se demander si la vérité en tant que catégorie mentale n’est pas solidaire de tout un système de pensée, si elle n’est pas solidaire aussi bien de la vie matérielle et de la vie sociale. »
Il ouvrait la voie à une relecture de l’histoire de la philosophie et à l’analyse des formes contemporaines de démonétisation dont le concept de vérité était l’objet. Ils sont peu nombreux à s’être autorisé à le faire.
Ce livre a montré en particulier la manière dont la vérité était entée sur ces deux éléments constitutifs du psychisme que sont l’oubli et la mémoire. « La mémoire des poètes est-elle une fonction psychologique orientée comme la nôtre ? Les recherches de Jean-Pierre Vernant permettent d’affirmer que la mémoire divinisée des Grecs ne répond nullement aux mêmes fins que la nôtre ; elle ne vise nullement à reconstruire le passé selon une perspective temporelle. [...] La Mémoire est une omniscience de caractère divinatoire. » L’oubli est alors la forme sombre du blâme qui peut toucher les héros guerriers. Il est simplement le silence et la mort en ces temps où l’homme est oublieux de tout et où seule la parole oraculaire et poétique est capable de faire exister encore ce qui a passé. La vérité est alors égale en tout au non-oubli, cette force étrange qui hante le psychisme comme la nuit entoure tout ce qui est de son mystère. N’existe et donc n’est vrai que ce qui paraît dans la lumière de la parole qui fait être.
Mais les dieux se sont retirés, les héros pouvaient perdre et il devenait possible de remarquer qu’entre parole et acte, entre énoncé et réalisation, un écart ne cessait de se manifester que la parole oraculaire ne permettait plus de combler à coup sûr. L’Alètheia commençait à se démonétiser.
Cet écart devenu manifeste constitue le creuset de la mutation qui va permettre au psychisme humain de s’apercevoir qu’il pouvait par lui-même articuler entre eux, à partir de la langue et dans la langue même, des éléments autrefois liés ou entre lesquels il n’avait établi jusqu’ici aucune relation. Il découvrit de plus qu’il pouvait déterminer selon des critères qu’il constituait lui-même, le type de relation qui convenait à ces éléments et qu’elles pouvaient aussi être plus justes, plus vraies que certaines connexions établies par la mantique.
Il pouvait donc lui-même combler par des paroles de vérité et de justice un écart qui menaçait de devenir infranchissable.
Dans le même temps, les voix aussi ont changé de statut. La parole oraculaire s’est trouvée pouvoir être l’apanage d’hommes qui d’une certaine manière pensaient par eux-mêmes, comme les philosophes. L’ancienne forme d’Alètheia pouvait être dépassée. L’oubli n’était plus si radical qu’il signifiait une sorte de mort irrévocable, mais était bien plutôt constitué de moments d’interruptions dans un processus qui commençait à se révéler capable d’exister dans la durée, celui-là même de la pensée.
15. Illusion et tromperie
La pensée devient lentement autonome en entendant des voix qui ne sont plus extérieures, impératives et irrévocables. L’échange entre égaux fait comprendre que les voix se forment dans le discours, que chacun en est potentiellement porteur et destinataire.
La voix qui sauve ou condamne ne vient plus des dieux, à travers poètes, devins et rois. Elle s’élabore à la croisée de discours différents, opposés, contradictoires. Le jugement s’effectue dès lors par triage entre arguments ratioïdes mais toujours sur le fond ourlé d’ombre de voix étrangères mais encore puissantes, passions incontrôlables et qu’il faut bien pourtant apprendre à contrôler.
C’est durant cette émergence d’une pensée devenant autonome que se constitue un nouveau partage qui modifie de manière fondamentale les fonctions respectives de la mémoire et de l’oubli, de la vérité et de la fausseté, partage à partir duquel le dispositif de la conscience va être constitué et dont la validité ne tend réellement à disparaître qu’aujourd’hui.
Si le dispositif de la conscience historique s’est développé et transformé durant plus de vingt-cinq siècles, il est en effet toujours soumis aux puissances de la tromperie et de l’illusion telles que la société grecque classique les a définies. En effet, avec la philosophie et surtout la sophistique, la vérité est devenue relative, ce qui signifie qu’elle n’était plus la forme dominante de la reconnaissance de la réalité par la pensée. La ruse et la tromperie ont été acceptées comme éléments incontournables voire essentiels du fonctionnement mental et ce qui compte désormais, c’est la réalité, à savoir les faits au sens des forces qui triomphent dans le débat et les décisions qui sont appliquées. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises n’est plus le critère déterminant.
Comme le remarque Pierre Vidal-Naquet dans la préface qu’il écrit pour le livre de Marcel Détienne, « l’ambiguïté a décidément fait place à la contradiction. Plus exactement, l’ambiguïté qui caractérisait l’époque archaïque, le discours, se réfugie désormais dans les faits. »
Dans ce nouveau champ de la parole devenue agonistique, la mémoire permet d’accéder à « quelque chose de radicalement différent du visible » note Marcel Détienne. La pensée abstraite est légitimée et s’impose comme une puissance qui va remplacer celle de la parole oraculaire, celle des dieux. En effet, elle constitue son propre plan de réalité et instaure une séparation qui hante aujourd’hui encore la pensée. La pensée abstraite fait d’une part de la vérité une réalité intemporelle et d’autre part permet de dégager un plan de réalité prisonnier du temps de la mort et de l’oubli.
C’est dans la langue même, dans le mot être, que l’homme va trouver l’instrument qui lui permettra de survivre dans un monde devenu globalement incertain. Il lui permettra de revenir inlassablement sur les faits afin de démêler ce qui relève de la tromperie et de l’illusion et ce qui relève de la vérité.
16. La parole et l’image
Marcel Détienne rappelle qu’on attribue à Simonide de Céos, le premier poète à vendre ses poèmes, ces deux phrases : « la parole est l’image de la réalité » et « la peinture est une poésie silencieuse et la poésie une peinture qui parle ». En faisant de la parole et de l’image deux entité équivalentes et interchangeables, il donne à la mutation des relations entre mémoire et oubli une dimension particulière. Laïcisée et dépendante même de l’individu qui la forge et la détient, la mémoire prend place au cœur même de cet écart qui s’est révélé entre parole et acte, entre mots et choses. Elle est ce qui rend révocable des éléments passés et par ce rappel elle permet d’envisager des modifications entre ces éléments. Un plan se constitue qui échappe à la forme univoque de la vérité et dans lequel le visible et le dicible peuvent à certaines conditions échanger leurs rôles.
Si l’image peut être posée comme équivalente à la parole, c’est que son statut a changé. D’intercesseur fascinant, de vecteur de la manifestation du divin, sous des formes souvent tridimensionnelles, l’image devient une entité bidimensionnelle à la fois matérielle et insaisissable. Ainsi conçue, elle permet à la pensée de donner une consistance à ce qui constitue pour elle son véritable enjeu. En effet, ce à quoi la pensée fait face, c’est à la nécessité d’assurer un lien, entre les événements, comme elle doit le faire entre les choses ou les idées et entre les mots et les choses. Ce lien et cette continuité ne sont pas donnés.
C’est précisément au moment où, démonétisée, la vérité archaïque devient la proie de la contradiction que l’image, comme élément matérialisant une part de l’activité mentale que la mémoire peut aisément rappeler, vient permettre de traverser ces moments d’oubli qui caractérisent le fonctionnement du psychisme. L’image n’est plus du côté de la révélation qui fascine et éblouit, elle se trouve prise dans le jeu complexe qui se joue dans l’écart qui s’instaure entre mots et choses, entre réalité et connaissance. Trace matérielle, elle constitue pour le psychisme la base d’un retour à un moment antérieur en assurant que de ce moment quelque chose a persisté. C’est donc l’image qui offre à la pensée la possibilité de mettre en place le déploiement des trois extases temporelles selon un axe diachronique. Elle a constitué l’appui mémoriel dont la pensée avait besoin, la parole, elle trouvant dans cette équivalence la possibilité de revenir sur elle-même de la même manière et de penser son déploiement en termes de continuité.
L’image ainsi conçue perd de sa puissance de fascination. La parole par contre va devoir tendre à fasciner si elle veut atteindre à sa puissance maximale qui est de convaincre. Ce potentiel de fascination de la parole va transformer la fonction de la voix. D’extérieure, c’est-à-dire provenant d’une puissance innommée, elle va se constituer à la fois « dans » le psychisme individuel et « dans » le psychisme collectif. C’est l’équivalence métaphorique entre ces deux espaces qui va permettre au dispositif de la conscience de se constituer en même temps comme intérieur à l’individu et commun à l’ensemble des égaux. Le croisement des discours et des paroles émis dans la cité sera équivalent au croisement entre les voix intérieures et extérieures qui se produisent dans l’individu.
17. Formes de l’oubli et de la mémoire
Le choix de son mode de vie est pour Guy Debord une arme essentielle dans le combat sans merci qu’il a choisi de mener contre la société spectaculaire. En effet à propos des différentes formes d’excès auxquelles il s’est adonné, l’enjeu se situe autour de l’articulation entre les puissances de la mémoire et celles de l’oubli. Ce qui apparaît dans le fonctionnement du dispositif de la conscience, c’est la tendance qui le caractérise à occulter ce que les processus d’extraction laissent de côté et aussi bien ce qui ne cadre pas avec les « choix » mentaux effectués à travers le processus de reconnaissance.
En choisissant l’excès comme mesure, Guy Debord se trouve à même de mettre en relation les processus d’occultation internes au dispositif de la conscience avec ceux qui se trouvent à l’œuvre dans la société. Ni l’oubli ni la mémoire ne sont des fonctions univoques. Chacune de ces fonctions a deux faces. Il y a une bonne et une mauvaise mémoire comme il y a un bon et un mauvais oubli, non pas au sens moral, mais par rapport à la positivité ou la négativité de leurs effets sur le psychisme. Plus exactement, les fonctions de la mémoire et de l’oubli tendent l’une vers l’autre et s’interpénètrent, dessinant ainsi une zone intermédiaire dans laquelle ont lieu le renversement et la transmutation des valeurs.
Ainsi la fonction réelle de la mémoire dépend de son objet. La société marchande spectaculaire organise une inflation d’éléments qu’elle déclare être dignes d’être mémorisés. Ainsi, dans le psychisme, ils prennent la place d’autres objets, qu’ils remplacent ou occultent. La double fonction de la mémoire, stock de données et processus d’anamnèse se trouve occupée aux mêmes tâches que précédemment. Seuls les objets ont changé. Le discours général de la société spectaculaire peut cependant démontrer que rien d’essentiel n’a été touché puisque le mécanisme et le fonctionnement sont identiques. Cette substitution est le cœur d’un subterfuge qui ressemble en tout à ce qui s’est produit lorsque la vérité de la parole oraculaire a été démonétisée.
C’est sur ce point essentiel que porte l’analyse de Guy Debord au sujet de la société du spectacle. La société spectaculaire a pu brouiller les repères qui permettent de juger en mettant en place ces dispositifs qui mobilisent mémoire et oubli non seulement sur de nouveaux objets mais d’une manière nouvelle.
18. Discontinuité et séparation
C’est précisément par la manière dont elle met en place une nouvelle forme d’oubli que la société du spectacle atteint ses objectifs. Cet oubli ne concerne pas les choses dont elle parle, au sujet desquelles elle est dans la position d’une parole oraculaire, il concerne ce dont on ne parle guère, peu ou pas du tout. L’oubli est une force qui vise à rendre inaccessible et incommunicable les données portant sur la réalité même qui constitue la société spectaculaire et en particulier sur les formes de sa domination et donc sur son histoire. Cet oubli a un corollaire ou plutôt un double dans le fonctionnement psychique lui-même, à savoir l’oubli de ce que la conscience a dû effacer en elle pour pouvoir s’imposer comme dispositif dominant, une sorte d’oubli de l’oubli. Cet oubli est oubli du rôle et de la puissance des affects et des passions ainsi que de ces deux formes du temps qui relèvent d’un état du psychisme simplement antérieur à celui que la conscience elle-même fait régner.
Des traces persistent de cet état antérieur dans les diverses pratiques artistiques, mais c’est surtout dans certains comportements déviants qu’on les retrouve. Leur puissance propre s’y révèle plus clairement encore. Ces plongées dans des couches profondes du psychisme nous rapprochent en quelque sorte de certains aspects du psychisme « bicaméral ».
L’oubli y a une fonction paradoxale. Il ne recouvre pas ces moments de rupture dans la continuité supposée des moments du vécu, mais au contraire les révèle ou du moins les rend manifeste, car l’oubli « est » cette interruption même.
En ne recouvrant pas les moments de la vie du voile pudique de l’ennui ou du travail mais en les plongeant dans les remous de pratiques et de passions dangereuses, Guy Debord rend à cette forme d’oubli une fonction très précise. C’est à partir de lui que le retournement contre la société marchande et spectaculaire de la vacuité de son langage est possible. C’est en faisant naître une parole non pas sans passé mais indemne de la mémoire obligée des traces que cette société tente d’imprimer en chacun de ses membres qu’une autre parole, elle aussi oraculaire mais d’une tout autre manière, devient possible.
Une telle forme d’oubli en révélant l’ambiguïté de la parole, son ambiguïté originaire, permet de penser la dimension véritablement historique de la conscience, car dispositif de la conscience inclut dans son fonctionnement un ou plusieurs aspects des états psychiques antérieurs à la conscience et donc « ontologiquement » différents. Le domaine majeur dans lequel se manifeste cette différence reste le langage.
19. Efficacité de la parole
De telles conceptions valides dans un monde archaïque, le sont encore quoique de manière occultée, dans les nouvelles figures de la mémoire et de l’oubli dans lesquelles la raison et la conscience ont englouti le monde. C’est à leur rendre leur pouvoir discriminant que l’ensemble des actions menées par Guy Debord ont tendu et abouti et c’est en les réactualisant, en les faisant émerger des fonds marins de la société spectaculaire et du dispositif de la conscience qu’il leur a rendu de fait leur puissance propre.
La part la plus méconnue parmi les pratiques de Guy Debord, outre le fait de boire, c’est à l’évidence la parole. Le temps qu’il a passé à discuter avec les gens, amis ou inconnus, peut être appréhendé en partie à travers sa correspondance où un accès nous est donné à cette parole vive qui fut la sienne, à l’importance qu’elle a eu, à la fonction qu’elle a pu remplir dans sa vie. L’usage de la parole, si on le met en relation avec la double question du statut de la mémoire et de l’oubli, conduit à la reconnaissance des deux pôles entre lesquels toute parole se trouve prise, être une parole vaine ou être une parole efficace. Il faut alors faire face à la question des critères permettant de déterminer ce qui fait telle ou telle parole, texte, film ou acte, peuvent être efficaces ou vains.
Dans le trente troisième et dernier chapitre des Commentaires sur la société du spectacle, Guy Debord indique la complexité de l’enjeu. En effet, la puissance d’une certaine forme de parole vaine est en fait de tenter de rendre vaine toute parole d’un autre type, ce en quoi elle devient efficace si elle y réussit. La puissance d’une parole efficace, elle, ne se lit pas dans l’immédiateté de ses effets, qui peuvent vite être emportés dans la vague quotidienne de la vanité, mais à sa manière d’user de l’oubli et d’être du côté de la mémoire et de la vérité historique. C’est un lien entre la mémoire comme puissance permettant la révélation des limites de toute énonciation et l’oubli comme puissance d’instauration du discontinu au cœur du dispositif de la conscience historique, qui peut faire de la parole, une parole vivante dans la mesure même où elle est déployée concrètement comme une arme.
Être allé jusqu’à faire de la langue une arme, tel a sans aucune doute été l’une des actions à la fois essentielle et continue de Guy Debord.