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Ateliers partagés
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Aby Warburg s’est plu à rassembler sur les planches de Mnemosyne, des mondes épars et pourtant reliés. Les terres, l’histoire et le temps forment un patchwork dans lequel des formes, des rires, des intentions ont tissés des fils rouges souterrains. Voici quelques pistes déchiffrées de mon côté, explicitées en un imaginaire d’ateliers partagés.
L’atelier souterrain
Si Berlinde de Bruyckere a pris ses quartiers dans un atelier non loin de chez Pluton, où les êtres se cousent et se décousent d’une chair, où la matière singe la vie, où les tréfonds composent une presque – existence à partir de tables, de crochets et de gestes bouchers, elle partage cet atelier avec des mains de Nouvelle-Irlande, Papouasie Nouvelle Guinée qui travaillent l’entre-monde. L’humain y est un sujet aux contours vie/mort on ne peut plus flous, où le crâne d’un homme se surmodèle de cire d’abeille, de cordelettes, de coquilles d’huîtres et d’opercules de turbot. Le rendu est terriblement perçant. Nous sommes pris dans un face à face avec un visage recyclé, emmagasiné d’une puissance vitale décuplée.
La vie se nourrit de la vie, elle mute et cet atelier partagé par des artistes géographiquement et historiquement éloignés, est là pour confectionner une tribu sortie de l’ombre, faisant périr dans un marécage nos certitudes, notre froide connaissance.
L’atelier fenêtre sur cour
Au sujet des traits d’union, des soubresauts voltigeant par-delà les temps, mers et montagnes, il en est d’autres à mettre à jour.
Jean Simeon Chardin, en son XVIIIe siècle cossu dégrafait des têtes inclinées, rendant en leurs exactes mesures, les gestes et postures des servantes, gouvernantes, cuisinières. Il est le peintre d’une présence entière où l’énergie complète (relâchement, direction) de la figure transpire en chaque recoin des choix du peintre. Il partage son regard honnête sur le monde avec, je pense, des photographes fondus d’observation, distillant amour et bienveillance pour les personnes qui se prêtent à être sujets. Esther Berelowitsch est pétrie de cet élan léger et fidèle lorsqu’elle mire avec tant d’attention pour ses cadrages les habitants de Laponie. Il ne s’agit pas de portraits, mais de poses qui sont les témoignages d’âges, états, fonctions, métiers, qualités. L’atelier fenêtre sur cour se distingue par sa connexion directe au visible. Il s’attèle à cartographier et noter les attitudes, les gestes et regards qui entourent l’artiste avec la plus attentive précision.
Au creux d’une montagne
Au creux d’une montagne, niche le monde des incantations. La caverne à vœux, à défaire ou maîtriser les sorts. On s’y approprie les forces d’un adversaire sur lequel nous n’avons aucune emprise.
Ainsi, nos plus anciens ancêtres ornent de félins les parois de Pont d’Arc. Plus tard, plus loin, la pierre à magie de Nouvelle Calédonie , concrétion de magnésie, appelle la pluie.
Autre temps, autre lieu, Felix Gonzales Torres conjure aussi le sort, confère au spectateur une emprise métaphorique sur les évènements météorologiques (piles de reproductions de nuages) et fait figurer un nuage de plus dans un ciel rétréci par les immeubles. C’est également le temps qu’il conjure de suivre ses vœux, celui de ralentir les secondes, plutôt que de poursuivre son intraitable code de conduite qui ne laisse à l’être aimé par l’artiste aucune chance de lutte égalitaire.
Dans cet atelier, on défie fébrilement les lois du monde dans un espace autre que la vie, un autel, une cérémonie, une image, une salle d’exposition. Avant ou après avoir affronté les assauts des forces qui nous dépassent ou nous englobent, on y crée pour rompre les chaines, au moins symboliquement.