samedi 28 septembre 2019

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Peut-on parler de "Photo Brut" ?

, Bernard Perrine

Dans cet article paru dans la revue de l’Académie des Beaux Arts, Bernard Perrine s’interroge sur l’existence d’une photographie brute.

L’intérêt pour les "créations" des aliénés commence à être révélé et décrit par des psychiatres français à la fin du XIXe siècle. Ambroise Tardieu n’hésitera pas à écrire en 1872… « je ne crains pas de dire que l’on rencontrera souvent un intérêt à examiner les dessins et les peintures faites par les fous… » [1]

Au tournant du siècle, ces "créations" graphiques et picturales ne revêtent aucune valeur, ni institutionnelle ni marchande. Seuls les médecins et les spécialistes accordent à ces productions une valeur sémiologique pour tenter de caractériser des pathologies mentales, avec une visée thérapeutique. Quand le docteur Auguste Marie organise un musée au sein de l’asile de Villejuif et des expositions, c’est avec l’idée avancée de rapprocher l’aliéné de l’homme "normal" et de « permettre une lutte peut-être plus efficace contre la loi de 1838 qui ostracise ». Si le mot "art" peut prudemment transparaître à travers ces initiatives, le psychiatre Paul Meunier, plus connu sous le nom de Marcel Réja, l’utilisera dans son premier ouvrage L’art malade : dessins de fous sans en reconnaître toutefois des valeurs dites "artistiques" puisque qualifiées de "grossières". [2]

© Eugène von Bruenchenhein, né en 1910, épouse en 1943 Evline Kalke qu’il rebaptise Marie et photographie jusqu’à sa mort en 1983. Des centaines de portraits dans des décors et dans de nombreux costumes mais aussi nue et dans des poses érotiques.

Comme le souligne Marc Décimo, [3] cette "ouverture trouve cependant un écho parmi les artistes et les écrivains des avant-gardes". C’est en effet l’époque où ils sont en quête de formes nouvelles : arts africains, océaniens, arts qui n’ont pas encore le nom de "premiers"… art des enfants et "art des fous".

La pulsion créatrice de l’hôpital psychiatrique de Saint Alban (Lozère), encouragée dès 1914 par le docteur Maxime Buisson, devient l’emblème d’un "art des aliénés", tout comme dans les années 1920, les travaux et les publications de Walter Morgenthaler sur Adolf Wölfi et ceux de Hans Prinzhorn, défendus par André Breton, n’empêcheront pas Jean Dubuffet d’élargir le concept qu’il désigne en 1945 par "art brut" qu’il qualifiera en 1949 en préface du catalogue L’art Brut préféré aux arts culturels [4] "Nous entendons par là "des productions exécutées par toute personne indemne de culture artistique… peu informée et s’en écartant délibérément … Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe ».

Cet « art [qui] ne vient pas se coucher dans les lits qu’on a faits pour lui » a le mérite de synthétiser des expressions artistiques jusqu’alors disparates : "art des fous", "art médiumnique" des surréalistes, "art psychopathologique" et en général toutes les productions artistiques obsessionnelles et marginales. Mais son "art brut" se veut avant tout iconoclaste envers les canons de l’art institutionnel, d’autre part en la nommant "art", il ghettoïse toute cette imagerie brute. Par réaction contre l’abstraction dominante, il lui donne accès à l’histoire et au marché de l’art.

Sans titre, 2019
© José Manuel Egea, marqueur acrylique sur impression photographique, 28,2 x 20,5 cm. Courtesy galerie Christian Berst

Alors que, comme l’ont montré les expositions des Rencontres d’Arles et de Lausanne [5], Jean Dubuffet fut un grand utilisateur de la photographie en tant qu’outil de référencement dès le début de son activité artistique dans les années 1940 et, comme outil de création au milieu des années 1960, [6] on ne trouve pas de photographies dans sa collection d’Art Brut. Cependant s’il ne l’inclut pas, il ne l’exclut pas non plus. Dans ses Notes pour les fins lettrés (1945) on trouve une sous-note dans laquelle son « plus inventif que le Kodak » a souvent été interprété comme un refus des procédés mécaniques dénués de "pulsion" créative authentique.

En exposant "Life as panoramic" de l’américain Albert Moser au printemps 2012, le galeriste Christian Berst pose clairement la question. [7] Selon André Rouillé, « en introduisant dans la galaxie "art brut" une œuvre atypique par le fait qu’elle repose sur la photographie, elle vient en effet bousculer l’idée largement répandue selon laquelle rien d’artificiel, rien de culturel et bien sûr de mécanique ne devrait intervenir dans les œuvres des dits "artistes bruts". On pourrait donc avoir affaire à une version photographique de "l’art brut", et à une remise en cause de sa supposée "essence manuelle. »

Si la prise de vue photographique est développée et tirée par le photographe du quartier, la réalisation – l’œuvre - obsessionnellement panoramique et construite dans la clandestinité, rejoint les critères de l’altérité mentale. Moser coupe ses tirages et les assemble avec des adhésifs. Peut-être un "exercice cathartique", comme le suggère Philipp March Jones, matérialisant une projection sur le monde d’images mentales, engendrées à la suite de ses années de guerre au Japon de 1946 à 1948.

© Alexandre Lobanov, vers 1960.
Collection Bruno Decharme, présente dans l’exposition Photo/Brut, dans le cadre des Rencontres d’Arles 2019, en collaboration avec abcd et l’American Folk Art Museum, New York.

En novembre 2013, le même Christian Berst montre pour la première fois en France "American Beauty" l’œuvre de l’artiste américain Eugène von Bruenchenhein. Né en 1910, il épouse en 1943 Evline Kalke qu’il rebaptise Marie et photographie jusqu’à sa mort en 1983. Des centaines de portraits dans des décors et dans de nombreux costumes mais aussi, nue et dans des poses érotiques. Découverte après sa mort, son œuvre fut révélée en 2004-05 lors de l’exposition "Create and be recognized, Photography on the edge". Réalisée par John Turner et Deborah Klochko et présentée en 2004 au San Francisco’s Yerba Buena Center for the arts, cette exposition réunissait dix sept "artistes" de "l’outsider photograpy" comme Adolf Wolfli ou Howard Finster… Ces "artistes" utilisent des tirages photographiques, des photographies imprimées, ou des documents découpés ou collés. [8] C’est aussi la première manifestation consacrée à ce que l’on pourrait désigner par "photographie brute" qui vient interroger le concept d’art brut et susciter le débat sur l’évolution de ses limites.

Zdenek Kosek recouvrant de formules ésotériques les images de magazines érotiques "pour conjurer les menaces de l’histoire" ou Horst Ademeit recouvrant de manière obsessionnelle des polaroids, d’écritures et de chiffres, posent également la question de l’existence d’une photographie brute. Tout comme les dessins, signes et écritures sur impressions de José Manuel Egea, fasciné par "le loup garou", [9] exorcisent ce "double monstrueux" qui sommeillerait chez la plupart des humains.

En 2015 Bruno Dubreuil se demandait (dans le web magazine OAI 13), à propos du cas Miroslav Tichy, si la photo pouvait être un art brut, si l’on pouvait parler de "photo brute" ?

En effet, Tichy connaît les arcanes de la photographie et de l’art. Mais il rafistole ses appareils avec des ficelles et des adhésifs, bricole son agrandisseur, enlaidit volontairement ses tirages avec des taches, des rayures, des pliures… Son obsession du voyeurisme est détachée du monde de l’art et comme le souligne Marc Lenot [10] en 2009 dans "L’invention de Miroslav Tichy", le tchèque, révélé par le psychiatre Roman Buxbaum, « apparaît d’abord sans succès dans le milieu de l’art brut, avant d’être plus tard accepté et légitimé dans le cercle de l’art contemporain ».

De celle d’Eugène Atget, révélée par Bérénice Abott, à celle de Jacques-Henri Lartigue révélée par Richard Avedon en passant par celle de Vivian Maier promue en grande partie par le galeriste Howard Greenberg ou celle du policier suisse Arnold Odermatt…, on pourrait citer de nombreuses œuvres révélées à la fin de la vie de ces "artistes" ou après leur décès. Alors, pourquoi la photographie de l’autiste Maier n’est pas considérée comme de la "photo brute" ? Trop professionnelle, pas assez "trash" écrit Bruno Dubreuil.

Trop élaborées aussi les œuvres de Roger Ballen ou de Joel-Peter Witkin ?

On peut dire que depuis une soixantaine d’années, ce dernier est resté fidèle à ses idées de départ : « créer des photographies qui montrent la beauté des personnes marginalisées en les plaçant dans des tableaux qui font références dans l’art… À ses yeux, toutes les personnes sont belles… » À l’aube de ses 80 ans, il a récemment révélé à Catherine Edelman [11] qu’il souffrait de démence et comment celle-ci avait eu des effets sur sa maladie et sur sa vie. Pourquoi il croit à la suprématie de l’imaginaire sur la raison.

Pour Roger Ballen, Asylum of the birds (2014) est un point de rencontre entre humanité et animalité, alors que The Theatre of Appatitions rejoint les profondeurs de sa "psyché" et reflète les limites de son espace mental, où le réel devient imaginaire, « la fiction, où le conscient se confond avec le subconscient, les rêves deviennent réels et le réel devient semblable à un rêve. Il y explore le chaos primordial, qu’il interprète comme l’état naturel de l’homme, marqué par son but inévitable : la mort et le néant ». [12]

Portée par les critiques et les institutions, la photo qui serait dite "brut" appartiendrait donc à une catégorie répondant à des critères spécifiques. Ni vernaculaire, création intellectuelle d’institutionnels en mal de démarcation, ni amateur, liée au souvenir devenu éphémérisable, elle se situe hors des courants artistiques et des pratiques techniques avancées et doit répondre à des obsessions d’origine privée. Cela nous oblige à en exclure des œuvres comme celles de Pierre Molinier ou de Claude Cahun.

Par contre on devrait y inclure Zorro une série de 120 tirages et plaques de verre trouvés dans une boîte par Philippe et Marion. [13] On y voit un homme au fouet et au casque d’aviateur qui se déguise et s’entoure d’accessoires : affiche de Zorro, hélice d’avion, cuissardes en cuir, turban… Au fil des années, l’homme s’éclipse pour laisser place à des natures mortes en couleur enserrant fouet et cuissardes. Qui est-il, qu’est-il devenu ?

On retrouverait les mêmes problématiques et les mêmes interrogations dans la collection Photo / Brut réunie par Bruno Decharme & Compagnie. [14] Adossé à abcd (art brut connaissance & diffusion), pôle de recherche sur l’art brut, il a réuni plus de trois cents photographies regroupant quarante cinq artistes autour de quatre grands thèmes : "Affaires privées", "Anonymes", "Reformater le monde" et "Performer ou un autre Je".

Il n’y a pas plus de photo brute que de peinture ou de sculpture brute, des catégories qui appartiennent au monde spécialisé de l’art et à son marché. C’est ainsi que pour Chritian Berst, [15] "en l’état, l’art brut rassemblerait donc les œuvres produites hors des sentiers battus par des personnalités vivant dans l’altérité mentale ou sociale et cherchant – souvent dans le secret, la plupart du temps pour leur propre usage – à matérialiser leur mythologie individuelle. Et si nous sommes capables de reconnaître et d’aimer ces productions, c’est simplement le signe qu’elles confinent à l’universel."

Notes

[1Ambroise Tardieu, Étude médico-légale sur la folie, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1872, p. 610.

[2Marcel Réja, L’Art chez les fous, le dessin, la prose, la poésie, Paris, Mercure de France, 1907, p. 19.

[3Marc Décimo, « De l’art des fous à l’Art brut et ses extensions : une histoire de la réception », Critique d’art [En ligne], 48 | Printemps/été 2017, mis en ligne le 15 mai 2018

[4Jean Dubuffet, L’art Brut préféré aux arts culturels, Paris Galerie René Drouin 1949, 52 pages.

[5Jean Dubuffet "L’outil photographique" Exposition coproduite par la fondation Dubuffet, le Musée de l’Élysée, les Rencontres d’Arles avec la participation de la Collection de l’Art Brut, Lausanne. Catalogue Photosynthèses 2017.

[6Son exposition Édifices en1968 montre des photomontages intégrant ses créations architecturales dans l’espace public tandis qu’à partir des années 1970 ses expositions seront souvent accompagnées de projections multi-écrans.

[7"Photographie et art brut, sortir des clichés" débat organisé en 2012 parallèlement à l’exposition d’Albert Moser à la galerie Christian Berst avec Marc Lenot, André Rouillé et Christian Caujolle.

[8Create and Be Recognised : Photography on the Edge. Catalogue de l’exposition Chronicle Books Septembre 2004 156 pages

[9José Manuel Egea : lycanthropos #2 Catalogue bilingue de 212 pages. Avant-propos de Christian Berst, textes de Graciela Garcia et Bruno Dubreuil. Éd. Christian Berst art brut Paris 2019.

[10Marc Lenot, "L’invention de Miroslav Tichy", Études photographiques N°23 Mai 2009

[11À l’âge de six ans, Witkin est témoin d’un accident de voiture qui influencera sa création : la tête coupée d’une fillette roule à ses pieds.

[12Jasna Jernejsek. Galerija Fotografija 2019

[13Philippe et Marion, galerie Lumière des roses à Montreuil, Catalogue 2018, 70 pages avec un texte de François Cheval.

[14PHOTO/BRUT collection Bruno Decharme & compagnie, Publication éditée par Flammarion et abcd accompagnant l’exposition. 322 pages
 format 28×24 cm, 
400 reproductions. 
Entretien avec le collectionneur Bruno Decharme par Paula Aisemberg, textes de Sam Stourdzé 
et de Michel Thévoz. Un essai sur les 4 thèmes : "Affaires privées" par Brian Wallis 
"Reformater le monde" par Camille Paulhan, " Performer, ou un autre je" par Valérie Rousseau, 
"Conjurer le réel" par Barbara Safarova . 53 notices.

[15BeauxArts, "Qu’est-ce que l’art brut ? On a posé la question à 3 spécialistes par Marie-Charlotte Burat, 24 septembre 2015.