dimanche 30 janvier 2011

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Ceci n’est pas une copie

La réalité et l’image dans les œuvres de Jeff Wall et Mark Tansey

, Daniela Goeller

L’image pose le problème même de la notion de réalité, c’est-à-dire quelle réalité ?
La réalité représentée, la réalité matérielle du tableau ou celle du monde de l’artiste et du spectateur ? Toutes trois se croisent et constituent la problématique inhérente à chaque image.

Mark Tansey (*1949) et Jeff Wall (*1946), deux artistes américains de la même génération - l’un peintre et l’autre photographe - ont consacré deux œuvres majeures, "Mont Saint Victoire" (1987) et "Picture for Women" (1979) à cette problématique. Deux œuvres qui représentent aussi bien une contestation des dogmes du modernisme, de l’art conceptuel et minimal, et de la "mort de la peinture", qu’une investigation de la peinture moderne et du rapport de l’image à la réalité et à la vérité.

Jeff Wall, Picture for Women (1979 - ?) 163 x 229 cm

Cette photo provoque chez le spectateur une certaine irritation. Nous avons l’impression de nous trouver devant un miroir et non devant un tableau. Nous savons que ce n’est pas le tableau qui est un miroir et nous comprenons aussitôt que le tableau représente un miroir. L’espace que nous voyons dans le tableau est alors par rapport au miroir devant - là où nous nous trouvons par rapport au tableau. Le spectateur est à la même place que le modèle et le photographe, mais dans un autre espace. Le modèle regarde l’appareil dans le miroir et à travers l’appareil nous regarde nous, les spectateurs. C’est un regard indirect qu’elle nous porte. Elle est à la fois spectatrice et figure dans ce tableau. Le photographe, lui, regarde le modèle dans le miroir et il tient dans sa main le déclencheur de l’appareil qui nous regarde en face, comme si c’est notre image qui serait prise et que la femme et le photographe nous observeraient.

C’est une image fondamentale quant à l’évidence à la surface du plan pictural et des différentes réalités qui la constituent - en occurrence l’espace dans lequel se trouvent le modèle et le photographe, la scène représentée et l’espace du spectateur devant le tableau. Le tableau est d’une efficacité étonnante et sa beauté résulte en partie du doute qui s’installe quant à l’identité du regardeur et du regardé.

Ce n’est pas le premier miroir dans un tableau qui joue un rôle déterminant. Deux exemples historiques :

Jan van Eyck : Le mariage d’Arnolifini (1434 - National Gallery, London - 81.8 x 59,7 cm)

Le portrait qui montre Giovanni Arnolfini et son épouse Giovanna Cenami présente en son point de fuite un miroir rond, bombé - usuel à l’époque - qui montre l’autre moitié de la pièce dans laquelle se dressent les mariés. Il y a là une porte dans laquelle se tiennent plusieurs personnes, dont probablement le peintre, témoin de la scène et témoin du mariage, comme l’indique par ailleurs sa fameuse signature qui remplace le Jan van Eyck fecit (= a fait) par un Jan van Eyck fuit hic (= était là).

La présence de l’auteur dans son tableau qui ici est inévitable semble être liée au miroir - nous la retrouvons également dans le deuxième grand tableau au miroir de l’histoire de l’art

Velazquez : Las Meninas (1656 - Museo del Prado, Madrid - 276 x 318 cm)

C’est, depuis sa réalisation, un des tableaux les plus discutés dans l’histoire de l’art. Le peintre italien Luca Giordano en parlait déjà à l’époque comme d’une théologie de la peinture, le peintre anglais Thomas Lawrence l’appelait au XIXe siècle une œuvre sur la philosophie de l’art et le philosophe français Michel Foucault lui consacrait au XXe siècle un texte fondamental.

Pourquoi ?

Parce que le tableau représente outre les personnages et objets que l’on y distingue une réflexion complexe et approfondie sur la représentation picturale. C’est un tableau qui outre son sujet donne à voir sa condition même d’image - voire constitue Jonathan Brown une mise en valeur de la peinture et une pièce de reconnaissance pour le peintre. Le tableau se distingue surtout par une construction brillante en perspective qui est de l’exactitude d’une photographie. Cela a fait penser que Velasquez utilisait une grille, voir une camera obscura pour réaliser le tableau. La maîtrise absolue de la perspective était considérée à l’époque comme atout principal de la peinture qui la classait parmi les arts libéraux.

La perspective, le miroir, la photographie = instruments de la vision.

Il est évident que tous ces tableaux « à miroir » donnent à voir autre chose que la scène dépeinte. C’est toujours l’espace d’un côté et d’autre du plan pictural et de ce fait la mise en évidence des conditions mêmes de la représentation picturale et de la perception de l’image par un spectateur.

N’oublions pas que la représentation consiste à rendre présent quelque chose qui est absent et que toute l’ambiguité est là : rendre présent ce qui est absent. Ce que la représentation met en évidence est avant toute chose la relation spatiale et temporelle entre des idées, des personnes et des choses.

C’est précisément ce que nous voyons, ressentons, vivons devant le tableau de Jeff Wall. En le regardant, c’est encore un autre tableau historique qui nous vient à l’esprit.

En 1882 Édouard Manet peint Un bar aux Folies Bergères. Le tableau au format relativement petit par rapport au Wall (seulement 90 x 130 cm) - contrairement à l’impression que donne l’image que vous voyez projetée. Le tableau montre une fille au bar et nous la voyons comme si nous étions nous-mêmes clients de ce bar. Ce qui se passe dans le bar, nous le voyons dans le miroir derrière le bar, dans le dos de la jeune fille. Plus concrètement nous nous voyons, nous-mêmes en la figure de cet homme au cylindre et à la moustache - le peintre ? - qui se reflète dans le miroir tout près de la jeune fille.

Tout comme Manet, Wall joue avec le regard et le désir du spectateur. Mais son « image pour les femmes » va bien au-delà d’un simple hommage à Manet. Elle donne à voir le processus même de la fabrication d’images par le moyen de la photographie.

« Pour le XIXe siècle, » écrit Wall à la fin de son texte Unité et fragmentation chez Manet, publié en 1984, « le modernisme, dont Manet est un représentant exemplaire, la fragmentation de l’idéal d’intégrité et d’harmonie du corps et de son espace - et ainsi des conditions de la représentation spatiale - n’est pas quelque chose d’imposé de l’extérieur au régime du tableau par l’“industrie” et les “médias de masse”. Elle naît du concept régi par la loi historique du tableau lui-même. Au moment où la science se mue en complice de la domination, la peinture s’en désolidarise, elle commence à éprouver de la répugnance envers une totalité qui engendre l’antithèse de l’intégration, morcèle le corps vivant, produit l’“ornement de masse”, le travailleur, le consommateur et le spectateur modernes ».

Outre cette discussion de l’histoire de la peinture et plus particulièrement la peinture moderne - surtout de Manet - le travail que fait Wall en photographie et surtout cette image laisse aussi penser aux installations et dispositifs de Dan Graham - notamment Present-Contiunous-Past ». Mais développer davantage cet aspect nous amènerait trop loin ici.

La situation au début des années 80 n’est pas facile pour toute une nouvelle génération d’artistes. Après une prédominance de la peinture abstraite, l’art conceptuel et minimal avait fait son chemin et tous les artistes de cette génération ont été contaminés par les idées radicales d’un art pur, sans histoire, sans objet (ne serait-ce que les conditions de sa propre existence) et luttaient pour se donner les moyens de faire à nouveau des images. Nombre d’entre eux ont une formation à la fois pratique et théorique et se consacrent à une pratique à la fois picturale et critique, souvent en renouant directement avec la peinture moderne.

C’est aussi le cas du peintre américain Marc Tansey qui sort du piège formaliste par la porte du réalisme et de la métaphore.

Mark Tansey

Les peintures de Mark Tansey posent nombre de questions malgré leur réalisme inoffensif et leur apparence documentaire. Il est facile de reconnaître la plupart des objets représentés, mais il n’est pas évident de voir de quoi il s’agit réellement. Des détails mystérieux donnent nombre d’indices pour une interprétation plausible. Celui qui tombe dans le piège iconographique et essaie de déchiffrer les métaphores visuelles des tableaux doit s’attendre à toute une série de tournants et de pointes surprenantes. Car l’artiste entraîne son spectateur dans la complexité d’un monde d’idées aussi bien artistiques que philosophiques et théoriques.

Dans les années 80, Mark Tansey s’intéresse surtout à la peinture moderne et aux avant-gardes artistiques du XXe siècle. Il se sert du militaire comme métaphore - peut-être la plus évidente - et représente les artistes comme des soldats qui se livrent des batailles pour défendre leurs prouesses picturales et leur position de précurseurs dans un monde d’art entièrement basé sur l’innovation le progrès.

Vous pouvez encore les voir sur l’image, à gauche, mais ils sont ici en train de se déshabiller et de s’immerger dans l’eau.

Le tableau porte le titre Mont Saint Victoire - la montagne est facilement reconnaissable et rappelle immédiatement un des très grands maîtres de la peinture moderne : Paul Cézanne. L’autre thème magistral dans l’œuvre de Cézanne, que l’on retrouve également dans ce tableau, ce sont les baigneuses. C’est les deux sujets que Cézanne a peint le plus souvent durant toute sa carrière de peintre. Nous pouvons donc d’emblée être sûr d’avoir affaire à un hommage à Cézanne.

En lisant dans les notes du peintre, nous apprenons que parmi les personnages du tableau sont - de gauche à droite : Jean Baudrillard (assis), Roland Barthes (allongé avec la pipe) et Jacques Derrida (debout, en train de se découvrir le buste). La déconstruction picturale du monde visuel rencontre alors la déconstruction intellectuelle du monde des idées ? La naissance de la peinture moderne au début du siècle donnerait alors le paysage pour la scène jouée par les acteurs du déconstructivisme de la fin du siècle ? Un retour au stade du miroir ? Où est alors passé Lacan ? Les déconstructivistes seraient-ils les narcisses modernes ?

En fait le tableau se partage horizontalement en deux zones bien distinctes de part et d’autre du plan d’eau qui fait aussi état de miroir. Celle du haut avec à l’horizon la silhouette de la montagne et les hommes qui vont se baigner dans l’eau. Et celle du bas qui en serait le reflet. Mais il n’en est rien. La moitié basse du tableau n’a aucun lien avec la partie haute. Dans l’eau, les hommes se transforment en femmes et le volume de la montagne de Cézanne devient le creux du caveau de Platon.

Je vais vous montrer très rapidement ce que normalement on ne voit pas, mais que l’on imagine seulement - l’image retournée. Je vous montre « la face cachée du miroir » pour sa beauté et pour le rappel fort et immédiat d’un autre tableau : outre le caveau de Platon, c’est évidemment aussi la Source de la Loue (Gustave Courbet, 1864 - 97 x 130 cm - Hamburger Kunsthalle) avec toute sa connotation.

Mais retournons à la surface.

Comme chez Jeff Wall nous avons affaire à un miroir comme élément constitutif de l’image. Le tableau a d’ailleurs avec 254 x 393,7 cm un format relativement important, même encore plus grand que la photographie de Jeff Wall.

Mais il s’agit d’une peinture et le peintre use de cette possibilité de désintégration de l’espace pictural en y introduisant volontairement des erreurs. Tansey développe ses compositions à partir d’un fonds d’images de tout genre qu’il monte par le moyen de la photocopie et du collage. Pour l’exécution du tableau, il travaille un peu comme les fresquistes : il applique un fond de plâtre (en italien : gesso) et y applique une couche de peinture. Ensuite il procède à l’enlèvement de la couleur et fait ainsi sortir les différentes formes et textures de la monochromie. Il ne peut travailler que sur une petite partie du tableau à la fois, car lorsque la couleur est séchée toute correction devient impossible. C’est une peinture de la distraction et non une peinture de l’addition.

La monochromie aide à maintenir l’unité du plan pictural et donne un faux caractère documentaire, historique et donc « vrai » à ses tableaux. En réalité c’est des rébus, sauf qu’ils ne livrent pas de solution, une fois retournés. Elles entraînent plutôt dans un labyrinthe de significations qui se nourrit d’une connaissance approfondie de l’histoire et de la théorie d’art.

La réponse de Mark Tansey au slogan de la mort de la peinture est le retour à la peinture. Il critique un art qui se refuse au réalisme, à l’allégorie, au littéraire par ces moyens mêmes.

Dans Mont Sainte Victoire il lie Cézanne et Derrida, qui sont par ailleurs liés par la recherche de la vérité dans l’art. En 1905, Cézanne avait écrit cette fameuse phrase à Emile Bernard : « Je vous dois la vérité en la peinture et je vous la dirai » - point de départ pour le texte La vérité en peinture de Derrida. Mais le tableau ne donne aucun avis définitif sur la question. Il reste dans la complémentarité de ses deux moitiés, certes liées, mais profondément divergentes. La vérité, semble-t-il, est une valeur relative. Du moins le tableau n’a aucun référent définitif. C’est un constat plutôt troublant face à un tableau qui par ailleurs est réaliste et devrait donc avoir un référent sans équivoque.

Dans aucun autre de ses tableaux Mark Tansey a aussi clairement dévoilé que la réalité et la vérité ne sont que des constructions. Le texte qui l’a inspiré pour peindre le tableau est le texte sur Nietzsche de Derrida. Plusieurs éléments se retrouvent dans le tableau et dans le texte : Derrida (en lisant et interprétant Nietzsche) lie la question de la vérité à l’opposition des sexes, il parle d’une vérité multiple, comme d’une femme multiple et à la fin il parle d’un texte énigmatique et fragmentaire de Nietzsche sur un parapluie oublié qui d’ailleurs flotte dans l’eau à gauche du tableau. Le tableau représente simultanément plusieurs - multiples - vérités qui coexistent dans un espace pictural.

Une autre question se joint à celle de la vérité en peinture - Tansey l’a thématisé dans nombre de ces tableaux - c’est la critique à la représentation même qui se traduit dans la théorie de Platon en passant par Hegel jusqu’à Clement Greenberg. L’argument de sa justification est toujours le même à travers les siècles : la représentation picturale serait un leurre et en tant que telle elle serait opposée à la vérité. La représentation appelle aux sensations et provoque des émotions qui écartent la raison et s’éloignent du monde des idées où loge la vérité. Un autre aspect se joint à cette argumentation. C’est le refus de toute narration (pour les mêmes raisons d’ailleurs !). Selon Clement Greenberg, la peinture a dû d’abord se libérer de la représentation de l’espace pour atteindre son sommet dans l’affirmation de la surface dont les œuvres des expressionnistes abstraits américains son l’exemple le plus abouti de toute l’histoire de la peinture.

Mark Tansey revient très volontairement en arrière de cet acquis. Comme beaucoup des artistes de sa génération, il connaît bien les textes critiques et théoriques. Son retour à la peinture passe à travers cette réflexion. La solution est pour lui de faire de ces idées le contenu de ses images en utilisant la technique de l’illustration pour trouver des transpositions visuelles fortes pour des idées complexes. Il fait des images théoriques et montre les frontières - de la peinture et de la théorie d’art.

Conclusion

Les images ont en commun de parler de la représentation. Ce sont des méta-images.

Mais on peut aller plus loin et dire qu’il s’agit ici d’un projet que l’on pourrait appeler « la reconstruction critique d’une tradition picturale plus large que l’art moderne et contemporain. » (Jean-François Chevrier, in : Jeff Wall, Phaidon, 2006, p. 164)

Quelle est cette tradition picturale ? Comment pourrait-on la définir aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’elle nous apporte en termes d’images et en termes d’idées pour une compréhension du monde aujourd’hui ?

Transcription de la conférence à la MEP du 24 octobre 2008