dimanche 1er février 2009

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V - Samuel Beckett

L’image

, Jean-Louis Poitevin

Le mot image signifie-t-il ici l’image au sens d’une image matérielle de type photographique ? N’est-il pas plutôt du côté du tableau ? Ou encore du film, de la séquence de type filmique ? Ou encore : n’est-ce pas de l’autre image dont il serait ici question ? De l’image au sens de la métaphore, au sens où les mots font image ? Où le travail des mots finit par donner lieu à un déplacement de sens faisant image ? Il n’est pas possible de trancher sans abolir la complexité du texte.

I

C’est en portant une attention toute particulière au texte que l’on peut espérer décrypter ce dont il nous parle. Ce à quoi il faut sans doute faire attention c’est à ne pas se faire piéger par le titre. Le mot image signifie-t-il ici l’image au sens d’une image matérielle de type photographique ? N’est-il pas plutôt du côté du tableau ? Ou encore du film, de la séquence de type filmique ? Ou encore : n’est-ce pas de l’autre image dont il serait ici question ? De l’image au sens de la métaphore, au sens où les mots font image ? Où le travail des mots finit par donner lieu à un déplacement de sens faisant image ? Il n’est pas possible de trancher sans abolir la complexité du texte.

Dans un ouvrage qu’elle consacre à Samuel Beckett, Jacques Derrida, Jacques Lacan et Maurice Blanchot, Evelyne Grossman évoque dans son premier chapitre la question de l’angoisse dans ses rapports avec l’écriture. Elle écrit ceci : « Quelque chose d’immonde se presse qui tente de faire effraction : pressentiment obscur, menace indéfinie. Alors le corps tout entier se contracte comme s’il tentait en hâte de bloquer toutes les issues, fermer les écoutilles [...] Au sein des écritures modernes l’angoisse nommerait ce qui surgit au plus près de la pensée, la voie étroite (angustia resserrement en latin de angustus étroit) sans cesse à franchir à travers impuissance et dégoût, prix à payer, livre de chair pour le jaillissement de l’idée, — ce qu’on appelle encore et non par hasard, « inspiration ». L’angoisse, voie obligée d’entrée dans l’écriture [...] » (L’angoisse de penser, Éditions de Minuit 2008, p. 9).

Il me semble que le dispositif même de ce texte le situe dans la lignée des textes liés à l’angoisse. Ils le sont peut-être tous plus ou moins chez Samuel Beckett. Celui-là l’est un peu moins, au sens où l’angoisse n’est pas l’enjeu direct de ce récit. Il n’en reste pas moins que son dispositif est porté par celui de la situation d’angoisse des personnages beckettiens qui sont, souvent, des êtres abandonnés, solitaires, déchirés psychiquement, habitant sur le seuil où ce qui vient et ce qui s’efface, le désir de vivre et l’impuissance à vivre, le mouvement de la vie vers sa réalisation et les forces qui perçoivent la vanité de tout geste de tout effort, ne cessent de s’interpénétrer, de s’exciter et de se neutraliser.

Le dispositif est donc le suivant : une bouche ouverte pleine de boue, une langue qui remue, mais dont on ne sait pas si elle parle effectivement, un corps apparemment lui aussi dans la boue, une bouche qui s’ouvre et qui se ferme à la fin du texte en un sourire ambigu, rictus de contentement et de satisfaction de la tête-cerveau qui se parle, sorte de conscience floue qui semble cependant satisfaite d’avoir laissé advenir quelque chose d’autre que l’angoisse justement, à savoir le déploiement d’une scène qui est un souvenir, et que le personnage qui se trouve dans la boue réussit à laisser remonter, venir au monde, paraître se déployer dans toute sa splendeur et qu’il ne peut cependant pas retenir plus longtemps et qui s’efface.

Ici, en effet, l’angoisse au sens violent du terme, au sens de la confrontation à l’impossibilité d’exister, n’est en effet pas ce qui domine mais bien au contraire un moment où si l’on peut dire la situation d’angoisse qui est la situation de base des personnages beckettiens et l’angoisse elle-même semblent se dissoudre dans la venue incontrôlable d’un souvenir. Ce souvenir est celui d’une situation, mais il se présente sous la forme d’une séquence. Il n’est pas formé d’une image, mais bien d’une série de moments, d’une série d’images. Il est composé comme une sorte de petit film, au montage à la fois précis et chaotique comme le sont les rêves. C’est donc dans un sens second, au sens de l’unité d’un moment vécu, que ce souvenir fait image.

Si image il y a, l’image est ici un dispositif complexe, car composé de plusieurs éléments qui se situent eux-mêmes à plusieurs niveaux. Il y a les trois niveaux du temps, ici réduits à deux, présent et passé, et les trois fonctions du psychisme, perception actuelle, souvenir et projection, à ceci près que la projection se fait du passé vers le présent, à travers l’activation de la structure mentale de la remémoration ou de l’anamnèse.

Il me semble que l’on peut appliquer ici les catégories de la vision même si dans ce récit, il ne s’agit pas d’une vision directe, de la traduction d’une perception, mais bien de la survenue dans le cerveau d’un souvenir. Simplement il se donne comme un mixte. On y trouve des sensations présentes, actuelles, celles de l’homme dans la boue et celles du souvenir en tant qu’il a lieu maintenant dans ce moment présent. Il surgit en effet, appelé par rien, motivé par rien, juste se glissant, interrompant la rumination de l’homme dans la boue et prenant la place, toute la place, pendant quelques instants dans ce corps-cerveau de l’attention et du flot des « pensées » ou du flux de conscience. On trouve aussi les sensations telles qu’elles ont été vécues au moment où ce qui constitue le souvenir a été vécu, lorsque le narrateur avait donc environ seize ans.

Il y a donc trois et pas deux niveaux qui se mêlent dans la fabrication de cette « image ».

Ainsi on peut lire ce texte, et peut-être comme tous les textes de Samuel Beckett, comme une sorte de mise en scène à travers un élément concret, ce souvenir d’adolescence, du fonctionnement même d’un aspect du psychisme : une structure d’angoisse fondamentale, d’où émerge ici un récit qui constituerait une image.

Alors quel sens donner au mot image ?

Je crois qu’il faut ici s’éloigner d’une association trop rapide avec la photographie quitte à y revenir par la suite, et entendre le mot image à la croisée du visible et du dicible, comme un synonyme de métaphore. Non pas telle métaphore précise mais la manière dont la pensée se constitue et se met en œuvre comme métaphore comme engendrement et réalisation d’un transport.

Il s’agit de la métaphore comme figure fondamentale et peut-être fondatrice de la pensée humaine, figure ou mécanisme qui s’est ensuite trouvé pris dans des torsions diverses lorsque textes et images ont pu et dû être distingués.

Comment évoquer la métaphore sans retomber dans le méta-langage sémiotique des années 70 ?

Selon Julian Jaynes par exemple, « elle est l’utilisation d’un terme désignant une chose pour en décrire une autre à cause d’une sorte de similitude entre elles ou de leur rapport à d’autres choses ».

C’est large et ouvert. En fait, il s’agit de faire entendre que la compréhension même de quelque chose est une sorte de métaphore et que la métaphore, c’est aussi cette chose plus familière à laquelle on parvient lorsque l’on tente de faire comprendre quelque chose, de le transmettre.

L’image dont il est question ici est absolument métaphore. Le terme, le titre même de ce texte vise à nous faire comprendre que ce dont il est question ici est l’image. L’image est donc la métaphore de ce qu’il y a à comprendre, le nom de ce qu’il faut comprendre. Ce qui est dit dans le texte est donc quelque chose qui a à voir ou aurait à voir avec une sorte de présentation de ce qu’est l’image. Pas UNE image mais l’image.

Toute la différence est là. Pas une image, mais l’image, mais ce qui fait qu’il y a image et comment elle se fait, existe, paraît et s’efface. Ce qu’elle est si l’on peut employer ici ce mot : être.

Je reviens encore un instant sur la thèse de Julian Jaynes qui est au fond celle des neurobiologistes d’aujourd’hui : « l’esprit conscient subjectif est l’analogie de ce qu’on appelle le monde réel ».

Rappelons enfin les six points qui pour Julian Jaynes caractérise la conscience : « la spatialisation, l’extraction, c’est-à-dire le choix dans l’ensemble des attitudes possibles face à une chose, le je analogue, métaphore que nous avons de nous-mêmes et qui peut agir par délégation, le moi métaphorique, autre face du je analogue, le fait donc d’imaginer ceci ou cela, de le faire réellement, la narratisation qui vise à dire le pourquoi de nos gestes et la conciliation, ou reconnaissance ou assimilation des choses, assemblage de choses sous la forme d’objets reconnaissables ».

« La conscience, dit Julian Jaynes, est une opération et un modèle du monde créé par la métaphore. »

Voilà nous y sommes.

L’image !

On recommence : la bouche et la boue, voilà ce qu’il y a au commencement, au début plutôt, voilà la scène non pas originaire au sens de la psychanalyse, mais bien la situation de base de tous les personnages beckettiens : ils sont littéralement dans une situation innommable. Ils se tiennent dans un rapport au dicible et donc au visible tout à fait particulier.

Au fond de leur bouche, il n’y a pas des mots mais bien des entités informes, de la boue ou du sable. Ce dont ils témoignent, c’est non pas d’une dissolution du moi comme terme d’un processus de destruction ou de ruine, mais d’une sorte d’état fondamental, originaire donc antérieur à toute nomination, à toute énonciation. (cf. L’innommable, p. 23, in Evelyne Grossman, p. 121).

Ils vivent dans des ruines, dans la ruine et ne savent même pas ce que c’est, car ils ne savent pas dire ce que c’est. (cf. Molloy, p. 52).

Cette impuissance à dire et à ne pas dire quelque chose, malgré l’impossibilité où l’on sait qu’on est de dire quelque chose, peut être interprétée comme une sorte de défaut dans le fonctionnement même de la pensée et comme une sorte de faiblesse ou de blocage ou de défaut dans la fabrication même des métaphores.

Dans L’image, le personnage est dans cette situation fondamentale d’impuissance, il est dans la boue et il fait ce qu’il peut pour ne pas arrêter de ne pas vivre, mais pour une fois, si l’on peut dire, et pour un moment, un moment comme il y en a beaucoup malgré tout dans ses textes, il y échappe, lui échappe à cette situation, il s’échappe de lui-même et se retrouve en train de [...] mais justement en train de quoi ?

Est-ce qu’on peut dire que dès le début qu’il sait qu’il est en train de faire l’image ? NON ! Il ne le saura qu’à la fin qu’après-coup en quelque sorte. C’est une sorte d’hystérésis à laquelle il est confronté, un effet retard. Ici apparaîtrait la structure d’appel.

Il n’y a pas de projection consciente dans ce processus, pas d’intentionnalité d’un quelconque sujet à l’œuvre dans ce texte. Il fait quelque chose ou plutôt quelque chose vient en lui, un souvenir donc et il réussit à le tenir, à retenir ce qui vient et à le former, le narrer, à lui rendre une consistance telle qu’il en devient à la fois pour lui-même et pour autrui une sorte d’élément communicable.

La bouche, la bouche pleine de boue, a accouché cette fois d’un élément narratif. Encore que ce n’est pas sûr, car cela se passe non pas dans la parole vive mais dans une parole intérieure, une parole non-dite par la bouche, une anamnèse donc qui est purement mentale et qui ne semble pas, au moins durant ces quelques minutes, troublée par la situation bouche et boue mêlées.

Et c’est cet élément narratif en entier qui est et qui fait l’image ou qui fait image.

Mais si l’on s’accorde, puisque tel est le titre et que l’on connaît la fin, à accepter de dire que ce qu’il fait, c’est de faire l’image, alors l’image est bien le fruit d’un processus complexe ou plus exactement ce processus même en tant qu’il a un début et un arrêt. Il faut dire cela plutôt que commencement et fin qui impliquent toujours une sorte de domination du sujet sur ce qui lui arrive et sur lui-même.

Revenons encore au début. Nous n’avons pas encore commencé avec le texte ou à peine. Revenons un moment à Watt et à Malone meurt, à cette situation originelle dans laquelle se trouvent les personnages beckettiens de ne rien pouvoir retenir, que tout coule et que de le percevoir, de le sentir, de le savoir, ne les protège en rien de le vivre lorsqu’une de leurs mains tente malgré tout de se glisser dans cette matière insaisissable et de se refermer sur elle. (op. cit., p. 119).

Alors voilà nous sommes entrés dans le texte, bouche, boue et main qui s’étire, s’étend, ne saisit rien que la boue et soudain….

Non en fait, cela se passe autrement….

On part de la langue et de la bouche, des éléments ou des figures de l’énonciation donc, et la nourriture fondamentale qu’est la boue, ce magma informe qui nourrit (Éditions de L’Herne, p. 145 extrait de Comment c’est). Mais cette énonciation n’ouvre sur rien, les perspectives semblent vaines, pas bouchées mais inexistantes, car l’enjeu est le temps, passer le temps, oublier que le temps passe et qu’il ne peut pas ne pas passer, et qu’en même temps, il ne passe pas.

Parce que pour qu’il passe, sans doute faudrait-il qu’il y ait quelque chose qui se passe, non pas un événement dans la vie, mais sans doute la possibilité même de l’événement, la possibilité même de la narratisation. Et au fond soliloquant sans pouvoir s’arrêter, ses personnages ne semblent pas pouvoir narratiser. Justement parce que rien ne tient, rien ne se tient, tout fuit, glisse, coule, échappe, est informe comme le sable ou la boue.

Mais se produit donc un changement de registre. Soudain, on quitte la bouche, et l’attention se porte sur autre chose, sur une autre partie du corps. Il n’y a pas de corps total unifié là non plus mais bien des parties de corps plus ou moins autonomes. Nous sommes bien en contact avec un cerveau qui fonctionne mais il semble privé des fonctionnalités les plus évidentes qui permettent à un sujet d’être une conscience et à une conscience de se retrouver dans un sujet.

Il est personne et n’est personne si l’on peut dire, mais il peut par moment être quelqu’un ou du moins se donner à lui-même l’illusion de l’avoir été. En fait, ça ne se pose pas en ces termes. Il y a une sorte de questionnement sur la forme générale de l’ensemble auquel il appartient ce cerveau qui pense à sa manière, qui ressent et rumine, et cela passe par un questionnement sur les parties du corps. Les mains donc.

Et là, provenant de nulle part, n’ayant rien à voir avec la situation concrète qui semble être celle du narrateur qui rumine, bouche pleine de boue, se glisse dans le processus mental ou psychique un élément qui surgit, non, se glisse simplement dans le registre de l’énonciation et que l’on pourrait dire être une « image » au sens normal du terme d’élément de type visuel. En fait, il s’agit de la description d’une situation dont on ne comprend pas encore si elle est actuelle ou pas, et aussitôt les mots nous le disent, les verbes donc.

Les mots sont importants en effet. Il y a voir, un infinitif, et avoir vu un infinitif passé, et cela à une ligne d‘intervalle.

II

C’est cet effet d’aspiration temporelle vers le passé ou de surgissement d’un autre temps que le « présent » de la situation narrative du début, bouche et boue, qui est peut-être le plus important ici. À ceci près que le saut dans le passé contrairement à ce que dit le texte, n’a pas eu lieu, du moins dans le texte. Il y a un bien une sorte de corps pensant qui déjà voyait cette main tenant un sac (première « image » à partir de laquelle tout le reste du texte de la situation qu’il raconte va découler), mais l’énonciation arrive après-coup. Il y a une sorte d’avant-coup de l’image, comme si d’une certaine manière tout était donné dans le premier instant, le TOUT de l’image peut-être et qu’il fallait alors juste trouver la force pour tenir le fil du déploiement verbal de cette vision.

C’est de dédoublement cette ouverture dans le champ plat et massif, forclos, de la situation de départ qui permet à la narration, à la narratisation de se faire. Puis il y a aussitôt l’apparition de DEUX JE, le je du passé et le je du présent, la main du passé située dans le souvenir qui est à la fois déjà là et qui va se déployer (c’est cela le futur, cette tension propre au souvenir qui se tend vers lui-même dans l’instant étiré du présent pour pouvoir advenir) et la main au présent qui elle est toujours dans la boue, dans la situation existentielle de départ donc.

Il y a même un temps intermédiaire, une sorte de blanc comme si pendant cet instant, c’était précisément un retour au présent qui s’imposait, après la sortie immédiate et quasi totale de tout l’être, du sujet tout entier au moins donc pendant un court instant, après son aspiration et celle de sa pensée dans le souvenir.

Tout tient dans ce… au bout d’un moment je la vois là-bas… La main du présent resurgit de la boue mais toujours dans la boue, après que nous avons donc fait une première incursion dans le monde du souvenir, dans la séquence qui va se dérouler devant nous jusqu’à l’extinction finale des feux et le retour à la boue, à la situation du présent du narrateur.

Je crois que cet instant est comme une sorte de rembobinage ultra-rapide d’une séquence qui va se dérouler ensuite presque sans interruption sans retour à la case « présent » jusqu’au moment de l’épuisement de la bobine du petit film donc et du retour à la situation de départ modifiée par le sourire et la satisfaction d’avoir fait quelque chose d’avoir échappé à la rumination incessante et sans but.

Ce rembobinage cette contraction avant l’extension et l’expansion, je dirais volontiers que cela constitue dans ce texte le moment où se met en place ce que je vais appeler « la structure d’appel de l’image » terme qui s’est présenté lors de la lecture de Serge Tisseron et de Jean-Christophe Bailly.
Une sorte de flash a lieu en ce moment du rembobinage du souvenir qui est là en entier et qui doit être parcouru, déployé, et qui inscrit la possibilité d’un devenir propre nouveau hors du présent qui est un futur par rapport au présent, même si c’est du passé que surgit ce souvenir. Le « jeu » entre les trois dimensions du temps ouvre un vide qui constitue l’appel proprement dit et dans lequel va venir se loger la « réponse » qu’est l’image.

Ainsi les temporalités sont comme enchâssées les unes dans les autres et sous nos yeux, l’une se développe, s’ouvre et se déploie, puis se referme enveloppée à nouveau par l’autre.

Je crois qu’il faut tenter de creuser le texte encore pour comprendre ce qui se passe à ce moment-là. Il se passe quelque chose qui emporte tout le texte, qui sera sa consistance propre, son unité profonde, celle d’une jouissance particulière que l’on pourra dire être la jouissance de l’image.

La jouissance de l’image est ce qui caractérise le moment suivant le passage où le narrateur évoque la main du présent dans sa consistance propre et la fait exister par rapport à un futur absolu qui serait celui de la perte.

En fait, ce moment du texte est une sorte d’autre image dans l’image, de saisie de la main dans une temporalité autre que celle de la mastication de la boue et elle fait image. Ce moment constitue une sorte de fond dans lequel quelque chose qui n’a pas eu lieu, peut venir se dessiner, se montrer, exister avant que ce qui est raconté ou évoqué n’ait lieu.

Ce geste, car c’est un geste qui est décrit là assez longuement si l’on rapporte cela à l’ensemble du texte, ce geste est comme une métaphore de la saisie. Il s’agit d’une sorte de saisie sans objet, ouvrir-fermer, celle de l’objectif peut-être et aussi celle de la main dans la boue qui ramène la boue à la bouche et de la mise à distance et du rapprochement, envisagés cette fois dans une perspective temporelle radicale, celle de l’irréversible. Mais sinon c’est un geste que l’on peut supposer courant dans la vie du narrateur. À ceci près donc qu’il est perçu et vécu en ce moment du texte dans une perspective nouvelle comme s’il y avait un futur, vécu comme un temps possible, se marquant uniquement de l’idée d’irréversibilité et renvoyé à la fin de la séquence à quelque chose qui est aussi de l’ordre de la jouissance. Il y avait le… je devais être malin déjà… et il y a maintenant le… c’est ce que j’aime m’en aller comme ça par petits bouts…

La perspective temporelle est celle d’un avenir qui est en fait répétition de la situation originelle mais verbalisée formulée, conscientisée si l’on veut, du fait que rien ne tient, que tout fuit. Mais il y a déjà une perspective au sens presque pictural du terme.

Et là revient par un autre fragment du corps, les jambes donc, le récit du souvenir. Mais en fait, non. Le texte épouse la perception actuelle de la jambe aux yeux et des yeux à la vision du souvenir qui se réinstalle dans le clignotement entre je et moi et entre les deux faces du Sujet.

C’est parce qu’il accède à la dualité Je/Moi qu’est possible le déploiement du souvenir, grâce à et dans cette distance qui est le signe même par lequel le sujet accède à cet aspect de la conscience qu’est le fait de se voir et de savoir qu’il se voit.

Mais on le sait, la conscience est un dispositif plus complexe. Ce texte le démontre à sa manière.

Le souvenir, c’est donc les yeux ouverts sur quelque chose. Pas une perception directe, actuelle, mais ouverte sur autre chose. Un souvenir donc, mais qui est donné comme étant l’objet de la perception par anamnèse, de la remémoration.

C’est là que commence donc la séquence dont on peut penser qu’elle est l’image ou qu’elle fait image ou l’image. En fait il s’agit bien d’un regard, mais il est porté en même temps sur :

- l’action, les deux personnages donc vus du dehors comme des acteurs dans une scène de film mais vus aussi comme une entité perceptive commune (nous regardons j’imagine…) ;

- le décor ou le paysage qui est présenté à travers la perception du seul personnage masculin narrateur par un jeu complexe de mouvement, zoom avant et arrière mouvement typiques d’une caméra ;

- sur soi-même puisque le Je narrateur se regarde donc comme du dehors ;

- sur l’ensemble de la situation, puisqu’il y a des remarques qui prennent en charge la globalité de l’action à la fois du dedans et du dehors et du point de vue de la fille simultanément en quelque sorte, comme dans la scène de la manducation.

Ces quatre points de vue sont importants en ceci que c’est leur entrelacement qui serait ou ferait image ou l’image ;

- Il y a même un cinquième point de vue qui est le point de vue des personnages de la scène, elle et lui ensemble, qui venus du passé et projetés comme présents dans le présent du narrateur sont appréhendés un très court instant comme pouvant VOIR EN RETOUR le narrateur dans sa situation actuelle, la bouche ouverte mastiquant de la boue. (p. 14).

Ce point de vue complète et accomplit l’espace propre à la conscience à la construction de laquelle participe l’image.

On pourrait dire que l’image qui est encore à venir au sens de pouvoir être nommée est ce processus complexe de mise à distance et de multiplication des points de vue à partir d’un geste. Mais dans une relation qui n’est pas logique mais qui relève non pas de l’association mais du saut quantique, d’un événement discontinu qui engendre un moment de continuité.

Et cette discontinuité est peut-être le véritable sujet de ce livre, l’image venant rendre possible un moment de continuité verbale à partir d’une sorte de saisie implicite globale supposée là où le texte ne peut plus que ramasser des bribes discontinues.

Ainsi retrouve-t-on ce que dit Vilém Flusser sur la magie de l’image comme surface qui capture le regard et le laisse tourner en rond… sur elle, en elle, jusqu’à ce qu’il s’échappe. Car, il faut toujours ramener l’image à la perception active à l’acte de percevoir, à ce qui se passe aux différents niveaux de la perception et du système cérébral.

Et que se passe-t-il ? Et bien précisément, c’est ce dont il nous parle, des mouvements qui peuvent être pour nous aujourd’hui des mouvements de caméra et qui en fait définissent l’espace ou plutôt le processus même de la spatialisation.

L’image, n’est pas d’abord, ni seulement, le résultat, c’est le processus, l’ensemble geste-saisie, saisie par le cerveau, et puis le rendu, le geste de la main sur le tableau ou avec l’appareil et enfin les gestes qui conduisent au résultat et enfin, le résultat, résultat qui est aussi une ouverture sur la parole.

Sans doute faut-il ici évoquer Serge Tisseron et son livre Le mystère de la chambre claire qui est un des rares livres à prendre en compte le fait même de faire la photographie dans l’approche de la compréhension de celle-ci.

Le texte de Samuel Beckett met cela en scène, la complexité de l’ensemble : geste œil main visible capture rendu arrêt disparition.

La complexité de l’image, c’est son double statut d’objet mental et d’objet réel, lorsqu’il s’agit d’un tableau ou d’une photographie ou d’une séquence filmée par exemple et d’objet mental convoquant une sensation complexe de présence « réelle » lorsqu’il s’agit d’une évocation purement psychique comme c’est le cas dans ce texte.

L’image est ce qui passe entre. Et cette entre-prise constitue ce que l’on pourrait appeler l’écart primaire à partir duquel le dispositif général de la conscience va se mettre en branle en tant qu’il pourra être nommé.

Ce dispositif fonctionne de la période qui précède juste l’invention de l’écriture au milieu du XIXe. L’image a alors un rôle essentiel, celui de s’opposer et de compléter le déroulement narratif. Elle est à la fois synthèse et ouverture, concentré de récit, fenêtre ouverte sur le monde et puissance d’invention de nouveaux mondes, de nouveaux objets.

Puis ce dispositif va se voir transformé par la réalisation fantasmée de l’externalisation du dispositif psychique à partir de l’invention de la photographie et de l’usage de l’appareil. Métaphore de la conscience puis de l’inconscient comme le démontre clairement Serge Tisseron, la photographie confère à l’image de nouvelles fonctions.

En disant que « la photographie est un instrument d’assimilation psychique avant d’être un ensemble de significations symboliques » Serge Tisseron marque bien que l’ensemble signifiant que constitue la photographie doit être compris dans son ensemble de la prise de vue à la lecture de l’image en passant par l’appareil et les phases diverses du travail sur l’image du développement au tirage.

Pages 20, 21, 27 et 30, il développe des métaphores qui inscrivent la photographie dans un fonctionnement psychique incluant l’inconscient. Avec les termes de traumatisme, d’introjection, de boîte noire, de symbolisation, il montre que la photographie en rejouant à l’infini la coupure originelle qui est celle de la séparation primordiale du ventre de la mère instaure ou participe à un système général de positionnement du sujet dans le monde.

Le texte de Samuel Beckett est en quelque sorte une réactualisation du premier moment vu à partir du second moment, une sorte de rétroaction du dispositif de la conscience qui sait qu’elle se voit à la manière qu’ont rendu possible la photographie et le cinéma et qui fait fonctionner un texte à partir de ce « point de vue » implicite. Même si il n’y a aucun appareil mentionné dans le texte bien sûr.

Mais ce qui fonctionne dans ce texte, c’est bien le dispositif d’une subjectivité ou d’une conscience en voie de mutation, renvoyée d’une part à des états antérieurs à ceux de la conscience historique et à d’autres qui lui sont comme postérieurs.

Ce texte peut être interprété comme un phénomène de rétroaction du médium sur la forme même du message, ou de rétroaction de l’image comme modèle implicite d’une sortie de crise sur l’impossibilité de faire texte dans laquelle se trouve pris le sujet beckettien et sans doute tout sujet « moderne ». À ceci près qu’il s’agit plutôt d’une sorte de mixte entre photographie et film.

En fait dans ce texte, l’image sert et de moteur à la narration et de liant. Elle est ce qui, sous la forme d’un souvenir qui se réactualise un peu de lui-même, comme une photographie, a-t-on longtemps cru et croit-on encore, se fait d’elle-même, assure la possibilité d’une séquence narrative complète.

C’est bien l’ouverture fermeture de la bouche qui semble ici décider du début et de la fin de la séquence complète du récit, mouvement qui est du même ordre que celui de la prise de vue.

Il y a prise de la vue, mise au point en quelque sorte, sortie d’un état premier pour entrer dans un état nouveau, le souvenir, ouverture sur une scène saisie comme une séquence filmée qui pourrait aussi être lue comme le fonctionnement du regard sur l’image, le mouvement de la pensée lorsqu’elle regarde une image déjà faite et se remémore l’ensemble de ce qui était présent dans le temps de la fabrication de l’image, le vécu qui lui est lié, ou l’expérience sensori-affectivo-motrice pour reprendre l’expression de Serge Tisseron.

On pourrait donc dire que Samuel Beckett déploie l’image dans l’ensemble du spectre en fonction de tous les éléments qui la constituent.

Revenons un instant sur la fin du texte, sur le moment qui commence avec « je ne nous vois plus », moment qui indique la disparition rapide de la scène, l’effacement brutal du souvenir, l’interruption du moment d’anamnèse, l’effacement du visible sur la surface improbable du cerveau et le retour au percept primaire, la main dans la boue, le mouvement d’ouverture fermeture qui ne saisit plus rien et la perception de ce moi bouche ouverte fermée dans la boue et la clôture de l’obturateur qui est à la fois celui par lequel on respire, mange, parle, cette bouche qui se fige sur un sourire crispé.

Pas de certitude totale… ça doit être fait… mais malgré tout une sorte de satisfaction se dessine à la fin après cette ligne droite des lèvres.

Il me semble nécessaire de tenter de résumer ce que je voulais dire et qui est resté un peu loin au cours de cette élaboration.

Il y aurait une jouissance propre à l’image.

Il y aurait un nouveau rapport entre image et texte, on le savait mais on en fait, à travers ce texte, un peu l’expérience directe.

La photographie et les images produites par des appareils transforment la donne psychique.

Comme ensemble de postures de gestes et de pratiques, la photographie prend encore et toujours en charge à travers la métaphore de l’inconscient la donne psychique contemporaine.

Il y aurait, lisible dans ce texte, une mutation du sujet et du psychisme.

Disons que je voudrais développer cette idée à savoir que l’image fonctionnerait dans le psychisme comme une sorte de structure d’appel.

Il faut pour cela tenter de faire le rapprochement entre les thèses neurobiologiques de Jean-Pierre Changeux, les thèses de Serge Tisseron et ce que nous apporte une lecture plus classique de la photographie, comme celle que propose Jean-Christophe Bailly dans son livre L’instant et son ombre.

On aurait d’abord l’ensemble des processus complexes qui donnent lieu à la création d’une entité stable que l’on appelle image.

Jean-Pierre Changeux d’une part, Serge Tisseron de l’autre, nous ouvrent les portes de ce mouvement de rétroaction de l’invention sur l’inventeur, du médium sur le message, de l’appareil et de ce qu’il engendre sur le dispositif qui lui a donné naissance, de l’appareil photographique et de l’image sur le psychisme et la conscience par exemple.

On aurait ensuite les effets en retour qu’il faudrait analyser en détail, ce qui reste difficile, complexe et que seule une théorie efficace de la conscience peut peut-être permettre d’entrevoir.

On pourrait donc tenter de dire ceci : l’image, comme processus complexe neuronal et matériel impliquant des mouvements constants d’adaptation et de sélection, comme processus de création, comme processus d’interprétation, comme processus d’intégration psychique du visible et du vécu constitue une manière de convoquer le réel à paraître, à se manifester, à exister dans une autre forme, dans d’autres dimensions et que cela constitue le cadre général de toute création dont l’image est sans aucun doute le prototype le plus évident et que j’appellerai la structure d’appel de l’image.

L’image en effet convoque « comme si sous l’action du crayon de la nature, l’objet répondait, comme il ne l’avait jamais fait auparavant [...] » écrit Jean-Christophe Bailly. Tout tient dans cette convocation dans cet appel, celui que la conscience s’adresse à elle-même à travers le réel en le faisant venir à elle par des gestes complexes qui à la fois lui permettent de saisir et comprendre, de voir et d’éprouver grâce aux processus d’inférence qui agissent dans le psychisme.

L’image met en œuvre ce mécanisme de l’appel, elle l’active, le rend visible et le justifie. Elle est donc bien le témoin et l’acteur, l’acteur témoin qui peut permettre de comprendre ce qui a lieu pour nous aujourd’hui encore.

L’image est un équivalent de ces « voix » que, dans des temps anciens chacun de nous peut-être entendait. Une partie de ce qu’elle mobilise peut réveiller en nous ou relever en nous de l’hallucination. On se souvient de la phrase de Vilém Flusser. La voix ordonne, mais aussi appelle, convoque, permet de construire. L’image fait un peu la même chose, elle appelle, convoque, rend visible et construit.

Cet appel est quelque chose que la conscience se lance à elle-même, la manière qu’elle a d’activer ce qui existe en elle, les processus qui la constituent et qu’elle ne perçoit pas et qui par ce biais deviennent perceptibles et qui une fois perçus ré-entrent dans le fonctionnement psychique comme des données acquises comme des évidences ou des « certitudes ».

C’est à cela qu’il faut prêter attention, car c’est bien à partir d’une théorie complexe de l’image comme structure d’appel, qu’il sera possible de comprendre ce qui se passe pour nous, en nous, avec les nouvelles images et les appareils par lesquels nous les produisons et les regardons.