mardi 2 octobre 2007

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I - Günther Anders

Prolégomènes improbables pour une esthétique impensable à propos du livre, "Le temps de la fin"

, Jean-Louis Poitevin

C’est un participant, Chong Jae-Kyoo, qui l’autre jour a dit en lançant sur la table le petit livre qui nous occupe aujourd’hui, Le temps de la fin de Günther Anders : « c’est bien, mais il faudrait en tirer une esthétique ! ». Il n’a sans doute pas dit « une » esthétique mais quelque chose qui nous permette d’avancer dans ce domaine.
Et je me suis dit que c’était là une bonne question, surtout lorsqu’il s’agit d’un texte comme celui-ci qui n’a, on le comprend bien en le lisant, pas grand-chose à voir avec les questions d’esthétique.

Chong Jae-Kyoo

Que faire ?

Donc plutôt que d’avancer dans une présentation classique, je vais essayer d’orienter la lecture de ce texte à partir de cette question, aussi légitime qu’absurde ! Mais c’est précisément son aspect décalé qui en fait la pertinence. En tout cas, cela indique aussi dans quelle direction nous pouvons avancer ici, en essayant de réfléchir de manière peut-être plus concrète maintenant que nous avons acquis un certain nombre de bases de réflexion sur l’image. Alors pourquoi ne pas tenter de faire de ces réflexions sur la post-histoire un endroit où l’on se poserait la question des définitions de ce qui serait ou ne serait pas possible de faire aujourd’hui.

Car c’est bien la question que nous renvoie ce texte. Non pas un « Que faire ? » à la manière de Lénine, mais qu’est-il donc ENCORE possible de faire puisque tout est et pour tout le temps qui reste, le nôtre et celui de l’humanité entière, littéralement bouché ou du moins suspendu à cette menace que fait planer sur nos têtes l’existence d’arsenaux de bombes nucléaires sans parler du reste, des centrales, et des autres armes et que l’on passe notre temps à tenter d’oublier cette menace ?

Autrement dit y a-t-il une esthétique possible, sinon de l’apocalypse, car dans ce cas l’esthétique de l’apocalypse ne peut être autre que l’apocalypse elle-même, mais de ce temps de la fin dans lequel nous nous trouvons ? Ou si l’on préfère, y a-t-il une esthétique qui serait efficace face à la menace de l’apocalypse et à la nécessité où l’on se trouve de devoir jusqu’à la fin du temps tenter de l’éviter ?

Cela nous renvoie à la question de la promesse en effet et à celle de la déception, mais aussi à celle de la métaphore ou plus exactement à la possibilité aujourd’hui de recourir à des métaphores, c’est-à-dire de penser comme on l’a toujours fait depuis des siècles en produisant des métaphores.

Nous nous accorderons, je crois aisément, à considérer ce texte comme essentiel à la fois par la manière qu’il a de dérouler ses arguments et par le fait qu’il représente une sorte de coin fiché dans notre mémoire que pourtant nous voulons oublier à tout prix.

New deal

C’est d’ailleurs là sans doute le point le plus important de ce livre le fait qu’il nous dise, et pour nous, nous rappelle que nous sommes encore et toujours sous cette menace même si nous faisons semblant d’avoir appris à vivre avec. En fait, ce new deal factuel, l’invention et l’usage et l’existence de bombes atomiques et d’ailleurs d’autres armes de destruction massive aujourd’hui, a pour conséquence un new deal non seulement dans la pensée mais dans la structure psychique de l’humanité et de chacun de nous.

C’est pourquoi, si l’on veut évoquer ce que peut ou pourrait être une esthétique aujourd’hui, il nous faut en effet prendre en compte cette situation dans la pensée. Il me semble en fait que c’est déjà sur cette voie que la réflexion à partir de Vilém Flusser nous a conduit. Le texte de Günthers Anders donne à ces réflexions sur la post-histoire une dimension à la fois plus large et plus radicale, il les encadre et, en effet, il peut être intéressant d’essayer de voir comment les concepts les valeurs les enjeux qui nous semblent à nous qui affectons de croire encore à l’histoire peuvent résister face à cette radicalité dans la pensée.

Mais il faut bien insister sur ce point, la radicalité est celle de notre situation et notre situation dans la pensée est celle d’un aveuglement volontaire puisque nous considérons ces données comme des données parmi d’autres alors quelles sont absolument et radicalement nouvelles et qu’elles ne peuvent être abolies. Elles ne peuvent qu’être oubliées et c’est bien de cet oubli qu’il faut partir ou plutôt de cet aveuglement, ou encore de cette déception, c’est-à-dire de ce mensonge dans lequel nous nous tenons vis-à-vis de ce qui est, et dont nous ne nous remettons pas et que de plus nous ne pouvons plus comprendre comme mensonge puisqu’elle est devenue un gouffre dont nous fuyons la vue.

En effet, la question, peut-être simpliste mais légitime serait, que montrer ? que donner à voir ?, qui puisse :

- ne pas être dans l’oubli de ce gouffre,

- ne pas être un élément du mensonge généralisé,

- ne pas être un de ces masques qui servent à maintenir le mensonge.

En effet, prendre en compte le discours de Günthers Anders, c’est devoir faire face à cette question de la possibilité de montrer et de dire quelque chose qui ne soit pris dans le processus de minimisation dont il parle dès le début du livre.

Déréalisation et désontologisation

Sans doute est-il nécessaire de rappeler brièvement le contenu du livre. Il s’agit d’une sorte de concentré, d’une lecture pourtant fluide, des réflexions menées par Günthers Anders sur la situation dans laquelle se trouve l’humanité après l’invention, l’utilisation et l’accumulation de bombes atomiques, c’est-à-dire d’un instrument technique dont l’existence constitue une menace jusqu’ici inconnue par l’humanité celle de sa propre destruction par elle-même, par des moyens dont elle est l’auteur, le créateur, l’inventeur et l’usager, c’est-à-dire la victime.

Nous sommes habitués à vivre avec et à ne pas y penser vraiment comme à une réalité. Et pourtant cette réalité est là encore, toujours plus présente et toujours plus occultée. La question que pose Günthers Anders est si l’on peut dire simple : c’est qu’est-ce que ça a changé dans la vie et dans la pensée ?

La réponse est aussi simple : tout.

Ce sont en fait l’ensemble des conditions de possibilité de la pensée qui ont changé puisque les conditions même de l’existence ont changé. Mais il ne s’agit pas d’un changement qui ressemble aux autres changements dont on a connaissance et qui ont accompagné l’évolution de l’humanité, il s’agit d’un changement radical puisqu’il ne laisse rien hors de lui qui pourrait être comme avant. Rien absolument rien. La radicalité de la réflexion de Günthers Anders est ce qui en fait la force.

Tentons une sorte de listing et de résumé des points essentiels qui marquent cette brusque mutation des conditions de la pensée.

Peut-être faut-il commencer par la fin, par l’extrême fin du texte sur la notion d’apocalypse, mais juste avant sur ce résumé de l’enjeu du piège vu à travers la question non pas du temps mais des trois ordres du temps.

Partout, devant, derrière, ici, dans l’espace donc et hier demain aujourd’hui, dans le temps donc, il y a la menace de la catastrophe. Et par rapport à cette menace, rien n’a de valeur, rien ne tient, mais cette idée est proprement impensable, inacceptable ou plutôt irrecevable. (op. cit., p. 99)

Et la pensée n’est autre chose que la possibilité de recevoir une parole autre, une autre parole ou la parole d’un autre, de l’autre. D’une certaine manière, il n’y a plus d’autre.

Enfin si, mais ce sont les appareils. L’autre absolu n’est plus dieu mais cette entité inventée et produite par l’homme et qui est devenue son ennemi mortel.

En fait, ce à quoi nous confronte Günthers Anders, c’est à la déréalisation généralisée de la réalité due à ce que l’on pourrait appeler un excès de réalité, celui de la menace nucléaire.

Ce qui a lieu dans la pensée, c’est donc un réel renversement complet des valeurs ou si l’on préfère des unités de mesure de ces valeurs, à savoir des catégories essentielles qui fondent la pensée depuis les commencements de la philosophie.

Les deux premiers paragraphes annoncent la couleur brutalement :

Le passage du genre des mortels au genre mortel est le forme concrète de ce changement de statut de l’homme.

Le désontologisation du monde et avec elle la fin de l’histoire comme dimension dans laquelle se déploie l’aventure de l’humanité sur la terre en sont les conséquences immédiates. À la différence fondatrice de la philosophie entre être et étant, se substitue une autre différence entre être et non-être.

À un néant qui est comme la forme de l’ombre que la pensée projette sur l’être comme un des possibles pensables se substitue un néant qui se constitue comme horizon unique du devenir de l’humanité. La formule la plus précise donnée par Günthers Anders est sans doute celle-ci, de l’étant est, on est passé à l’étant est encore.

Cet encore, n’est pas celui de la manifestation du désir de l’autre qui fascina Jacques Lacan, mais bien nouvelle forme du temps qu’il nommera le délai. Nous y reviendrons, car s’il y a une prolongation de la réflexion de Günthers Anders du côté d’une esthétique possible elle passera par la clarification de la forme du temps.

Il faut rappeler le moment où il montre que la notion de suicide atomique n’est pas juste, fondant sa remarque sur le fait que le suicide comporte une part de liberté et que la forme de la liberté est de pouvoir NE PAS faire ce que l’on fait, de pouvoir suspendre son geste, suspens qui est absolument le fondement de toute réflexion sur le pardon et la grâce. Mais ce qui arrive c’est en fait que l’humanité se trouve dans une situation où elle est dépossédée de ses propres gestes de sa propre liberté par des instruments ou des appareils dont elle a été l’inventeur.

Sensation, rationalité, pensée

Le point qui me semble essentiel arrive peu après lorsqu’il évoque précisément le caractère le plus radical de la mutation qui advient à partir de l’instauration de la gouvernance du monde par la menace atomique, à savoir ce que j’appellerai un changement de rationalité.

La question est une question d’échelle, mais la nouvelle échelle qu’instaure la menace atomique transforme les fondements mêmes de la pensée en ce qu’elle transforme ceux de la sensation.

S’il y a un lien avec l’esthétique dans ce texte, il est là. En effet, l’immensité de la menace est sujette à une double réaction, de minimisation d’une part et d’indifférence d’autre part.

Dans le premier cas, il s’agit de faire comme si elle n’était pas tout à fait réelle et dans le second cas il s’agit de faire comme si elle ne nous concernait pas personnellement individuellement.

Dans les deux cas ce qui est mis en œuvre, c’est un processus qui ressemble à une sorte de refoulement ou de dénégation, d’aveuglement volontaire pourrait-on dire et qui est en fait une réaction réflexe et inévitable de protection contre quelque chose qui nous dépasse absolument.

On se souvient de l’exemple de cet homme interrogé dans le train qui manifeste son indifférence à la menace par un « on crèvera tous ensemble ». En nommant paralogisme de la sensation ce raisonnement fallacieux, Günthers Anders pointe le fait que ce qui se produit dans la pensée est en fait une sorte de déracinement radical et sans retour, une sorte de mise à distance de ce qui constituait la base de toute pensée, à savoir précisément la sensation, l’aesthésis des grecs.

On sait que le mot sensation est au cœur de la pensée philosophique.

Il n’y a pas, dit Aristote, de science de la sensation ; mais il n’y a pas non plus, ajoute-t-il, de science sans la sensation. La science traite en effet de l’universel et il n’y a pas de science du particulier ; or c’est au particulier que s’applique la sensation. Il y a science de ce qui perdure dans le changement : la substance. Mais il n’y a pas de science sans la sensation, car « il est impossible d’acquérir la science des universels autrement que par induction » et « induire est impossible pour qui n’a pas la sensation » (Seconds Analytiques, I, 18, 81ab). La sensation « produit en nous l’universel » (Seconds Analytiques, I, 18, 100b) par une induction qui n’est pas continue mais se poursuit d’arrêt en arrêt : un célèbre passage des Seconds Analytiques compare ce processus à celui d’une armée en déroute. Si Aristote affirme qu’il y a science de la substance, il affirme aussi qu’il y a une substance sensible, et c’est un point capital de sa pensée.

Et qu’il est au cœur de la question de l’art.

Le problème de la connaissance est, on l’a vu, le plus souvent celui par lequel est abordé celui de la sensation. Mais, on peut aussi rappeler que, en grec, « sensation » se dit aisthèsis, même si ce n’est qu’après 1750 et Baumgarten que le mot désigne la discipline qui vise les œuvres d’art. Déjà chez Platon, le beau est de façon privilégiée dans l’ordre de l’aisthèsis, de la sensation. C’est sur le motif d’un refus du sensible que Saint Bernard fulmine contre l’art dans les couvents dans le célèbre chapitre XII de son Apologie. Il faut consentir à la vérité ou à la sensation. Chez Nietzsche, l’art est un dire-oui au sensible (Kunst ist Jasagen zum sinnlichen), à tout ce qui n’est pas la « vérité ».

Si l’art se donne dans la sensation, celle-ci peut être aussi ce qui n’est pas donné mais que l’art vise. Ainsi Rimbaud veut-il être le poète de la sensation, comme il le dit explicitement dans plusieurs textes (par exemple, les lettres dites du « voyant », ou « Alchimie du verbe » dan Une Saison en enfer). Ainsi encore Paul Cézanne donne-t-il un statut sans précédent à la voie de la sensation dans la peinture : ce qui fut profondément analysé par Maurice Merleau-Ponty (« Le doute de Cézanne » dans Sens et Non-sens), ou encore par Gilles Deleuze dans son livre sur Francis Bacon (Francis Bacon, Logique de la sensation, en particulier le chapitre VI : « Peinture et sensation »).

Rappelons ce qu’écrit Gilles Deleuze dans le chapitre 6 de son livre sur Francis Bacon à savoir qu’il n’y a pas des sensations mais bien une sensation : « Si bien qu’il n’y a pas DES sensations de différents ordres mais différents ordres d’une seule et même sensation. Il appartient à la sensation d’envelopper une différence de niveau constitutive, une pluralité de domaines constituants. Toute sensation, et toute figure, est déjà de la sensation accumulée, coagulée, comme dans une figure de calcaire. D’où le caractère irréductiblement synthétique de la sensation »

S’il « appartient au peintre de faire voir une sorte d’unité originelle des sens et de faire apparaître une figure apparaître visuellement une figure multisensible » ou une « logique des sens » comme disait Paul Cézanne non-cérébrale, non-rationnelle ajoute Gilles Deleuze, on pourrait élargir cette définition et dire qu’il revient à l’artiste de faire percevoir en un sens plus global cette unité originelle des sens.

Ce qu’il faut retenir en fait ici, si l’on développe les implications de l’analyse de Günthers Anders, c’est que c’est la relation entre sensation et pensée qui est en quelque sorte interrompue, brisée ou interdite.

L’affaire est complexe puisqu’il s’agit ici de faire remonter la sensation non pas à sa matérialité, à l’existence du corps comme simple être vivant mais comme être sentant parce que vivant.

Si la sensation est synthèse, c’est qu’elle est toujours déjà pensée, ou si l’on préfère articulation entre senti et sentant, entre dehors et dedans etc.

Plus précisément, la pensée s’est construite à partir du corps comme l’élaboration ratioïde des événements physico-psychiques comme le montre très bien le grand livre de Onians. Et la pensée est la forme communicable de ce qui est élaboré par cette instance complexe que nous avons appelé la conscience. Or la conscience elle-même est le fruit de cette transformation de sensations en mots, pour le dire de manière un peu rapide, et la connaissance n’est que mais est absolument métaphorique dans la mesure où elle prend sa source dans la traduction de ces sensations en mots.

En d’autres termes ce qui arrive, nous arrive et nous ne pouvons pas ne pas être concernés par ce que nous sentons percevons éprouvons.

Certes, les hommes ont mis en place une infinité de stratagèmes pour individuellement ou collectivement échapper à certains effets négatifs ou nuisibles de ce lien, de cette dépendance à l’autre et au monde par la sensation, mais c’est bien par la sensation qu’ils existaient en ceci que la sensation est liée à une tendance au mouvement pour ne pas dire à l’action.

La question qui se pose est donc de savoir sur quoi baser une esthétique et plus globalement une pensée dès lors que le lien originaire et originel qui constitue la pensée comme relation à l’autre par le truchement de la sensation a été déchiré, ou littéralement été rendu impossible, ou interdit d’accès.

Mais il faut revenir une fois encore sur cette déchirure cette brisure.

La schize

On retrouve ainsi dans le cours du texte de Günthers Anders des remarques que nous avons faites en partant nous de notre réflexion sur les images. Outre nous confirmer dans nos intuitions que nous avons élaborées à partir de Vilém Flusser sur l’histoire et la post-histoire, on s’aperçoit que quelque années plus tôt pour le moins Günthers Anders avait déjà largement pensé l’existence de ce moment de rupture, indiqué en quoi et comment l’histoire finissait ou avait été à la fois interrompue et close à jamais et qu’il avait déjà posé cette brisure comme étant effective aussi bien entre les hommes qu’à l’intérieur du psychisme de chacun.

Il a appelé loi d’inversion ce renversement de ce qui nous unissait jusqu’ici à nos actes, faudrait-il dire, ce lien entre sensation et action qu’il expose à travers l’exemple de Caïn et d’Abel. « Voilà comment s’énonce la loi de l’innocence : plus l’effet est grand, plus petite est la méchanceté requise pour le produire » note Anders, page 51.

Nous sommes, il faut maintenant le préciser au cœur de la logique même de la sensation si l’on se réfère encore à Gilles Deleuze, mais à un autre texte cette fois, Logique du sens.

Mais laissons Gilles Deleuze, Scott Fitzgerald et Malcolm Lowry et disons simplement ce qu’est la sensation. Elle est la mesure même d’une différence d’intensité qui trouve son origine dans une différence de potentiel et elle est en même temps cette différence en tant qu’elle est vécue par un corps et en tant qu’elle est perçue comme l’effectuation d’un événement qui a lieu dans la pensée. La sensation est la forme du lien entre dehors et dedans le moyen de considérer la césure psychique comme ayant toujours été dépassée puisqu’elle est en train d’être accomplie.

Il faudrait le dire ainsi : la spaltung, la faille, la césure, la schize est originaire, mais aussi originaire que l’est dans la pensée, l’unité, le lien, l’effectuation. La vie est le mouvement de passage de l’un à l’autre, d’un côté à l’autre, d’un bord à l’autre de la schize, le mouvement de cet l’accomplissement de son dépassement et pas de sa négation. Et c’est accomplissement consiste justement en la capacité à éprouver cette différence de potentiel à la vivre comme on dit à mesurer les différences d’intensité pour en éprouver l’unité fondamentale à vivre la schize pour savoir qu’elle est dépassable, survolable, faudrait-il dire.

L’art en général, l’écriture plus que la peinture peut-être et encore, consiste en cet accomplissement dont le mouvement de l’œuvre constitue la trace, en cet agir qui est généré par la sensation, par le fait de connaître et se connaître par et comme différence de potentiel.

Or, ce que note Günther Anders c’est que ce survol en quoi consiste la pensée et l’art est devenu impossible. La schize apparaît comme indépassable et elle l’est car les intensités, les mesures sont hors de saisie par la sensation.

Entre une vie d’ivresse et une exposition à une bombe atomique on comprend bien qu’il n’y a pas de commune mesure donc pas de mesure pas de sens rien de commun rien de partageable.
Anders remarque, page 55 que « ce qui reste, ce sont deux bords d’un gouffre définitivement coupés l’un de l’autre et entre lesquels on ne peut plus jeter de pont : d’un côté, le bord de l’homme (et peut-être pourquoi pas de l’homme bon) et de l’autre, celui des horribles effets de ses actes. » Il insiste page 57 en écrivant que « nous avons vécu le climax de la schizophrénie morale après la divulgation des crimes – prétendument ignorés - perpétrés dans les camps d’extermination d’Hitler. »
Cette faille passe entre les hommes mais surtout en chaque homme. L’homme a été mis hors de lui-même comme Shakespeare disait que « le temps est hors de ses gonds » dans Hamlet.

En d’autres termes pour parler avec Günthers Anders l’homme agit et n’a plus de rapport de relation entre son acte et ses effets.

Ce qui s’est introduit là entre l’homme et l’homme, Günthers Anders est sans doute l’un des premiers à l’avoir identifié avec précision, c’est l’appareil, cet instrument si l’on veut, que l’on ne touche qu’avec le bout des doigts et dont les « actes » ne nous touchent pas en retour comme la sensation nous touche en retour lorsqu’elle s’effectue dans la pensée et la pensée dans la sensation. Et l’homme qui utilise les appareils est, le mot n’est pas chez Günthers Anders mais la définition si, un fonctionnaire, au sens de Vilém Flusser. Et c’est ce que nous sommes tous devenus, nous qui ne vivons que par le truchement des appareils.

Le long chapitre, la loi d’inversion, mériterait à lui seul une séance retenons en deux choses, que la démocratie est vidée de son sens par la soumission des hommes à la loi des appareils et que les appareils sont de facto liés et ligués contre l’homme et qu’ils composent entre eux une forme d’harmonie qui échappe aux hommes.

Démocratie et harmonie deux mots qui aujourd’hui sont liés à l’art le premier par la nécessité où se trouvent les gouvernants de légitimer leur position oligarchique et l’art qui se pense ou se cherche comme un élément démocratique se trouve dans les faits, allié à un processus opposé à celui qu’il croit défendre ou promouvoir

Le second dit que l’harmonie qui est au cœur de la définition grecque de l’art et de la pensée ne relève plus de cet accord entre corps et esprit ou âme pour le dire de manière conventionnelle, mais bien de l’accord entre des appareils quand au bon déroulement du programme qu’ils ont prévu.

Ce double déplacement rend nul et non avenu tout un pan de l’art pour ne pas dire ce qui aurait pu rester une fois la sensation déjà abolie comme principe et moteur de toute esthétique.

D’une certaine manière la réalité de la menace établit la schize mais elle en fait une figure du destin de l’homme. Il est en cela un être dont la main droite ne sait pas ce que fait la gauche ou pour être plus précis qui ne peut ni ne veut ni ne peut vouloir savoir les conséquences de ses actes. La schize n’est plus la mesure du programme démesuré de l’accomplissement d’une œuvre mais la donnée de base par rapport à laquelle toute pensée doit s’élaborer.

Mais ce qui rend la chose complexe à envisager, c’est que la base de la pensée qui est le corps et avec lui la métaphore ne sont plus valides. Que reste-t-il ?

Fiction et nihilisme

En abordant la question du nihilisme dans la pensée, Günthers Anders pose une question essentielle qui touche de très près l’art contemporain.

D’abord précisons une nouvelle fois qu’il parle dans le dernier quart de son livre de la notion d’apocalypse et qu’il montre comment elle traverse mais surtout fonde notre culture et détermine notre rapport au temps ou plutôt la forme même de la temporalité.

Si nous nous en tenons à prendre comme exemple les positions des avant-gardes au début du siècle et celles de Dada en particulier nous avons bien affaire à des positions nihilistes et même radicalement nihilistes et nous les retrouvons d’ailleurs chez les situationnistes. Or ce nihilisme même le plus radical reste pris dans une perspective positive et le temps est pensé en fonction d’un avenir conçu comme déploiement du possible et le monde ou l’homme ou la pensée comme ces donnés qui ne peuvent être anéantis.

Et la nouvelle donne c’est bien la possibilité de l’anéantissement de tout.

C’est cette ligne qui sépare désormais la pensée d’elle-même ou si l’on veut la pensée du corps et le corps de la pensée en inscrivant entre eux un gouffre qui est celui de la non-responsabilité de la non-réponse. En d’autres termes il y a art et plus globalement histoire là où ça répond, et il y a post-histoire là où ça ne répond plus, là où ce sont les appareils qui gouvernent et imposent leur loi, la loi à laquelle tous les corps doivent se soumettre.

Nous nous retrouvons donc au passage que je citais au début (op. cit., p. 99) qui marque cet effacement du temps comme déploiement des trois extases temporelles au profit d’une sorte de non-présent rebondissant sur lui-même sans jamais pouvoir sortir de lui-même et qui est de ce fait vidé de la structure même du présent comme moment du possible de l’accomplissement ou qui engage le possible et l’accomplissement bref un devenir.

Et comme le remarque Günthers Anders avec pertinence page 103 le concept d’apocalypse se révèle alors avoir été une métaphore dans le sens péjoratif de ce mot ou une fiction, c’est-à-dire ici quelque chose qui n’a eu aucune consistance aucune réalité. L’effet atomique si l’on peut dire est une effet de déréalisation de tout et c’est à partir de cela que peut et doit être pensé toute pratique artistique aujourd’hui.

En effet, art et pensée sont un travail de la métaphore au sens où la métaphore est le sol même qui constitue le langage. La métaphore est l’utilisation d’un terme désignant une chose pour en décrire une autre à cause d’une sorte de similitude entre elles ou de leur rapport à d’autres choses.

C’est précisément cette similitude qui est rendue pas improbable ou floue, mais impossible dans la mesure ou entre ce qui est mis en œuvre par une machine et ce qui l’est par le corps il n’y a pas de commune mesure.

Or l’art est aussi une question, on le sait, de rapport et de mesure.

En quelque sorte, la menace atomique et l’existence des appareils ont rendu caduque la métaphore ou si l’on préfère la métaphorisation qui est dans le langage même le mode d’existence de la conscience et de la pensée.

Conclusion

Politique science fiction le programme de polyptyque est en fait le constat des trois directions qui sont à la fois ouvertes mais en tant que telles impraticables dans un mode de pensée historique puisque ces trois ensembles sont conditionnés par la menace comme le reste, mais ils constituent sans doute pour une pensée de la post-histoire les bases d’une réflexion.

Le critère restant finalement politique au sens où il s’agit de savoir si ou plutôt comment on n’oublie pas cette menace et donc si et comment on n’accepte pas ce qui constitue la base de notre aveuglement volontaire et des tyrannies actuelles pour ne pas dire de la tyrannie planétaire.

Mais comment faire exister cela dans un travail artistique voilà bien une question à laquelle il est difficile de répondre lorsque l’art ne peut plus être métaphore.