dimanche 26 juillet 2020

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Sédimentations

Francesca Dal Chele

, Francesca Dal Chele et Yann Stenven

Jamais l’idée de photographier ce qui se passait sous ma fenêtre ne m’avait effleurée.

Sédimentation n° 1 Didot Eure 2 avril 2020 Jour 17

Avec vue…

Une fenêtre, un cadre fixe en légère plongée sur l’animation, côté cour ou côté jardin, de la rue. Un plan quotidien sur une scène devenue, par temps reclus, le seul horizon, un hors chez soi, à soi, possible.

Regarder par la fenêtre, voir pour lui rendre son rôle d’ouverture, de passage à l’autre. Si l’usure de l’habitude la confine à n’être que source lumineuse, un pare-bruit et froid, dorénavant la fenêtre donne le dehors.

Francesca Dal Chele pose au rebord de son chez elle, sa boîte œil. Elle scrute le mouvement, le pouls rare d’une activité, le déplacement dans l’une des rues veines de la ville capitale capitonnée dans une parenthèse de sa pulsation ordinaire. L’artiste perçoit la journée irrépressible qui file un temps lent et qui se recrée dans la foulée de la joggeuse qui s’est échappée, dans la quête des produits de premières nécessités, le contrôle policier ou le bal des livraisons.

Sédimentation n° 10 Didot Eure 3 avril 2020 Jour 18

Francesca Dal Chele, à l’œuvre Monde, connaît un regard exsangue édicté par l’événement et la loi, elle fait le choix de passer l’objectif à sa fenêtre et de capter sa rue. L’artiste fixe le quotidien survenant dans le champ de l’appareil comme à la scène d’un théâtre de vie où n’existe, ne subsiste que le pris. Le temps de prise passe comme la journée, les jours et la semaine, et se ritualise en rendez-vous, et que voit-on venir ? Rien qui ne vaille la peine d’être vu si ce n’est que par l’interdit fait, en contre-champ, à l’œil qui vise de sortir et rejoindre l’espace scénique que la photographie fige dans l’instant. Ce qui se passe alors, à la fenêtre photographique, se passe sous ma fenêtre par adoption de mon regard par l’œuvre qui me fait témoin de l’œil actant de l’artiste : l’œil a vu, a pris et conservé ce qui déjà n’est plus et pourtant fut un temps une réalité.

Réalité en apparence sereine qui ne dit rien des circonstances mais laisse notre regard s’interroger sur le pourquoi du cliché, la promenade du chien, les poubelles que l’on vide, la rue qu’on nettoie, ces petits riens des temps ordinaires. Francesca Dal Chele montre une rue survivante réduite à l’essentiel d’une présence humaine qui habite le vide d’un plein et d’un flux qui d’habitude la submergent, la cachent au regard, tout en étant par essence la vie citadine. La réalité étrécie, par la photographie, gagne dans l’épaisseur de la juxtaposition des prises la présence de personnes, parfois la même vie qui se met en écho. Les présences fantômes cumulées car non toujours conjointes dans le temps se retrouvent, se croisent à la scène, dans le champ d’un regard.

Sédimentation n° 11 24 mars 2020 Jour 8

Et la mémoire songe à cette photographie de Louis Daguerre prise Boulevard du Temple d’un Paris tumultueux qui disparaît par son trop plein de vitesse, du fait du temps lent de l’exposition qui ne capte à la fin que les silhouettes d’un bourgeois se faisant cirer les chaussures, debout et droit, prolongé par son haut de forme tandis que recroquevillé, tout à sa tâche, un homme, un enfant se devine à peine, s’efface, son quotidien le poussant à se penser de trop. Il est, à bien y réfléchir, fascinant que sur l’une des premières photographies au monde ne paraisse que le petit métier, l’invisible du trottoir et non les belles personnes, la circulation intense de cet axe. Un cliché expérimental qui portraiture par l’effacement ce lieu de plaisir, en son temps, surnommé boulevard du Crime de par ses théâtres nombreux donnant des pièces aux aventures meurtrières. Un boulevard, lieu intense de vie de jour comme de nuit, se cristallise en deux silhouettes suffisamment attardées.

Dans l’œuvre de Francesca Dal Chele, le temps covidesque agit comme la lenteur d’exposition naguère, il a confiné nos rues et seules ne paraissent que les silhouettes de ceux qui font que la vie malgré tout est possible. Cependant que se sédimente l’humanisme de l’œuvre Chelienne, la télévision avec sa nécessaire information constante se repaît des rues vides d’un Paris jamais vu. Mais jamais avare d’un paradoxe cette information va glorifier, un temps, les petits métiers et les métiers de ceux qui malgré le confinement doivent travailler aux fins que tourne un système de plus en plus fou. Ceux-là que le rituel de l’artiste révèle au fil de la série et maintient dans la lumière de nos regards.

Sédimentation n° 12 Didot Eure 30 mars 2020 Jour 14

La machine médiatique, elle, s’emballe et se gargarise d’expressions impropres comme « héros du quotidien », car dans une rhétorique de guerre, il faut trouver la figure héroïque, quitte à hiérarchiser ceux que l’on a montés au front, quitte surtout à vite les oublier dans l’immédiat qui suit. Comme en toute guerre, l’Après, dans la volonté de remettre l’économie au cœur et non l’Homme, semble bien parti pour oublier déjà ses anciens combattants de l’ordinaire. Qu’adviendra-t-il aux simples personnels d’entretien des hôpitaux, l’employé à la propreté des rues pour ne citer qu’eux ?

Ils sont dans l’aujourd’hui déconfiné déjà les oubliés et les relégués dans l’ombre et la transparence, ils sont là mais on ne les voit plus. Une invisibilité que par prémonition le regard de Francesca Dal Chele a captée et humanisée. Le choix de la sédimentation est dès lors le plus troublant et juste. Voici une série photographique qui semble se figer dans la sédimentation d’un trop d’images et pourtant elle stratifie la réalité d’un temps vécu et donné que notre présent relègue dans l’illusion d’un retour à hier, au monde dit d’avant, comme si le monde ne changeait pas, comme si nous n’étions pas dans un monde autre.

Sédimentation n° 13 Didot Eure 7 avril Jour 22

L’Homme a le sens du déni et non de l’histoire, on enterre et on laisse croire que… Heureusement les photographies de Francesca Dal Chele feront remonter à la surface de notre insuffisance les scories de nos mémoires, nous obligeant à peupler notre conscience en fouillant la poésie plastique que la superposition de clichés a fondue en une image profondément humaniste.

Que ces photographies soient montrées et vues pour qu’elles nous agitent, qu’elles nous convulsent, qu’elles nous révoltent, qu’aujourd’hui ne soit pas un oubli.

Car nos consciences comme nos vies ont besoin de l’œil de l’artiste, même posé à une simple fenêtre...

Sédimentation n° 3 Didot Eure 10 avril Jour 25
Sédimentation n° 4 12 avril Jour 27
Sédimentation n° 5 10 avril Jour 25
Sédimentation n° 6 Didot Eure 7 avril Jour 22
Sédimentation n° 7 Didot Eure 31 mars 2020 Jour 15
Sédimentation n° 8 Didot Eure 12 avril 2020 Jour 27

Il a fallu le temps étrange du Confinement. Afin de traduire l’épaisseur et la répétitivité, l’ennui aussi, de ce temps confiné, je fusionne 4 ou 5 images prises au cours de la même matinée dans une seule Sédimentation. Sédimentation de la vie se répétant quotidiennement (courses, jogging, éboueurs, livreurs, promeneurs de chiens ou d’enfants, cyclistes, etc.). Sédimentation de ce temps s’écoulant sans réel relief mais ponctué de micro-événements. Sédimentation aussi de l’inconfort. Je n’ai pas utilisé de pied, il fallait que mon corps soit engagé dans ce travail. Sur les coudes à la rambarde de ma fenêtre, crispée sur le déclencheur, mains et genoux las, j’étais contrainte de temps à autre d’ajuster à peine ma position. L’instabilité résultante des immeubles témoigne de cet inconfort qui gagne mon corps. Les personnages fantomatiques, cette instabilité ambiante suggèrent aussi nos incertitudes et nos anxiétés dans cette période d’exception, celle de l’épidémie de Sars-Cove2.

Sédimentation n° 9 Didot Eure 9 avril 2020 Jour 24