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Phonogramme
Bertrand Lamarche
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Phonogrammes, une exposition monographique de l’artiste Bertrand Lamarche, était présentée jusqu’en mai dernier à la galerie Jérôme Poggi. Nous pouvions y voir des installations vidéo et des œuvres photographiques - produites lors d’une résidence au Fresnoy - réunies autour d’un même thème : le phonogramme.
Bertrand Lamarche - Les Souffles (The Breaths), 2015
Les œuvres de cette exposition nous ont particulièrement séduits par leur relation directe au son. Son titre : Phonogrammes — choisi par la commissaire Marie Frampi — signifie littéralement « retranscription du son ». Cette question de la retranscription et plus largement celle de la « représentation du son » reste, malheureusement, une thématique rare.
Dans cet article, nous vous parlerons essentiellement de l’installation intitulée : Les Souffles. Réalisée en 2015, l’œuvre dure 59 secondes. C’est le temps dont le spectateur a besoin pour comprendre ce qui se présente sous ses yeux.
Nous sommes face à l’œuvre filmée, montrant une image fixe : celle d’un disque et sa tête de lecture dont se dégage une bande de céramique. A priori rien d’autre ne semble se passer.
L’œuvre se compose de matière : le vinyle, une bande de céramique s’échappant du disque, et de mouvement, la trajectoire effectuée par le disque, de son commencement à sa fin.
L’installation Les Souffles prend l’apparence d’une œuvre d’art vidéo présentant un disque, qui, au lieu d’émettre de la musique, fait naître une matière blanche.
Ce que nous observons n’est pourtant pas une simple œuvre d’art vidéo, ni une création ludique présentant une action paradoxale. L’artiste nous montrerait-il autre chose qu’un simple film donnant à voir un objet en rotation ? Ce qu’il met en valeur ici n’est pas seulement ce mouvement, effectué par le disque, mais bien ce qu’il en « ressort ».
Mais qu’est-ce que cette matière blanche ? Serait-elle la matérialisation d’un « bruit blanc » ?
Littéralement, un bruit blanc est la réalisation d’un processus aléatoire. La bande de céramique sous nos yeux apparaît selon un processus aléatoire qui « se répète », dit la commissaire. Elle se crée, disparaît, laissant place à une autre…
Cette céramique blanche symboliserait-elle cette « musique » que le spectateur s’attend à écouter en regardant l’œuvre ? « La cire nous raconte la musique autant que la matérialité de l’instant vécu. » affirme Marie Frampier. L’artiste filmerait donc le mouvement, celui d’un tourne-disque, et l’écriture de la musique qui s’ensuit.
Ce que le spectateur écoute ou devrait écouter, en effet, BL n’y prête pas attention. Il n’est pas question de musique ici ni directement de son. Le disque, objet censé diffuser de la musique, ne laisse rien entendre. Nous « voyons » mais « n’entendons rien ». Notre regard est convoqué, mais non notre ouïe.
Cette musique, « auditivement absente », serait-elle la matérialisation du silence ? Un son silencieux, « physiquement présent » ?
Le son matérialisé
La subtilité de l’œuvre ne réside pas dans la captation visuelle d’un disque en train de tourner en rond. Ici, plutôt que le visuel, c’est le symbole qui nous interpelle. C’est la signification même de ce qui est présenté. Le disque n’émet, a priori, aucun son. La mélodie que l’on est supposé entendre dans cette vidéo ne « résonne » pas par définition mais se manifeste graphiquement. Si aucun son ne retentit, une écriture s’esquisse. Nous ne percevons pas de musique mais littéralement une représentation graphique des sons.
Des formes ondulatoires en relief, se créent depuis la tête de lecture du disque. Ces formes sont « palpables ». Ainsi créés, ces copeaux en cire d’abeille « se forment dans chaque sillon, à chaque nouveau tour », explique la commissaire, et disparaissent pour laisser place aux suivantes. Leur mouvement à l’infini rappelle ainsi le tournoiement ininterrompu du disque.
Présence du son
Le spectateur perçoit un « bruit de fond » lorsqu’il est face à l’œuvre. Son oreille repère un « souffle », qui, bien que discret, se révèle progressivement. Se manifestant « par hasard », il s’intensifie au fur et à mesure de la rotation du disque et de l’apparition de la pièce de faïence.
Un autre « son » ou « souffle » peut être entendu, bien qu’il soit probablement involontairement produit par l’artiste. Provient-il de la caméra, immortalisant, par sa captation même, ce que l’on est en train d’observer, l’action de ce tourne disque ?
Le son principal que nous entendons dans l’œuvre est bien celui du diamant lui-même du tourne-disque. En gravant ce disque, il en « ressort » un son — il « s’échappe du vinyle », rappelle la commissaire — ; un son créé par cette perforation même, dont jaillit, non pas un son audible mais la révélation concrète de ce son.
Plasticité sonore
L’œuvre prend ainsi tout son sens et le titre de l’exposition est donc justifié. Les Souffles met en scène un tourne-disque, qui, même si nous n’en distinguons qu’une partie, est filmé comme support censé diffuser un son fixé. Transformer un instrument de diffusion en un instrument de création sonore est l’un des paradoxes de cette œuvre.
L’œuvre « parle » du son bien que nous ne l’entendions pas à proprement parler. L’artiste cherche moins à nous faire écouter un son qu’à nous montrer les possibilités même de sa retranscription. Il parvient à mettre en scène le medium son sous forme tangible. Plus qu’entendu, il doit aussi être perçu « physiquement », avec une dimension plastique.
Le son, medium abstrait, est souvent manipulé par l’artiste sonore comme réel outil de création.
Dans Looping (kate Bush remix) (2011), BL présentait au spectateur l’album de Kate Bush The Kick inside joué à l’envers. Le son était « entendu » directement dans l’œuvre. Répété en boucle, il donnait à entendre une musique particulière, d’apparence « techno ». Le son était ainsi « manipulé » depuis le disque, son support. L’artiste avait une réelle action sur la matière.
Un extrait de la vidéo figure parmi d’autres œuvres de l’artiste sur ce lien :
Par définition, une œuvre d’art sonore est une œuvre mettant l’accent sur le son et l’ouïe et utilisant le son comme élément majeur de l’œuvre : des sons-audio, trouvés ou environnementaux (Wikipedia).
Le son, dans Les Souffles, n’est pas « diffusé » ou « installé » dans un espace défini par l’artiste. Il y est « présent », sans que nous puissions l’entendre cependant car nous avons la possibilité de le « voir ». L’artiste le fait « apparaître » depuis le support même. Il n’y a pas de son au sens où nous l’entendons mais de la « matière sonore », celle-ci étant incarnée par l’ondulation des bandes blanches apparaissant et évoluant depuis la tête de lecture du disque.
Ce n’est donc pas le rendu sonore qui intéresse l’artiste, ni l’esthétique du souffle lui-même mais bien l’aspect « plastique » du son : son apparition comme réel matériau plastique.
Les Souffles annoncerait-il une évolution dans le travail de BL en révélant la présence physique du son, la possibilité même de le représenter de manière tangible, au-delà de la classique portée musicale ou des sonogrammes ?
Toute la problématique du comment « représenter le son », medium abstrait, dans l’œuvre, semble ainsi résolu.
Les Souffles est une œuvre interrogeant l’idée même et la conception d’une œuvre d’art sonore.
Voir en ligne : www.bertrandlamarche.com/
Bertrand Lamarche (BL), diplômé de l’École de la Villa Arson et nommé pour le prix Marcel Duchamp 2012, décerné à l’issue de la FIAC, travaille sur des supports multiples : vidéo, sculpture, installations… Il interroge dans son travail les relations entre mouvement, son et lumière.