mercredi 26 septembre 2018

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Pour une pensée des sentiments

Lire Chronique des sentiments d’Alexander Kluge

, Comité de rédaction

Alexander Kluge est écrivain, cinéaste, homme de télévision. C’est l’une des figures majeures de la scène intellectuelle et créatrice allemande, toutes générations confondues. Il publie chez P.O.L. le deuxième volume de son œuvre immense intitulée Chronique des sentiments, II, L’inquiétance du temps.

Prolégomènes à une « année Kluge » dans TK-21 LaRevue

Alexander Kluge va connaître entre septembre 2018 et juin 2019 une actualité particulièrement chargée en France. Cela a déjà commencé à Toulouse, se poursuit à Paris en septembre, à Arles à l’automne pour une exposition Ensor – Kluge, encore à Paris pour plusieurs événements que nous présenterons en temps et heure, pour se clore par une semaine en juin à Cerisy-la-Salle avec un colloque qui sera consacré à son œuvre.

TK-21 LaRevue a décidé de s’associer à cette année Kluge afin de faire connaître cette œuvre multiple, car se déployant au moins entre cinéma et littérature à parts égales, hors normes par l’immensité des œuvres et l’innovation dont elles sont porteuses et terriblement en phase avec nos préoccupations les plus concrètes comme les plus intimes.

Qui parle ?

Car c’est nous qui sommes les véritables sujets de ces histoires qui s’égrènent comme des fragments le long de cette route qui ressemble à une spirale sans fin et qu’on nomme la vie ou l’histoire ou encore la pensée.

Ce sont nos préoccupations les plus intimes qui sont diffractées à travers ces milliers de pages racontant des histoires parfois si singulières qu’on n’ose à peine croire qu’elles sont vraies. Pourtant, à leur lecture on pressent qu’elles nous disent quelque chose de ce corps pensant et sentant que nous sommes, en nous révélant comment nos vies se nourrissent d’une sève provenant de racines si anciennes, si profondes que nous ignorons qu’elles sont encore actives.

Ces chroniques racontent d’une manière qui ne ressemble pas à celle qui prévaut dans ces romans qui plongent dans le cœur de cire des morts-vivants de pacotille auxquels ils s’adressent des couteaux à la lame bien trop émoussée pour faire autre chose que de touiller la soupe du malheur pour faire oublier qu’il serait possible de penser autrement, de se voir autrement, de vivre autrement, l’aventure incroyable de la vie.

Ici, dans ces Chroniques des sentiments, il en va tout autrement. Nous sommes plongés dans une forme de narration qui, on le comprend vite, fait exploser le cadre romanesque, l’élargissant au point de faire de tout élément de la vie un événement s’inscrivant dans l’histoire, où se croisent toutes les histoires, celles des passions comme des raisons, celles des corps comme des images, celles des consciences comme des rêves.

C’est bien, selon la formule de Musil, une nouvelle manière de penser qui s’invite dans ces pages ou plutôt qui s’y invente. Accepter de se plonger dans ces milliers de pages, c’est devenir un esquif sur un fleuve dont parfois les rives semblent si proches qu’on pourrait les toucher et parfois si lointaines qu’on se croit en pleine mer. Le voyage est sans fin car il est aussi sans commencement identifiable. Mais on peut voir se multiplier les commencements et les arrêts, les étapes et les suspens, les avancées et les conclusions souvent brutales.

Le fleuve sur lequel nous naviguons est à l’évidence celui de la vie, à condition de comprendre que la vie, ici, est ce qui en nous s’ouvre à plus intense et plus immense que ce que nous pouvons en percevoir, en imaginer, en penser. De plus, il faut bien en convenir, ce fleuve ne coule pas dans une seule direction, mais par moments il coule à l’envers, par moments semble stagner, à d’autres moments encore, lorsqu’il semble avancer, on ne peut dire dans quelle direction cela se fait.

On se souvient que la pensée historique se déployait selon une conception finalement linéaire du temps pensé comme irréversible et marqué par des césures aussi radicales que celle de la disparition d’un monde, d’une ville, d’un état de choses.

Cette vision héraclitéenne du temps, celle du fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois, n’est pas celle d’Alexander Kluge qui, lui, semble plutôt faire du temps une entité vivante qu’il appréhende, peut-être comme un fleuve, mais un fleuve qu’il faudrait regarder à la fois de ses bords et du ciel, dont il faudrait étudier les ramifications et les méandres, analyser la carte et la peau, écouter la voix et les cris. Il faudrait aussi tenter de le comprendre comme une entité constituée de strates si nombreuses qu’elles se déchirent et se mêlent à chaque instant indépendamment de nos illusions et de nos croyances, de nos idées et de nos attentes.

En fait, ce fleuve est composé de toutes ces lignes de forces et c’est d’accepter qu’elles s’entrelacent et se combattent parfois sur des micro-segments de vie, parfois dans des batailles titanesques, qui le rend si passionnant. Une telle posture nous contraint à abandonner nos idées reçues et c’est sans doute l’effet le plus radical que peut produire sur son lecteur ce livre incommensurable.

Qu’est-ce que le sentiment ?

Que peut bien signifier le mot sentiment tel qu’il apparaît dans ce titre, Chronique des sentiments, un titre qui connaît à l’heure actuelle deux sous-titres, Histoire de base pour le livre I et Inquiétance du temps pour le livre II ?
Dans le livre I on peut lire p. 849 ceci : « À qui appartiennent les sentiments ? Peut-on les concevoir dans les frontières du MOI ou du SOI ? Sont-ils marqués dans les secteurs de la vie sexuelle, masculins, féminins ? Montaigne, le philosophe, dit que les sentiments ne sauraient déplacer les montagnes. Pourtant ils peuvent traverser sans efforts les frontières corporelles entre masculin et féminin, leur appartenance sexuelle est même indéfinie, comme celle des anges. »

C’est à une tout autre conception de ce « moi » que nous convie Alexander Kluge, une conception de la subjectivité comme processus réversible de subjectivation qui nous conduit à la fois à être attentif à tout ce qui nous échappe d’ordinaire, à tout ce qui, produit par nous ou présent dans la nature, interagit avec nous, et à tout ce qui traverse le temps et la matière et donc nos corps et notre pensée de manière incessante, comme le font les neutrinos par exemple, sans que nous puissions jamais « en avoir conscience ».

Le tout premier texte du Livre I se termine ainsi : « Les êtres humains ne sont pas les seuls à avoir des cours de vie, les choses aussi : les vêtements, le travail, les habitudes et les attentes. Pour les êtres humains, les cours de vie sont leur demeure, quand la crise sévit au dehors. Tous les cours de vie réunis forment une écriture invisible. Ils ne se vivent jamais seuls. Ils existent en groupes, en générations, en états, en réseaux. Ils aiment les chemins de traverse et les voies de recours ; les cours des vies sont des bêtes attelées entre elles. » (op cit., p. 45)

Il faudra donc, dans les notes sur ces deux ouvrages qui se poursuivront dans les mois à venir, non seulement tenter de comprendre ce que sont les sentiments, mais tenter de comprendre ce qu’il en est de notre si chère conscience et de son adjuvant irascible, le temps.

En effet, lors de notre première rencontre qui donna lieu à l’entretien publié ici dans les numéros 66 et 67, la discussion permit, sans que cela ait pu être préparé et anticipé, de faire venir sur le devant de la scène de la parole, la figure de Julian Jaynes.

La surprise fut grande de voir que non seulement cet auteur et son livre culte La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit était connu de lui mais qu’il lui portait, ce qui est vraiment plus rare, une attention respectueuse. Seul Burroughs semble avoir à ce jour porté un tel intérêt aux thèses de cet ouvrage, on peut le vérifier dans les deux volumes de ses essais, qui pourtant permet de comprendre, enfin, à la fois ce que purent être les hommes d’avant l’écriture et la conscience telle que nous croyons la connaître, et ce que purent être les dieux !
Cette surprise prend une tout autre consistance à la lecture du Livre II (p. 208 et ss.) dans lequel Jaynes est non seulement mentionné mais où certaines de ses thèses sont présentées.

On comprend alors que l’un des enjeux de cette œuvre protéiforme est bien de se lancer dans l’ouverture ce qu’il nomme page 180 un « chantier émotionnel », autrement dit, dans une remise en question de la forme de la conscience classique et dans la mise en évidence d’un nouveau type de psychisme.
Le sentiment est le nom de l’élément qui rend possible cette opération. On pourrait ici faire un clin d’œil vers la fonction de l’enzyme telle que la décrit Robert Musil dans son roman L’homme sans qualités.

Dans le Livre II au chapitre « Le sentiment de vengeance comme thématique de temps libre », on peut lire ceci : « La classe ouvrière est le sujet de la transformation sociale. » Dans ce cas, elle est également porteuse de la forme concentrée du sentiment protestataire, la vengeance. Avec la subsomption réelle de la classe ouvrière sous le capital, la vengeance en tant que « sentiment humain » disparaît (n’ayant du reste jamais été un sentiment particulièrement humain sous sa forme ancienne), d’où appauvrissement individuel en un sentiment de vengeance, et richesse sociale en esprits vengeurs. Qui fusent à travers la réalité : maux d’estomac, machines qui franchissent des horizons, oubliance, bienveillance. En appendice de la « monstrueuse accumulation de marchandises », une « monstrueuse accumulation de vengeurs. » (op. cit., p. 404-405).

Nous y sommes donc et ici de manière incontournable, dans ce chantier qui voit s’affronter les résidus des forces qui composaient l’histoire, entendons notre croyance en l’histoire et les éléments qui aujourd’hui constituent le paysage de la post-histoire dans lequel nous vivons.

Que ce chantier soit dit « émotionnel » ne peut que nous conduire à nous interroger sur les revers de la raison ou si l’on veut son envers. Et cet envers de la raison n’est pas à chercher de l’autre côté du rideau, mais bien là où nous sommes, sur nous au moins autant qu’en nous, en cette surface qui forme la peau du temps qui apparemment ne mène plus nulle part et sans doute aussi ne mène à rien.

« B. - Mais alors, qu’est-ce qui mène à quelque chose ?
W. - C’est bien ce qu’il convient d’expérimenter. » (Livre II, p. 413)

(à suivre...)

Aux Éditions P.O.L :

Chronique des sentiments, tome II
L’Inquiétance du temps
Alexander Kluge
septembre 2018 – 1184 pages – 39 € – ISBN : 978-2-8180-2070-8
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-2070-8

Chronique des sentiments, tome I
Alexander Kluge
mars 2016 – 1136 pages – 30 € – ISBN : 978-2-8180-1996-2