vendredi 1er décembre 2023

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Ça marche

Bambou totémique parisien

Cartographie d’une archéologie du présent

, Ridha Dhib

Depuis l’été 2023, j’arpente les rues de Paris, bâton de bambou en main. Ma quête ? Récolter chaque élastique à cheveux égaré sur mon chemin.

La performance trouve son origine sur l’île de Ré. Lors de mes premières déambulations, un objet attire mon attention sur le bord d’un chemin, semi-enfoui dans le sable : un bambou apparemment robuste et léger. Sans hésiter, je le récupère et le transforme aussitôt en compagnon de marche, un geste pavlovien d’un marcheur au long cours. Cependant, après un ou deux jours de marche intensive, le bâton montre des signes de faiblesse. Une fine fissure s’est dessinée, menaçant son intégrité. Cherchant à sauvegarder mon précieux allié, l’environnement m’offrit une solution.

Ile de Ré
Bambou, élastiques à cheveux, cyclistes et marais salants, 19 juillet 2023.
Photo : Ridha Dhib.

Parmi les vestiges insulaires, un élastique à cheveux a émergé sur le bord d’une piste. J’ai récupéré cet artefact pour l’enrouler avec soin autour de la fêlure du bambou, consolidant ainsi son ossature. En parcourant l’île, j’ai constaté une profusion d’élastiques jonchant les pistes cyclables. J’en ai pris un second pour renforcer davantage mon bâton, puis un autre, et encore un autre. Un rituel.

De retour à Paris, le rituel continue. Chaque élastique est soigneusement collecté. Ainsi, au gré de mes pas dans les rues parisiennes, je glane des fragments de vie, des éléments d’une histoire en cours d’écriture, des pièces d’une mosaïque en constante évolution. Ces artefacts, tels des brins d’ADN — réceptacles biologiques, vestiges de traces humaines — sont documentés, répertoriés et géolocalisés sur une carte en ligne, constituant une archive en devenir. Ce rituel, fruit du hasard et de la nécessité, s’est mué en une forme de méditation mouvante, alternant pas et gestes.

Cartes Elastiques Detail
Documentation de tous les élastiques à cheveux collectés dans les rues parisiennes sur une carte en ligne.

Dans cette expérience sensorielle où chaque élastique incarne une syllabe d’un langage silencieux et polysémique, l’enroulement de l’artefact autour du bambou trouve une résonance avec le geste initial qui l’a animé. Ainsi, je réactive la vocation première de l’élastique — celle de serrer et d’attacher — mais dans un nouveau contexte et avec une intention différente, créant une dualité de gestes et de sens.

Le processus illustre également le passage graduel du quantitatif au qualitatif : il y a répétition dans la collecte des élastiques, accumulation lors de leur enroulement autour du bambou et compression à mesure qu’ils sont agencés. Les élastiques deviennent ainsi une peau, un condensé de matière prélevé dans l’espace et dans le temps, participant à la lente transmutation du bâton en totem.

« Bambou Totémique Parisien I »
au cours de la première phase de 28 jours de marche entre le 26 juillet et le 29 août 2023, couvrant une distance globale de 340 kilomètres, j’ai collecté 278 élastiques à cheveux. Ce processus a permis la transmutation de mon premier bâton de marche en totem.
Images : Ridha Dhib.

Ce totem est un agencement hétérogène d’objets manufacturés, de matières organiques, de rituels, d’histoires et de traces humaines. Il émerge non seulement comme une œuvre en constante évolution, mais également comme une cartographie sensorielle et une archive vivante. Il est un carrefour où, l’intime et le public, l’individuel et le collectif, le fonctionnel et le symbolique se rencontrent et se transforment.

Au cours de mes collectes, je me suis rappelé les déambulations d’André Cadere, cet artiste conceptuel des années 70 qui arpentait Paris avec ses « Barres de Bois Rond », des bâtons cylindriques composés de segments colorés. La démarche de Cadere consiste, entre autres, à sortir l’art des espaces qui lui sont d’habitude dédiés : il expose et s’expose dehors, exhibe une œuvre en marchant. Son travail reposait sur un protocole précis, où il organisait les teintes selon un système mathématique, mais introduisait volontairement une « erreur » dans chaque barre, brisant l’ordre et introduisant l’idée d’imperfection.
De la même manière, avec ma performance Bambou totémique parisien, je marche et exhibe une œuvre. Mais contrairement aux choix prémédités de couleurs de Cadere, ma quête permet au hasard de déterminer les caractéristiques des élastiques, telles que les couleurs, textures, et tailles, rendant ainsi chaque totem unique. C’est une œuvre qui ne peut se faire qu’en marchant.

En somme, Bambou totémique parisien est une façon de tracer des lignes de fuites dans le tissu du réel. C’est une action qui agence des traces et fait émerger des interconnexions d’existences humaines. Cette œuvre rhizomatique est à l’intersection de l’art, de la géographie et de l’anthropologie. En oscillant entre le rituel et l’exploration, entre la sobriété du geste et la simplicité des objets trouvés, cette performance dessine une cartographie de l’intime dans l’espace public. C’est dans cette convergence d’éléments que le totem prend tout son sens.

Le totem devient l’incarnation même de ces marches.

Au Jardin des Tuileries
Ridha Dhib au Jardin des Tuileries, avec le « Bambou totémique parisien 1 »,
24 août 2023.

Voir en ligne : www.ridhadhib.com

Les sept commandements de la performance « Bambou totémique parisien » :
1- En marchant, des élastiques à cheveux, tu trouveras.
2- Leurs coordonnées géographiques, tu relèveras.
3- Leur existence sur ton chemin, tu immortaliseras.
4- Dans ta main, l’élastique, tu prendras.
5- Autour de ton bambou, tu l’enrouleras.
6- À ta carte en ligne, chaque élastique, tu ajouteras.
7- Ton bâton, en un totem, tu transmuteras.

Ridha Dhib de dos marchant avec son totem devant le Palais de Tokyo,
Paris, le 28 août 2023.
Image Virginie Mascolo et Ridha Dhib.