dimanche 2 juillet 2023

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Anarchi-
tecture et désœuvre-
ment

Anarchitecture - Désœuvrement - Mouvement - Affordance - Ruines - Sentir - Psychologie - Phénoménologie

, Jean-Christophe Nourisson

Les sculpteurs et architectes qui entendent l’espace-temps comme une matérialité ouverte aux sens, déconstruisent la normativité des mesures et des représentations. L’anarchitecte Gordon Matta Clark révèle la dimension cachée des bâtiments. Catherine Melin éclaire les usages du corps joueur et improductif pris dans l’entrelacs des mégapoles. Lara Almarcegi présentifie l’appropriation extractiviste dans l’espace ruiné du paysage. Francis Debiédo Kéré et Wang Shu dessaisissent la maîtrise d’œuvre en vue de recréer du commun. En ce début de siècle, ils surmontent l’implacable clivage imposé par la conception rationaliste et prennent appui sur le vivant irréductible à des paramètres obligatoires.

Les ouvertures majeures et souvent conjointes des pensées plastiques et architecturales aux questions de spatialité et d’ambiance nous engagent à quitter les définitions canoniques de la sculpture en termes d’addition (modelage) ou de soustraction (taille) parce qu’elles furent et demeurent trop souvent reléguées à une cause de représentation somptuaire.
Les artistes et architectes convoqués pour cette présentation sont en relation avec des milieux précis mais hors mesure. Ils sont perméables aux irisations, aux variabilités, à l’instabilité des sujets reliés, ils ont intégré le fait que le monde nous crée tout autant que nous le créons et se tiennent sur une lisière fragile et poreuse entre nature et culture. Ils remisent le sujet cartésien aux oubliettes et ne produisent pas de forme que l’on puisse circonscrire.

Le mouvement est sans origine

Dans le contexte des remises en question radicales de l’architecture moderne, entamées dès les années 50, apparut un habile détournement du titre de l’ouvrage Vers une architecture (1923) du Corbusier, par l’architecte et théoricien britannique Robin Evans. Dans une réflexion incisive sur les systèmes et les réseaux, "Towards anarchitecture" (1970) [1] propose de se "détourner du credo canonique des fonctions et des besoins" et de traiter les "incidences socio-politiques des choses" [2]. La mise en question s’adosse à l’étymologie grecque des termes : arché (origine, maître, principe, autorité) associé au tegere (le bâtiment). Anarchitecture peut se lire suivant ces deux sens : an’architecture comme non architecture ou anarchi’tecture comme la tectonique du non-contrôle. S’il n’est pas certain que Gordon ait eu connaissance du texte, les idées étaient dans l’air du temps.

Au printemps 1974, Gordon Matta Clark organisa l’exposition "Anarchitecture" avec le groupe d’artistes [3] qui se réunissait régulièrement dans l’atelier du sculpteur Richard Nonas pour discuter. Nonas nous explique, dans une lettre envoyée au Centre Julio Gonzalez à Valencia (1992), la genèse de cette appellation : "Nous savions que cela devrait être une sorte d’anti-nom, mais cela en soi nous paraissait bien trop facile. [...] Que ce soit architecture n’était paru évident à aucun d’entre nous au début, pas même à Gordon. Mais nous comprîmes très tôt, pourtant, qu’architecture pouvait être utilisée pour symboliser toute la coquille de réalité culturelle à faire craquer ce contre quoi nous voulions lutter." [4] En mars 1974, le groupe monta l’exposition au 112 Greene street, NYC. Toutes les œuvres étaient de mêmes formats : 40 x 50 cm. Tout le monde travailla sur des photographies, à l’exception de Nonas, Anderson et Highstein qui présentèrent des dessins. Les pièces furent installées de façon anonyme. Photographies en noir et blanc : un dentier dans un verre d’eau, une rame de train coincée entre les deux piles d’un pont effondré, un trou dans la terre, une maison sur un bateau, les traces d’une intersection "accidentelle" laissées sur la lune par le rover lunaire, la divine révélation d’Alberti, un phare dans la tempête... s’exposaient comme le témoignage d’un monde en décomposition. Robert Smithson avec sa conférence illustrée « A Tour of the Monuments of Passaic » en 1967 en avait partagé l’analyse. Cette fois, nul auteur, nul commentaire, nulle cohérence stylistique ne venait orienter la lecture des pièces à conviction. Une table d’indices éparpillés, de faible intensité, mais suffisants pour dresser un état des lieux. Selon Antonio Sergio Bessa, « L’antiformalisme de Matta-Clark est donc à comprendre comme ce qui défie la loi, l’autorité et tout ce que cela implique », une posture anarchiste. [5]

L’artiste pensait, dessinait, incisait en mouvement les trois dimensions de l’espace. Le matériau même de son travail de sculpture, c’était l’architecture. « ...Ces murs, il fallait les repousser, les déplacer, les adapter à notre quotidien, ne jamais se laisser figer dans ce que les intérieurs mis à nu révèlent un ordonnancement imposé par la limite des pièces d’habitation » Ses amis le décrivent comme un petit râblé, sautillant, dansant, toujours en activité. Matta-Clark travaille dans le continuum d’un espace dansé, ses gestes, quand bien même, ils sont outillés d’un perforateur, exécutent une chorégraphie dans la porosité de l’urbain. L’expérience de l’œuvre en déplacement est en capacité de restituer toute la sensation des variances infinies de la découpe. À ce sujet, les montages photographiques qui explosent le point de vue sont explicites. Ils promettent une dérive continue du macro au micro comme dans un « endroit où vous vous arrêtez pour relacer vos chaussures, c’est un endroit qui est une simple interruption dans vos mouvements de tous les jours. Ces endroits sont significatifs, sur le plan de la perception, parce qu’ils font référence à l’espace dans lequel on se déplace ». [6]

Le désœuvrement comme étape

Wang Shu retint mon attention lors de sa conférence inaugurale à la Cité de l’architecture et du patrimoine lorsqu’il évoqua les cinq années d’oisiveté passées à boire du thé au bord du Lac de l’ouest à Hangzhou (1992-1997). Je me rappelais les mots d’Agamben réinterprétant une thèse géniale d’Aristote : la puissance est définie essentiellement par la possibilité de son non-exercice. L’architecte est puissant dans la mesure où il peut ne pas construire. J’avais été frappé par cette insistance de Wang Shu à évoquer cette suspension de l’activité dont il donna les raisons : Ruines, tel était le mot qui revenait, il ne s’agissait pas des ruines du modernisme, mais des 90 % de l’architecture traditionnelle de sa ville détruite en quelque trente années. Agamben nous souffle : « Apprendre à faire usage de sa condition, c’est-à-dire à la désactiver, à la rendre inopérante par rapport à soi-même, et en cela ça devient une possibilité proprement désœuvrante qui va rendre possible un autre usage de ta condition. » [7] La relation érudite de l’architecte à l’art chinois du paysage dit du Shan Shui (Montagnes et eaux), et plus particulièrement la période du Xe au XIIe siècle, doit nous retenir. « La structure d’une peinture de Shan Shui est composée de la même façon que celle d’une page calligraphiée et répond aux mêmes caractéristiques qu’un caractère écrit : elle se construit à partir d’un élément principal, montagne-rocher-arbre, autour duquel s’agence toute la composition. Elle est ensuite découverte de bas en haut... pour un rouleau vertical, de droite à gauche dans un rouleau horizontal, et se déroule selon un développement spatio-temporel. » [8] Il n’est pas question de point de vue unique, de perspective, mais de distance à parcourir imaginairement sur le support plan, selon les trois lointains : le lointain élevé, le lointain profond et le lointain plat, qui tous se rapportent à l’expérience d’un marcheur se situant en verticalité dans sa relation à l’horizon.

Wang Ximen, Montagne et rivière sur des milliers de li, 1114 (extrait)
Wang Ximen, Montagne et rivière sur des milliers de li, 1114
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« Montagne et rivière sur des milliers de li » (Wang Ximen. 1114) figure un paysage de plusieurs centaines de kilomètres. La vue panoramique sur onze mètres de long nous plonge dans des détails d’une précision millimétrique. Ce support de méditation, à la relation qui s’établit entre soi et le monde, n’est pas orienté, il réitère l’expérience sensible du corps et du regard en mouvement, méditant dans le paysage. Ces paysages imaginaires sont tous habitables. Pavillons, petites villes, chemins et routes agrémentent le parcours de l’œil et font architecture. Ainsi, si une peinture de montagne peut être considérée comme une machine à philosopher ; un architecte pourrait se donner comme tâche de construire des montagnes.
Wang Shu, "l’architecte amateur", tel qu’il aime à se nommer, nous invite à être a minima à hauteur de la réflexion philosophique et architecturale de ses pérégrinations en paysage de peinture.

Lara Almarcegui, Béton, Digne les Bains, 2019

Le monde ruiné du logos

Ce qui avait poussé les lettrés du Xe siècle vers les montagnes — développement des cités, folie des grandeurs, activité économique débridée — semblait devoir un millénaire plus tard se répéter à une échelle maintenant mondialisée et de montagnes et rivières, il n’était pas certain qu’il en resta. Invité en 2019 pour une exposition à Digne-les-Bains, Lara Almarcegui découvre le lit défiguré de "La Bléone", qui traverse la ville. Exploitée pendant cinquante ans pour l’extraction de granulat, la rivière est en cours de réaménagement et de désindustrialisation. Les rochers faisant barrage sont retirés pour qu’elle retrouve son cours. Pour son exposition (Béton 2019), Almarcegui remplit temporairement les salles avec des amas résultant du broyage des enrochements et les granulats qui seront reconditionnés pour alimenter les chantiers. Une vidéo de la transformation est également visible. L’emprunt temporaire marque une interruption dans le flux tendu de la chaine de production invitant chacun à la réflexion.

L’artiste, accompagnée dans ses recherches par le Bureau de Recherche Géologique et Minière, propose également d’établir le recensement des roches et sédiments présents sur ce bassin de 906 km². L’estimation du poids de chacune des "substances" donnera lieu à une restitution sous la forme d’une liste visible sur les murs extérieurs du bâtiment d’accueil. L’indexation mathématique en milliard de milliards de tonnes présentifie la factualité de l’enquête géologique, mais malgré l’apparente autorité formelle du wall painting, les inscriptions se révèlent être des médiateurs désorientants entre monde réel (le lit de rivière dans notre dos) et imaginaire (mots et chiffres échappant à toute visualisation).

La brutale qualité de ce travail qui présentifie l’extraction, toujours en situation précise, fait littéralement vaciller le sol de nos certitudes. Parcourir une exposition de Lara Almarcegui c’est éprouver, sur les lieux mêmes de l’extraction, la massivité de l’appropriation, celle-là même qui participe de l’habitat. L’artiste édite également des guides : ruines de Bourgogne ou d’anciennes carrières désaffectées, qui tiennent la promesse à ce "Vivre dans les ruines", selon les mots d’Anna Tsing. [9] L’artiste est une pourvoyeuse d’indices dont l’activité consiste à exacerber perceptions et sentiments sans éluder la question politique.

Pour Wang Shu aussi, l’étude sur la « complexité de la conception des espaces en fonction des différentes cultures est primordial ». Comme pour une espèce vivante pour laquelle il faut déployer des efforts, il y a urgence à sauver certains aspects de l’architecture chinoise en voie de démolition.
Wang Shu et sa femme Lu Wenyu ont ainsi mené des explorations quasi archéologiques avec leurs étudiants sur les habitats traditionnels en destruction. Ils décidèrent de comprendre la diversité des savoir-faire en parcourant la Chine. Ils interrogèrent les artisans sachants en capacité de transmettre gestes, méthodes et connaissance des matériaux.
Le couple organise des leçons avec les artisans au milieu des ruines. Ils se mettent à l’écoute, recueillent et expérimentent "les manières de faire". Ce ne sont pas simplement les matériaux qui sont recyclés ; c’est aussi toute la beauté des divers appareillages et leurs modalités d’assemblage. Pour le bâtiment des Beaux-Arts de Hangzhou, les pierres sont récupérées dans les villages en destruction aux alentours du site. Les tuiles réemployées sont assemblées sous la technique dite du Wa Pan ou "raccommodage" qui fait écho au mode de reconstruction rapide après le passage d’un typhon. L’architecte exprime une certaine fascination pour les assemblages d’éléments de bois à première vue gauches, non calibrés et vivants qui finissent, assemblés, par construire un bâtiment aux géométries d’une précision inouïe. Il remarque avec ironie la difficulté qu’il eut à trouver les artisans sachants, puisque les professeurs ne savent plus.

Wang Shu, plan masse du campus des Beaux arts de Hangzhou

Si nous observons le plan masse du campus des Beaux-Arts de Hangzhou, nous remarquons que la répartition des différents bâtiments obéit à une logique distributive qui ne passe pas par la grille orthonormée. Les différentes unités réagissent quasi organiquement aux courbes de niveau qui les précèdent. Le ménagement entre plein et vide déjoue tout système. Au plus près d’une "montagne" en voie de formation, l’œil et le corps cheminent, d’une vue à l’autre, d’une ambiance à l’autre. Pont, passerelle, rampe, corridor et escalier accompagnent le renouvellement des perceptions entre intérieur et extérieur, passant de flanc à façade ou montant sur les toits. Au lointain, la banale "colline de l’éléphant," retrouve sa splendeur. Le bâti ici diffuse et infuse sur ses alentours. Il est une invite à venir s’y glisser, y courir, y danser. Les questions de construction et d’ambiance sont totalement intriqués, sans que l’un des termes ne prenne le dessus sur l’autre et puisse s’afficher en manifeste. Quelle que soit l’échelle, depuis les matières et leurs mises en œuvre soignées, jusqu’à l’implantation urbaine, tout s’affiche dans une différence d’avec les nouveaux quartiers de Hangzhou tournés vers l’architecture dubaïote.

L’animal humain en déplacement dans le monde interagit avec un milieu en variabilité des fluctuations atmosphériques, acoustiques et olfactives. L’empirisme attentionnel des lettrés chinois et de l’usage qu’en fera un architecte comme Wang Shu est au plus près d’un monde non séparé, sans pour autant verser dans le pur phénomène. Tout est question d’articulation, de passage, de démantèlement, de glissement entre. Le paysage n’est pas une vue, mais une expérience.

Erwin Strauss dans son ouvrage Le sens des sens qualifiait la perception de « détermination de ce qui est déterminable » [10]. Il proposait d’y substituer le "sentir" et le "se mouvoir". Notions qui redéfinissent le sujet d’une expérience dans le paysage contre l’extra-mondanité des spatialités géographiques sans horizons. « ... le sentir et donc l’espace du paysage correspond à un être relié en communication avec le monde environnant, sans détermination » [11]. En d’autres termes, la séparation du sujet en lecture d’un monde de signes réduirait le champ élargi de l’expérience qui, rappelons-le, ne peut se réduire à l’œil borgne et immobile de la perspective. Cette critique non voilée du cognitivisme et des scalpels habituels de l’approche perceptive nous permet d’appréhender des œuvres qui ne sont pas de purs objets détachés qu’il faudrait simplement lire ou décoder.

Catherine Melin, Périphériques et tangentes, 2013

Affordance et sculpture sociale

C’est à l’est d’une Eurasie mutante que l’artiste Catherine Melin enregistre en vidéo le mouvement des corps éclatants, habillés pauvrement, jouant, dansant ou en gestes improductifs. Vacances des ouvriers au moment de la pause, jeux d’enfants, danse solitaire au milieu d’îles de béton, dans le "malgré tout" d’un monde pris de folie, elle dispose en installation fragile et instable les fragments témoignant de résistances indicibles. Les œuvres se révèlent comme ces endroits auxquels on ne prête pas attention et qui pourtant interagissent avec nos postures et nos usages de l’espace. C’est ce que le concept d’affordance de James Gibson permet de comprendre. Les affordances sont ce que l’environnement offre à l’animal, ce qu’il lui fournit, que ce soit bon ou mauvais [12]. Les objets entrant dans le champ optique ambiant orientent le comportement : une bordure de trottoir que l’on enjambe, le bord d’une falaise qui nous arrête, une surface plane qui nous sollicite pour y prendre place. Les affordances dépassent la dichotomie objectif/subjectif. Elles sont propres à chaque sujet, à chaque objet qui entre en contact avec une sensation frémissante qui nous invite ou nous détourne. L’artiste attire notre attention sur les corps en mouvement se jouant de la captivité des entrelacs d’acier et de béton. La contorsion d’un corps qui guide un cerf-volant dans les flux instables du milieu aérien — une partie de pêche en étang pollué sur fond de mégapole. Ce qui frappe avec ces vidéos et leur mise en espace, c’est le paradoxe entre ces villes que l’on croit sorties d’une dystopie et la gracilité des gestes qui s’y pratiquent. La présentation d’une déconnexion inconsciente des corps qui s’adaptent à la survie en milieu hostile, invite à considérer l’espace-temps expérientiel comme un invariable du sujet. Melin met à nu la prétention normative et morale du progressisme. Ces "Parkours" au milieu des ruines, que sont-ils ? Si ce ne sont ceux du vivant et de la niche écologique que chacun se ménage dans les fissurations du solide.

L’école primaire de Gando réalisée en 2010, au Burkina Faso par Debiédo Francis Kéré, me semble résumer, sans le réduire, le socle de mon propos. C’est dans la savane sèche d’un village de case traditionnelle et sans infrastructure qu’une expérience collective à été menée sur un territoire abandonné où l’on vit dans l’inconfort et la grande précarité. Les villageois sont peu éduqués et la nécessité d’un lieu d’apprentissage est criante, mais il n’y a pas d’argent. L’architecte constate la présence abondante et gratuite de ressources disponibles. Il expérimente avec son équipe et les habitants la fabrication in situ de brique de terre et de ciment. Devant un village prêt à le moquer à tout moment, il teste des voûtes et invente un double toit de tôle et de fer à béton. Le succès convaincant de cette première école fructifiera avec la réalisation d’une bibliothèque, de logements pour les enseignants, d’un centre associatif pour femmes, d’un puits, d’un collège, d’un jardin de manguiers confié aux enfants.

Debiédo Francis Kéré, Construction de l’extension de l’école primaire Gando, 2006-2008

Cette confiance accordée aux non-sachants qui, à l’issue de la mise en commun des compétences, sont tous devenus en capacité de transmettre un savoir adapté à leurs conditions d’existence en situation spécifique, devrait nous amener à envisager une révision féroce de nos certitudes à propager la bonne nouvelle. Nous rendre à l’évidence d’une nécessaire démaîtrise d’œuvre comme condition d’une reconfiguration de la sculpture et de l’architecture. [13] Comme Kéré aime à le rappeler, avec ironie, les fausses bonnes solutions des « modèles occidentaux sont si ancrées dans l’imaginaire des villageois qu’ils minimisent leurs propres savoir-faire ». [14]

Si la ville se construit sur la problématique archi-réalité mathématique, de la mesure, des paramètres et des données, il n’est pas certain que cela convienne en tout lieu et en tout contexte culturel.

Notes

[1ROBIN EVANS. "Towards Anarchitecture." Architectural Association Quaterly, vol.2, n°1, janvier 1970.

[2SERGIO ANTONIO BESSA. Rien ne Fonctionne. Gordon Matta Clark et le problème de l’architecture, in Gordon Matta Clark Anarchitecte. Musée du Jeu de Paume, Paris et Bronx Muséum, NYC. p. 28, Ed. Les Presses du Réel. 2018.

[3Artistes présent à l’exposition Anarchitecture show : (Laurie Anderson, Suzanne Harris, Tina Girouard, Jene Hightstein, Bernerd Kirshenbaum, Richard Landry, Richard Nonas, Gordon Matta Clark) au 112 Greene street, NYC. Mars, 1974. Dans le contexte particulier d’un New York au bord du chaos. Rappeler le coup de grâce asséné à l’architecture moderne, devenu emblématique de la rupture, n’est peut-être pas totalement inutile pour comprendre la complexité de cette période des années 1970 et l’apparition de l’anarchitecture. Le dynamitage de la cité de Pruitt Igoé à Saint Louis (Missouri) (16 mars 1972) coïncidait à quelques mois près avec la fin du chantier des tours jumelles du World Trade Center (4 avril 1973), deux réalisations de l’infortuné Minoru Yamasaki. L’échec social de l’architecture moderne devenait probant, il impliquait de la part des jeunes architectes dont était Gordon Matta Clark une évaluation critique. Les signes d’un frémissement étaient apparus dès les années 50 d’un continent à l’autre. L’Internationale situationniste dynamitait le modernisme architectural (1957-1972). Le groupe Archigram préconisait la nécessité d’introduction de "bruit dans le système" (1961-1974), tandis que les pragmatiques métabolistes japonais ébranlés par le traumatisme de Hiroshima et Nagasaki associaient mégastructure et croissance organique dès l’année 1959.

[4GORDON MATTA-CLARK Gordon Matta Clark. Catalogue de l’exposition rétrospective, IVAM Valence, Musée Cantini Marseille, Serpentine Gallery London. éd. Musées de Marseille, 1993. P.190.

[5Voir les préceptes anarchistes d’un Auguste Blanqui, dont le manuel d’instruction sur la prise d’arme préconisait : « Lorsque sur le front de défense, une maison est plus particulièrement menacée, on démolit l’escalier du rez-de-chaussée, et l’on pratique des ouvertures dans les planchers des diverses chambres du premier étage, afin de tirer sur les soldats qui envahiraient le rez-de-chausée ». Car il faut bien le dire, dans ces écrits, Matta Clark ne présente pas tant ses travaux comme des œuvres... que comme la quête d’un moyen d’expression en mesure de mobiliser le langage autant que l’action collective.

[6GORDON MATTA-CLARK. Entretiens Béar Liza, Wall Donald, Crawford Jane, Russi Kirshner Judith, Christian Kravagna. Ed. Lutanie, 2011. p.12.

[7GIORGIO AGAMBEN. Vers une théorie de la puissance destituante. n°45. https://lundi.am/
"Par exemple, les anciens disaient qu’il n’y a pas de fête sans danse. Mais qu’est-ce que la danse si ce n’est une libération des gestes et des mouvements du corps de leur économie propre ? Si ce n’est soustraire les gestes à une certaine utilité économique, une certaine direction et l’exhiber en tant que telle, en la désœuvrant".

[8YOLAINE ESCANDE. La culture du Shan Shui. P. 97. Ed. Hermann. 2005.

[9ANNA TSING LOWENHAUPT. Le Champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017.
L’autrice suit la trace du champignon matsutake qui a la particularité de vivre dans les forêts de pin de l’Oregon abimées par l’activité humaine, depuis sa récolte par des travailleurs précaires au tarmac des aéroports et de sa consommation au Japon. « Le matsutake est […] une marchandise capitaliste qui commence et termine sa vie sous la forme d’un don. Il ne devient une marchandise totalement aliénée que pendant quelques heures : juste le temps de patienter sur le tarmac […]. Pourtant, il reste que ces quelques heures sont primordiales. Les relations entre exportateurs et importateurs qui dominent et structurent la chaîne d’approvisionnement sont établies à la faveur de ces heures fatidiques. » (p. 201).

[10ERWIN STRAUS. Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie. 1ʳᵉ édition 1935. Traduit de l’allemand par Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand. Ed. Jérôme Millon.1989.

[11CATHERINE GROUT. Le sentiment du monde. Expérience et projet de paysage. P.37. éd. La lettre volée. 2018.

[12JAMES GIBSON. Approche écologique de la perception visuelle. 1er éditon 1979. Ed. Dehors. 2014.

[13Rappeler un mot de l’architecte égyptien Hassan Fathy « Comment pouvons-nous aller de l’architecte-constructeur de système vers le système architecte auto-constructeur ? Un homme ne peut pas construire une maison, mais dix hommes peuvent construire dix maisons très facilement, même une centaine de maisons. Nous devons soumettre la technologie et la science à l’économie des pauvres et des sans argent. Nous devons ajouter le facteur esthétique. », Discours d’acceptation du prix Nobel alternatif, le 9 décembre 1982.

[14FRANCIS DEBIEDO KERE. Conférence à la cité de l’architecture et du patrimoine. Paris. 23/09/2014. [https://www.youtube.com/watch?v=Ss7qHZLgo3I

En couverture :
Wang Shu, Fuyang cultural complex, 2012-2018