mercredi 27 juin 2012

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Alignés en rang d’oignons tels les soldats d’une armée de fantômes et pourtant éparpillés sur tout le territoire comme une forêt clairsemée et malade, les pylônes électriques sont, dans nos territoires, des présences aussi vitales qu’incongrues.

Ils sont aussi des missionnaires, porteurs de cette bonne parole sans laquelle nous ne saurions vivre aujourd’hui, et tout autant des bruiteurs infatigables faisant siffler la mélodie du bonheur jusque dans les foyers des hommes. Adjuvants de la si puissante Fée Électricité, ils sont les magiciens de l’invisible et les totems d’une religion sans nom. C’est l’étrangeté de leur allure qui surprend. Samouraï de l’au-delà, ils sont et le corps et l’armure et par eux règne l’ordre dans le monde, celui des rues éclairées et des maisons chauffées.

Si Martial Verdier s’intéresse à eux, c’est parce qu’ils participent de ce grand transit permanent d’énergie qui part des entrailles de la terre pour finir dans nos yeux éblouis. En effet, il travaille depuis des années sur ces dieux aux allures de monstres dont les autels sont cachés sous des tonnes de bétons et dont les entrailles brûlent de feux insanes. Il photographie des centrales nucléaires à travers le monde et qui dit centrales, dit production, transport et consommation d’énergie.

Singulier « motif » pour un photographe ! Car si les lieux de production, les vecteurs du transit et les lieux de consommation sont en effet connus, l’énergie à proprement parler reste invisible. Et puis il y a les fils électriques, lignes aux courbures rhétoriques, vides de toute sensualité qui entre ciel et terre forment comme la trame d’un tissu introuvable. Présence sans doute, mais surtout présent, activité du présent, relation au présent, voilà ce qu’il y a « dans » ces pylônes et ces fils. Un présent dont le message est celui de la vie et dont le message subliminal ou inaudible par les oreilles humaines est un message de mort.

En travaillant comme à son habitude à la chambre et réalisant des calotypes, Martial Verdier fait émerger sur ce présent les traits asignifiants d’une lèpre active. Comme si le paysage était en proie à une maladie de l’âme. Comme si cette maladie, qui est véhiculée par ces fils, était le « deus absconditus » dont nous affectons encore de chercher le nom. Environnés d’images, de mots, de sons, nous n’entendons pas le bruissement du temps qui coule à travers ces vagues lancées depuis des décennies maintenant à l’assaut des villes du monde. Ils rendent visible dans le paysage la grande houle, symbole d’une source inépuisable d’énergie, mais ils la montrent prise dans le fer et l’acier. C’est elle qui hante le paysage comme un esprit malin. C’est elle qui « est » le paysage, celui dans lequel nous vivons, celui dont nous ne parvenons pas à reconnaître le visage.

Chacun de ces pylônes est un totem, une statue, un sémaphore et un soldat. Chacun de ces pylônes est un arbre aussi, un arbre mort porteur de vie, une figure du destin, un témoin improbable de l’éternité, ou plutôt le témoin de l’improbable éternité.

Voir en ligne : www.verdier-fr.com